Latitude 36°49′08″ Nord, Longitude 10°09′56″ Est. 23 mètres au-dessus du niveau de la mer. A 1 740 km de Paris, 2 175 du Caire, 2 931 de Bamako. Tunis, capitale méditerranéenne, carrefour d’influences. C’est sur cette plaque tournante aux origines et aux formes multiples que se déroule depuis 1966 l’un des plus importants festivals de cinéma du continent africain et du monde arabe, les Journées Cinématographiques de Carthage. Double est ainsi la référence identitaire que son créateur Tahar Cheriaa a voulu donner au festival, dont l’ambition est de promouvoir et diffuser les films africains et arabes, presque invisibles à l’international et assez méconnus des Arabes et Africains eux-mêmes, en dehors des grandes productions égyptiennes et des séries télévisées. Arabe et africaine fut la 26ème édition, du 21 au 28 novembre 2015, suivant la ligne de conduite impulsée par Cheriaa, dont le visage côtoyait celui du Sénégalais Ousmane Sembène sur les affiches qui, elles aussi, affirmaient cette double identité. Arabe et africaine fut la programmation des différentes compétitions, orchestrée par Ibrahim Letaief et une équipe renouvelée chaque année, en l’absence d’un bureau permanent. Néanmoins, à côté des films candidats pour le Tanit d’or, le prix « ciné-promesses », celui de la meilleure première œuvre ou encore du meilleur documentaire, de nombreuses séances ouvraient les horizons avec une rétrospective consacrée à Manoel de Oliveira, un hommage aux cinémas argentin et italien, et la diffusion des dernières crèmes du cinéma chinois ou français avec une catégorie « cinémas du monde », reprenant la programmation des grands festivals internationaux les plus récents. Plus de 300 films donc, pour un festival ramassé sur sept jours et une dizaine de salles. Intense fut par conséquent l’activité cinéphilique des festivaliers. Il s’agissait pour chacun d’optimiser son temps avant le couvre-feu imposé suite à l’attentat du 24 novembre et de jouer des coudes pour entrer dans les salles, toujours combles. Quels que soient le film et la séance, cette semaine-là les sièges trop souvent vides des vieilles salles du Colisée, de l’ABC ou du Rio ont accueilli plus de monde que toutes les autres semaines de l’année réunies. Si les foules se sont pressées pour découvrir sur grand écran des films à succès comme la dernière palme d’or, le dernier Woody Allen, ou pour assister à l’unique séance arabe du polémique et censuré Much Loved de Nabil Ayouch, quitte à payer sa place 15 dinars au lieu de 1,5, les salles ne désemplissaient pas non plus pour des films de cinéastes peu connus ou des premières œuvres. Aussi, le festival a su donner sa chance et son public à de nombreuses perles qui sans lui se seraient probablement perdues dans les méandres épineux des circuits de distribution.
L’originalité du festival, ou du moins l’une de ses spécificités, est donc d’aligner sur une même grille des films plus ou moins aboutis, plus ou moins consensuels, plus ou moins accessibles. Ainsi, la compétition principale, celle des longs-métrages, fait se côtoyer des objets incroyablement différents. A titre d’exemple, l’illustre Souleymane Cissé, auteur de dizaines de films dont une palme d’or, rivalise avec le tunisien Fares Nanaa qui conquiert la prestigieuse sélection dès son premier film, ou encore avec le déjà largement renommé Merzak Allouache.
Du premier a été retenu un film hybride, catégorisé « fiction » par le festival mais relevant plutôt du documentaire, l’étrange O ka, présenté en séance spéciale à Cannes. Ses images sont les briques d’une maison que Cissé, bâtisseur-monteur, construit autant qu’il la raconte. Une maison familiale lourde de souvenirs, de regrets et d’amertume, que l’on découvre avec peine au travers de longues séquences menées par le flot de doléances que les sœurs expropriées lâchent à une caméra thérapeutique. Le film mêle plans oniriques lourds de symbolisme comme ce travelling surexposé suivant les déambulations d’un enfant dans les couloirs de la maison, apparition fantomatique et récurrente qui hante le lieu comme l’esprit du spectateur, scènes épurées car explicatives où sont énumérées avec précision les différentes étapes du contentieux autour de ladite demeure, et séquences frontalières où mise en scène et reconstitution réveillent un passé douloureux et bien réel à travers des détours fictionnels. C’est avec ce qu’il sait faire de mieux, du cinéma, que Cissé accomplit ce qui semble une psychanalyse individuelle ou une thérapie familiale, en utilisant le médium comme exutoire de condensations visuelles, libérateur de refoulé, mécanisme de défense. Enigmatique et insoumis, à l’image du cinéma de Cissé, O ka est un objet intime qui se laisse difficilement apprivoiser, au risque de maintenir à distance un spectateur pudique.
Si, avec O ka, la programmation a rendu hommage au premier africain palmé à Cannes, elle a aussi accordé sa confiance à de jeunes talents, tissant à travers cette compétition officielle un fil intergénérationnel affirmant qu’après le succès des grands maîtres, d’autres énergies sont prêtes à prendre la relève. Eclectique, le reste de la compétition officielle oscille entre inventions radicales, ruptures, propositions audacieuses, et des formes plutôt classiques et peu novatrices héritées d’influences plus canoniques.
Ainsi, Le puits de l’Algérien Lofti Bouhouchi mêle un sujet majeur quoiqu’un peu délaissé de la cinématographie arabe, la guerre d’indépendance, et les codes des grands drames hollywoodiens associant moyens techniques colossaux, sentimentalisme larmoyant et une certaine dose de manichéisme. Un village du sud de l’Algérie est encerclé par des soldats français qui, croyant à tort que des fellagas s’y trouvent, décident d’assoiffer les villageois jusqu’à ce qu’ils dénoncent les supposés résistants cachés. Certes émouvant, le film s’empêtre dans ses tentatives de faire de ces innocents des victimes au courage glorieux, malgré quelques scènes plus subtiles où l’ironie et la fraîcheur des attitudes enfantines viennent nuancer cette fresque édifiante et consensuelle.
Aussi, nous retiendrons surtout les films qui ont su proposer des récits et des formes plus étonnantes et qui confirment le dynamisme artistique contemporain du continent. Le Rwandais Kivu Ruhorahoza présentait Things of the Aimless Wanderer, un film au scénario complètement éclaté voire antinarratif qui rappelle le malickien The Tree of Life, notamment par l’usage de la voix-off et des longs plans d’errance dans une nature indisciplinée. Difficile à résumer ou décrire tant l’objet est original, nous pourrions tenter d’avancer qu’il s’agit du récit à la première personne d’un explorateur blanc qui, sur le mode du souvenir, imagine ce qui aurait pu arriver à une jeune sud-africaine noire qu’il a rencontrée et qui a disparu. Fragmentaire, lacunaire, évanescent, le film est un collage brumeux aux allures de palimpseste où l’image et le son se désolidarisent comme s’ils se fuyaient, nous laissant presque hypnotisés par ce qui ressemble à la fusion d’un morceau de mémoire arrachée et d’un fantasme délirant. Prudente, délicate et poétique manière d’approcher la complexe question du regard de l’étranger (« wazungu » en bantou) sur l’autochtone, entre curiosité et désir, avec tout ce que ces deux termes ont de problématique. Ce voyage audiovisuel dans l’inconscient politique, d’une inanité assumée par le titre, résonne (peut-être par hasard) avec celui de Cissé évoqué ci-dessus. C’est en tout cas dans cette résonnance que peut se confirmer l’idée enthousiasmante d’un dialogue entre générations au sein de la programmation.
Encore plus explicitement politique, tout aussi audacieux mais sûrement un peu plus accessible est le film des frères Nasser, Dégradé. Les deux Palestiniens ont choisi de tourner et produire leur film à Gaza, leur ville natale, dans laquelle ils ont toujours vécu et travaillé. Transformant leur manque de moyens en outil dramatique, les auteurs réussissent à tenir un récit de 83 minutes au rythme soutenu dans le huis clos d’un petit salon de beauté. Microcosme féminin, haut-lieu de l’intime où les corps se dévoilent et les langues se délient, le salon revêt avec la caméra une fonction spéculaire : les nombreux miroirs dans lesquels les femmes mirent tantôt leur beauté ou leur vieillesse à venir, les sillons creusés sur leurs fronts par la peur des bombes, tantôt leurs congénères par des regards en biais, deviennent les miroirs grossissants de la société gazaouie, représentée par des personnages-types sans stéréotypes qui dépassent largement leur condition féminine : la religieuse, la divorcée, la rebelle, l’immigrée… Femmes certes, elles sont aussi et surtout des individus qui mènent leur barque tant bien que mal sur la rivière impétueuse qu’est la situation géopolitique dans laquelle elles se trouvent et dont les variations du courant restent hors de leur portée. Leur impuissance, renforcée par leur situation d’enfermement fortuit (les portes sont brusquement fermées et la lumière coupée à cause de tensions entre le Hamas et une autre milice locale au-dehors), fait d’elles des innocentes plus que des victimes. Les bombardements et conflits armés restent le hors-champ d’un récit qui laisse entendre le cœur battant de ceux qui vivent avec. « La vie continue », disait Tarzan Nasser en introduction de son film lors de la projection du 25 novembre, le lendemain des attentats de Tunis visant la garde nationale. Et c’est cette force vitale, antithèse du pathétique évoqué plus haut à propos du Puits, pleine d’humour et d’ironie, qu’il dit avoir voulu mettre en forme après un épisode marquant qu’il raconta ce jour-là au public de Tunis et que je tenterai de restituer dans une traduction approximative. « Loin de Gaza, j’étais inquiet pour ma mère qui s’y trouvait encore pendant la guerre de 2014. Je l’ai appelée via skype et l’ai entendue suffoquer. Derrière, des explosions. Je lui demande pourquoi elle respire si mal, mort d’inquiétude. Elle me répond « Je viens de passer le balais dans les escaliers ». La vie continue…». Un vent frais semble souffler sur le cinéma palestinien, qui de plus en plus se détache de la lutte antisioniste pour arracher des tranches de vie à cet arrière-plan politique qui porte en lui le danger de l’essentialisation. Malheureusement et étonnamment non primé, l’on peut toutefois espérer un certain avenir pour ce film qui avait déjà été remarqué à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes.
Côté documentaires, un engouement largement partagé a entouré deux des films primés : Homeland, Irak année zéro de Abbas Fahdel et Fi rassi rond-point (Dans ma tête un rond-point) de Hassen Ferhani, dont le succès en salles françaises est attendu. Sûrement beaucoup moins visible, le jordanien The Council, de Yahya Al Abdallah, adopte également le procédé du microcosme comme prisme pour observer une société, celui de l’école UNRWA au sein de laquelle sont organisées des élections de délégués. Le franc-parler des enfants et la circonscription de la situation rendent évidents les enjeux et limites du processus démocratique : la corruption est manifeste quand une petite fille distribue des bonbons pendant sa campagne, la soif de pouvoir flagrante lorsque le programme présenté n’est qu’un vague « votez pour moi, je résoudrai vos problèmes ». Plus confident que témoin, le réalisateur semble s’être mis avec sincérité à la hauteur de ses sujets, ne présentant jamais comme dérisoires leurs préoccupations. En laissant se déployer des personnages investis dans des combats conjoncturels sur un temps relativement long, comme ce garçon qui s’affronte aux méandres kafkaïens de l’administration pour exiger le traitement des déchets de son école, ou ce groupe de jeunes filles qui font courageusement face aux interdits du cheikh afin de mettre en œuvre leur projet de spectacle chorégraphique, le film sublime les détours inconsciemment subversifs opérés par ces figures de l’énergie juvénile pour faire craqueler les parois finalement fragiles des rapports de domination. C’est donc par un biais fondamentalement positif que le film dénonce en creux les obstacles auxquels se heurtent les élans individuels et collectifs. Les enfants, socialement dépendants, sont ici montrés comme acteurs et moteurs, agissant plutôt que subissant.
C’est finalement la démarche exactement inverse d’A peine j’ouvre les yeux, le premier film largement applaudi de la tunisienne Leyla Bouzid, Tanit de Bronze, primé également. Celui-ci déplore les trois strates d’une entreprise conjointe de sapement de l’énergie rebelle de la jeunesse. Son héroïne, Farah, subit plus qu’elle ne transgresse les étaux oppressifs de sa famille, du patriarcat et du système politique liberticide de la dictature. Le film cependant lui rend justice par la forme, grâce à des séquences emmenées, valorisées par un montage offensif, où le personnage conquiert vengeance et liberté au travers du corps de son actrice, outil d’une lutte physique et sensible du sujet affirmant son existence au monde. Notamment lors des scènes de concert ou lorsque Farah chante, danse, crie, le médium cinématographique se fait le parfait adjuvant d’une stratégie charnelle où la voix et le corps, le son et l’image, sont les recours insubmersibles de l’être social brimé.
Finalement, des liens se tissent entre les films qui dépassent la commune appartenance géo-culturelle que souligne le festival. Un thème ou enjeu commun se dessine peut-être, celui de la négociation avec les rapports de pouvoir, qu’ils soient de genres, de classes, religieux ou culturels. Celle-ci semble en effet être le pivot de nombreux autres films, notamment ceux qui ont conquis le jury : à titre d’exemple L’orchestre des aveugles de Mohammed Mouftakir, qui a obtenu le Tanit d’or, interroge la monarchie et les rapports hommes-femmes, Much Loved (prix du jury) de Nabil Ayouch, met en lumière des personnages qu’on préfère cacher, les prostituées, enfin le Tanit d’argent The endless river de Olivier Hermanus, pointe discrètement les contradictions du système judiciaire sud-africain et la persistance des inégalités « raciales ».