João Pedro Rodrigues

La Vierge des Travelos

par ,
le 30 novembre 2016

La rétrospective de l’œuvre de João Pedro Rodrigues qui s’ouvre ces jours-ci au Centre Pompidou (du 25 novembre au 18 décembre) va peut-être enfin permettre de considérer le cinéaste portugais à sa juste mesure : comme l’un des plus grands inventeurs de forme de ce début de siècle, qui a sa place aux côtés de son compatriote Pedro Costa et du dernier Manoel de Oliveira, de Tsai Ming-liang et d’Apichatpong Weerasethakul, de Gus Van Sant et de David Cronenberg, de Nobuhiro Suwa et d’Alexandre Sokourov.

À côté de l’œuvre protéiforme qu’il a signée avec son compagnon João Rui Guerra da Mata, Rodrigues est l’auteur de trois grands drames charnels qui, à cinq ans de distance les uns des autres, ont scandé les années 2000 par leur intensité plastique, physique et émotionnelle : O Fantasma, Odete et Mourir comme un homme. Il n’est pas facile d’expliquer le rejet ou l’indifférence polie qu’ils ont suscités chez une grande partie de la cinéphilie française traditionnelle, sinon par l’idée que beaucoup n’étaient pas prêts à vivre la métamorphose à laquelle les trois films les invitaient secrètement : à accepter qu’il y eût en eux une chienne, une folle, une reine.

Le nouveau film du cinéaste, L’Ornithologue, qui sort le 29 novembre, n’est pas là pour mettre tout le monde d’accord. Alors que son cinéma continue à se métamorphoser, j’ai voulu m’entretenir de nouveau avec João Pedro Rodrigues sur la manière dont quelques-unes de ses inventions plastiques les plus folles puisaient dans le grand imagier de la peinture occidentale.

C’est, au fond, une hypothèse que j’ai énoncée ailleurs (voir « Le peuple des images et les communautés de cœur. Une impolitique du cinéma ») que j’ai tenté de confronter à la parole du cinéaste : l’idée que les communautés marginales de son cinéma, communautés éphémères et précaires de pédés, de trans et de junkies, se lèveraient toujours par la grâce d’un geste qui puise paradoxalement dans le fonds anthropologique, culturel et fantasmatique du christianisme, à partir du souvenir de la peinture renaissante. Mais João Pedro Rodrigues ne tient pourtant pas trop à ce que je lui parle des baisers ensanglantés qui ponctuent ses films, comme si je venais avec indiscrétion fouiller sous la peau de son œuvre et taquiner son inconscient. Il n’en a pas moins parlé avec générosité et franchise de son amour de la peinture qui remonte à son enfance.

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Débordements : J’aimerais commencer par reparler avec toi du dernier plan de Mourir comme un homme – l’un des plus beaux de l’histoire du cinéma, selon moi…

João Pedro Rodrigues : Merci ! Ça a pourtant été un enfer à tourner, ce plan. On y a passé deux jours, le mouvement était si compliqué à réaliser que je pensais que la scène était complètement ratée. C’est en découvrant les rushes que je me suis dit qu’il y avait peut-être quelque chose, quand même…

D. : Quand on s’était rencontrés, il y a six ans, à la sortie du film, tu m’avais dit avoir pensé à L’Assomption de la Vierge du Titien. Cela signifie que tu t’inspires directement du tableau pour ta mise en scène ?

JPR : Non, j’ai pensé au Titien après, en voyant le plan, pas en le faisant. L’Assomption, c’est une peinture que je connaissais depuis longtemps, qui était en moi. Je l’avais découverte à dix-huit ans – pour fêter la fin de mon lycée, mon père m’avait offert un voyage à Venise, où j’étais parti seul. J’aime beaucoup le fait que pour décrire un événement transcendant, le peintre doit quand même en passer par peindre un corps, un vrai corps, quand bien même c’est un corps qui s’envole ! Mais je n’ai pas voulu citer le tableau – je ne fais jamais de citations, contrairement à Peter Greenaway, ou à ce magnifique film de Godard, Passion, où les reconstitutions sont d’ailleurs toutes volontairement ratées, montrées comme impossibles. Ce qui m’intéresse dans la peinture, c’est cette possibilité de raconter toute une histoire, toute une vie avec une seule image.

D. : Tu as toujours aimé la peinture ? Ça te vient d’où ? À Lisbonne, il n’y a pas de grand musée.

JPR : C’est ma mère qui m’a amené très tôt au musée. C’étaient d’abord les départements d’archéologie qui m’attiraient, les Égyptiens, les Assyriens… À Lisbonne, il y a beaucoup de peinture portugaise, qui est une peinture un peu provinciale, dans l’ombre de la peinture espagnole. J’aime bien une peintre, qui s’appelle Josefa de Óbidos, mais son travail est inspiré de Zurbarán. À Lisbonne il y a quelques beaux tableaux, une Flagellation, un Christ avec sa couronne d’épines…Mais très vite j’ai pu aller à Madrid, au Prado.

D. : Revenons à la fin de Mourir comme un homme : en tournant la scène, tu penses quand même à une Assomption ?

JPR : Oui, bien sûr, Tonia est en rouge et en bleu, selon l’iconographie traditionnelle de la Vierge, ce n’est pas un hasard. Mais c’est le lieu – le Cimetière des Plaisirs ! – qui me donne la scénographie du plan, l’idée de placer Tonia en haut de ce mur d’urnes funéraires, et de descendre vers le Pont du 25 avril, qui fait le lien entre les règnes, entre le monde des morts et des vivants, un peu comme le pont de Nosferatu, de Murnau.

D. : Et Tonia est là deux fois, en gloire là-haut et en homme en bas, dans le cercueil. C’est comme si tu lui permettais de ne pas résoudre son dilemme, à jamais suspendu. Et que tu lui offrais la possibilité d’être une Vierge à la fois sublime et camp, un peu comme ces madones un peu kitchs dont elle s’entoure.

JPR : Oui, c’est la Vierge des Travelos ! (Rires) Pour moi c’est important de ne pas gommer les contradictions des êtres. Les libertins sont parfois très puritains. Et Tonia, elle, est très religieuse.

D. : Venons-en à ton nouveau film, L’Ornithologue. Il y a quelques temps, je t’avais donné à lire un texte[11] [11] Voir « Toucher la plaie. Tactilité de la visualité chrétienne de L’Incrédulité de Saint Thomas du Caravage à Mourir comme un homme de João Pedro Rodrigues ». où je comparais la scène du baiser de Tonia sur la plaie de Jenny, dans les coulisses de la boîte où elles se produisent, à L’Incrédulité de Saint Thomas du Caravage. Tu m’avais dit que tu n’y avais pas du tout pensé – mais que le tableau était très important pour le nouveau long-métrage que tu préparais.

D. : Ah bon ? Je ne me souviens plus exactement du rôle qu’a pu avoir ce tableau…

D. : La petite déchirure du pull marron de Jésus, enfilé ensuite par l’ornithologue, et qui l’accuse auprès de Thomas, ce n’est pas une citation directe de la déchirure sur l’épaule de Saint Thomas dans la toile du Caravage ?

JPR : La déchirure… Je ne me souviens plus d’où elle vient, à vrai dire. Enfin, si, des ronces de la forêt ! (Rires)

D. : Et ce baiser sur la plaie, dans Mourir comme un homme ? L’acte était mystérieux : Tonia embrasse sa rivale, son raison apparente… Puis elle regarde dans notre direction, en marquant une pause – ce regard a donné l’affiche du film, d’ailleurs. On dirait que tu as multiplié ces baisers dans L’Ornithologue ?

JPR : Je ne saurais pas trop dire le lien entre les deux films. Quand je commence un nouveau film, j’essaie de ne plus penser au passé, d’inventer tout à fait autre chose… Dans L’Ornithologue, je suis parti du fait que Thomas, en araméen, cela signifie jumeau, pour imaginer deux frères, Thomas et Jésus, qui seraient comme des doubles. Leur rencontre avec l’ornithologue, qui est une réinvention de Saint Antoine à partir de ma mythologie, est à chaque fois violente et érotique, jusqu’à ce très gros plan du doigt dans la plaie, qui est bien sûr une pénétration…

D.: On retrouve ces plaies qu’on touche ou qu’on embrasse dans ton cinéma depuis le tout début, dès Parabéns !. Dans O Fantasma, Sergio embrasse au sang son amie ; et dans Odete, l’héroïne touche la cicatrice encore vive de Rui qui s’est scarifié. Dans L’Ornithologue, il y a ce premier baiser entre les deux Chinoises, qui semblent parodier les autres baisers ensanglantés de ton cinéma. On dirait que ces baisers changent de sens selon les films : vampirique dans O Fantasma, gothique dans Odete, mystique dans Mourir comme un homme, fantastiques ou ironiques dans L’Ornithologue

JPR : Oui, dans Odete, il y avait quelque chose de gothique, lié au cimetière où beaucoup de scènes ont lieu. Ça vient des Hauts de Hurlevent, mais aussi des poètes symbolistes, de Gottfried Benn…Dans L’Ornithologue, j’ai plutôt essayé de constituer une martyrologie. Quand la peinture raconte une histoire en une seule image, parfois elle résume même toute une vie entière. L’image d’un martyr, dans la peinture, c’est toute sa vie qui est racontée par sa mort. J’aime beaucoup l’iconographie des martyrs chrétiens – par exemple le martyr de cette sainte qui présente sur un plat les seins qu’on lui a coupés (Sainte Agathe, ndr).

D. : La scène où l’on découvre Paul Hamy ligoté, les testicules serrés et écartés de son sexe en érection, c’est ton Saint Sébastien érotique ?

JPR : J’aime beaucoup les Saint Sébastien de Mantegna, pour leur corps terrien, rocailleux. Mais à l’origine, je voulais que Paul soit suspendu en l’air. J’ai pris sa place pour les essais, que j’ai menés avec une amie spécialiste de bondage. Il s’est avéré que la suspension en l’air était trop douloureuse sur le long terme pour que Paul puisse tourner toutes les scènes prévues. C’est ainsi que sa posture a fini par ressembler davantage à celle d’un Saint Sébastien.

D. : Et ce crâne qu’on retrouve à la fin du film, ça vient des Saints François de Zurbarán ?

JPR : Oui, ou de la Madeleine de Georges de la Tour.

D. : Et cet égorgement si sanguinolent de toi en Saint Antoine, sur fond rose et bleu, à la fin de L’Ornithologue, c’est ton martyr ?

JPR : Oui – avec la forme de mon visage, je trouve que ça fait tout de suite penser à du Greco !

D. : Je me trompe si je dis que tu as une prédilection pour la peinture baroque, pour les grands ténébristes du XVIIe ?

JPR : C’est vrai…mais j’aime aussi beaucoup certains primitifs, comme Piero della Francesca, ou des maniéristes, ou des peintres plus récents.

D. : Tu montres des tableaux à ton chef-opérateur, Rui Poças, quand tu prépares le tournage ?

JPR : Oui. Pour O Fantasma, j’avais montré des tableaux de Degas et de Bonnard.

D. : Leurs tonalités pastel ou leurs couleurs vives peuvent paraître très éloignées de cette nuit profonde dans laquelle le film nous plonge.

JPR : Oui, mais c’était pour autre chose, pour un certain sentiment d’intimité qui émane de leur toile. Bonnard ne cesse de peindre sa femme à la maison, tous deux peignent des scènes de toilette, de bain… Et puis ce qui m’intéressait chez Degas, c’était la manière dont il saisit des postures inhabituelles, dont il modèle le corps de ses danseuses, jusqu’à les tordre comme si c’étaient des corps-mutants. C’est très violent – encore toute une martyrologie !

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Entretien réalisé à Paris le 22 novembre 2016.

Images : L'Ornithologue (João Pedro Rodrigues, 2016) / La Madeleine réconfortée par les anges, Josefa de Óbidos, 1679, Huile sur cuivre - 34 x 42 cm, Paris, Musée du Louvre.