Le .gif (prononcé “jiffe”) fait rire, surtout quand on en choisit un au hasard pour réagir au fil d’une conversation. Mais il a d’autres vertus – et en particulier, il éduque et il forme, qu’on le veuille ou non, l’œil des gens qui se retrouvent grâce à lui plus sensibles qu’avant aux infimes variations des images. A le regarder trois ou quatre fois, d’ailleurs, ce .gif envoyé au hasard trouve sa valeur dans le mouvement d’un sourcil, le haussement d’une commissure, un léger contre-temps dans le battement des paupières, un presque rien qui en fait tout le sel.
Le .gif donne de l’épaisseur aux détails : et en retour, le cinéma s’en retrouve envahi, à l’heure où les films sont tantôt générés par une armada d’animateurs chargés de peaufiner les détails, justement, tantôt filmés à l’aide de caméras numériques si sensibles qu’elles révèlent les plus petites imperfections des peaux cadrées de près, les plus ténues des variations de lumière dans les scènes tournées au milieu de l’obscurité.
A l’époque où le cinéma prenait de la place, chaque plan se devait de rapporter un minimum d’événements susceptibles d’amortir la matière investie. Aujourd’hui, non : plus besoin de macro-événement pour justifier l’ouverture de l’objectif. Un rien suffit. Non seulement un rien suffit, mais il est même possible de découvrir a posteriori ce qui fait la valeur d’un plan : de nombreux .gif semblent insignifiants de prime abord, et révèlent leur complexité au fil des visionnages – ce qui est l’affaire de quelques secondes le plus souvent.
Cette pulsion consistant à revoir en boucle les images est ancienne. Sur certains téléphones portables, les vidéos reprennent aussitôt leur lecture achevée ; l’autre jour ma nièce de trois ans, regardant un clip de cinq secondes d’un chaton sautant sur son aînée, continua de contempler l’écran bien au-delà de la septième ou huitième diffusion du clip. Et combien de fois n’avons-nous pas regardé nos films préférés à l’époque de la VHS jusqu’à en abîmer la bande ? Le rembobinage était laborieux mais la pulsion était la même : presser l’image jusqu’à en extraire son dernier détail, tout voir, tout boire ; sans parler des praxinoscopes et autres zootropes, dispositifs optiques circulaires conçus pour fonctionner en boucle.
Les .gifs deviennent ainsi les remorqueurs de ces engins que sont les blockbusters à effets spéciaux réalisés depuis quelques années : si la majeure partie du public voyage sur le plus gros véhicule, le film, ce sont les plus petits qui l’entourent qui l’accompagneront à bon port. Indépendamment de sa valeur au sein de l’histoire du cinéma, le dernier King Kong, sorti en mars 2017, est de ces films dont l’intérêt se trouve démultiplié une fois qu’on en découvre, par exemple, au détour des .gifs qu’en ont tiré les animateurs d’ILM dans les bonus destinés à leur chaîne YouTube, les monstres de synthèse déshabillés couche par couche, lumière, poussière, boue, pilosité, peau, chair…
(Notons qu’il existe une autre manière de construire une image en y empilant, en y superposant des couches de détail : c’est par exemple la méthode de Jean-Pierre Jeunet dans Un Long Dimanche de Fiançailles, qui recréa le Paris de 1918 en filmant différentes saynètes très courtes, qu’il assembla au sein d’un plan plus large traversé par l’action principale ; et de dizaines d’autres réalisateurs par la suite, en passant par Fincher dans Social Network ou Miller dans Mad Max Fury Road).
A la fin des années 70, le public exigeait de Star Wars des maquettes plus détaillées que jamais : les caméras avaient atteint un degré de précision qui n’aurait rien pardonné à des ouvrages grossiers. Le même phénomène se produit aujourd’hui, mais côté temporalité : les caméras étant capables de ralentis extrêmes, les événements se doivent eux aussi de se démultiplier pour remplir le temps, et l’attention accrue de spectateurs.
Le premier film de cette ère à mettre en scène la fascination humaine pour l’image sérielle pourrait être Minority Report, dans lequel le détective du futur joué par Tom Cruise doit analyser, en les jouant dans un sens puis dans l’autre, les brèves images générés par des oracles dans leur bassin sacré. A force d’être rediffusées, ces visions deviennent de véritables .gifs à clé, jusqu’à leur réagencement épiphanique dans l’ordre narratif – la scène de crime finale.
A l’instar de Tom Cruise, la critique se délecte des .gifs, mais un peu à contretemps : impossible, à moins de n’analyser que les plans divulgués par les bande-annonces, d’intégrer à un texte sur un film venant de sortir la boucle des plans les plus révélateurs. Les critiques en ligne sont encore le plus souvent dénuées d’images animées : on y trouvera des images fixes ou des vidéos YouTube avec un début et une fin (à l’exception des newsletters circulant par le truchement des boîtes mails, qui ont tendance à s’y mettre).
C’est ainsi un .gif qui contribua à étoffer le petit scandale de l’image de Claudia Cardinale retouchée sur l’affiche du dernier festival de Cannes : la répétition des deux images, l’originale et la retouchée, produisit un effet de rémanence qui révéla ce que ces retouches avaient de cosmétiques, d’inutiles, et d’idéologiques. La critique de cinéma profite du .gif : à l’époque de Pearl Harbor en 2001, j’avais amèrement regretté de ne pouvoir sampler et diffuser en boucle un travelling ascendant circulaire achevé par des tremblements dus à une bombe. La mise en place technique nécessaire à un tel effet n’était probablement pas anodine (on ne fait pas trembler une caméra montée sur une grue aussi facilement que cela), mais le tremblement, contribuant à l’ultra-réalisme de la scène, ne durait qu’une demi-seconde à la fin d’un plan, et peu de gens l’avaient vu.
Il fallut le DVD, et la possibilité de revoir cette séquence de cinéma martial en boucle, pour retrouver le tremblement et mieux l’apprécier. Comme dans le cas du thaumatrope, ce médaillon archaïque avec des barreaux d’un côté et un oiseau de l’autre, l’image d’aujourd’hui se construit en plusieurs visionnages se sur-imprimant les uns sur les autres : certains plans sont si complexes qu’ils sont incomplets s’ils ne sont vus qu’une seule fois. C’est d’ailleurs peut-être l’une des raisons de la saturation du cinéma hollywoodien en personnages : d’Avengers à Justice League en passant par Fast&Furious 8, la démultiplication des personnages principaux sert à remplir les plans larges de micro-événements, de micro-arcs narratifs, voués à être pressentis lors de la découverte du film, puis assimilés au fil de visionnages plus détaillés.
Cela donne surtout des films comme Pacific Rim de Guillermo del Toro, dont l’intérêt entier réside dans la minutie avec laquelle ont été animés les détails, des milliers de pièces mécaniques constituant les robots aux milliers d’écailles renvoyant la lumière et les vagues des monstres attaquant les mégalopoles. A priori, Pacific Rim ne raconte pas grand chose ; à un niveau macro, on n’y verra jamais que des monstres combattant des robots, ou alors, en se rapprochant un peu, une histoire de deuil enchevêtrée dans un récit de destruction des villes et de reconstruction des gens.
C’est qu’il faut s’approcher un peu plus du film pour en distinguer le vrai scénario : comme l’indique ce poing de robot plongé dans un immeuble venant buter délicatement contre un pendule de Newton, ou ce pied butant sur une bitte d’amarrage d’où s’envole un petit goéland, les événements ne sont pas seulement à chercher du côté des plans larges – dans le combat homérique des titans –, mais dans les détails, les micro-événements, qui se produisent même en dehors des moments où la caméra s’attarde sur eux, comme dans les deux exemples que je viens de citer. Sachant que Guillermo del Toro insista pour que les vagues de son Pacifique soient animées à la main et non confiées à des simulations 3D, on peut imaginer que l’océan de Pacific Rim, une fois converti en .gifs, pourrait se parer des mêmes vertus hypnotiques que la première vague filmée par Etienne-Jules Marey en 1891 (et devenue depuis un .gif parfait).
Jeux de lumière, mouvements de fluides, courbes et dynamiques, les détails d’un tel film sont d’autant plus importants qu’un organe aussi insignifiant qu’un doigt, par exemple, y mesure plusieurs mètres. A une époque, on regardait les cascades qu’une équipe entière avait mises au point pendant des heures ; aujourd’hui, on regarde une image de synthèse, un immense démon piétinant une avenue de Hong Kong, également mise au point pendant des heures par une équipe peut-être plus étendue encore que dans le cas de la cascade. “Il y a un programme derrière chaque chose“, disait un des personnages de Matrix pour expliquer comment fonctionnait la simulation de monde réel que découvrait le héros. Il y a un .gif artist derrière chaque détail, pourrait-on presque dire des films hyper-numériques d’aujourd’hui ; un compositeur chargé de s’assurer du déroulement parfait du détail qui lui a été attribué.
C’est ce qui justifie peut-être la vogue du plan-séquence aux alentours de 2015, liée bien sûr aux facilités techniques offertes par la puissance toujours augmentée des ordinateurs chargés d’effacer les sutures, mais aussi au fait que les plans-séquences sont de véritables mines à micro-événements : la caméra semble se mettre à errer au milieu de la multitude des actions qui la cernent, microscopiques ou gigantesques. Ainsi du plan-séquence final de Jurassic World : trois dinosaures se battent, quatre humains tentent de les éviter, et la caméra embrasse le tout en un long travelling glissant des protagonistes de synthèse à ceux qui arpentèrent vraiment le plateau.
Mille choses s’y produisent, il semble bien qu’un vélociraptor prenne appui sur le tyrannosaure pour s’élancer sur l’Indominus Rex, mais il faudra revoir la scène pour s’en rendre compte ; et comprendre que si ce combat sonne aussi vrai, c’est que les animateurs ont pris soin d’y faire se refléter la lune dans le sang qui s’écoulait des plaies, et de multiplier les coups de mâchoires dans le vide, les coups de griffe qui ne portent pas, les pieds s’écrasant dans les flaques.
Le premier usage du .gif au cinéma provient d’ailleurs de Jurassic Park, lorsque les prisonniers du parc, tâchant de reprendre le contrôle des clôtures, se heurtent au firewall du hacker qui a tout fait planter : un petit personnage apparaît alors sur les écrans, indiquant de façon horripilante qu’ils n’ont “pas dit le mot magique”. A cette boucle visuelle, qui enferme les personnages, coïncide cependant la libération d’un autre type d’images – soient les images de synthèse de ces dinosaures qui, à ce moment précis, sont toutes en train de quitter leur enclos.
Assez souvent, la boucle visuelle du .gif se trouve convoquée à des moments liés à des idées d’enfermement ou de libération : je veux parler par exemple du camera-loop diffusé par le personnage de Keanu Reeves à la fin de Speed, donnant l’impression au terroriste que les passagers du bus sont restés tranquillement assis face à la caméra de surveillance, alors qu’il est en train de tous les exfiltrer. Même chose dans Ocean’s Eleven, Hollow Man, Haute-Voltige, Mission:Impossible 4, où les .gif servant à berner les caméras de surveillance servent toujours aussi à échapper à la surveillance, et donc à l’emprisonnement.
Quelques cinéastes actuels paraissent cependant particulièrement en phase avec la prolifération des .gif dans notre régime visuel quotidien, et la tendance accrue, chez les cinéphiles, à s’attarder sur les images jusqu’à les connaître par cœur, jusqu’en leur moindre couche de détails. Le premier serait Zack Snyder : dans Watchmen, sorti en 2009, le personnage tout-puissant du Docteur Manhattan, entièrement bleu et omniscient, racontait avoir été le témoin d’événements si ténus qu’on pouvait à peine dire qu’ils s’étaient jamais vraiment produits (« I have witnessed events so tiny and so fast they can hardly be said to have occurred at all… »).
La bande-annonce de son dernier film, Justice League, semble même avoir été conçue pour générer du .gif, comme si la promo avait anticipé sur le goût des fans pour le prélèvement des plans, et l’analyse des détails. Le compte @SindarOath a ainsi procédé à la transformation en .gif de chacun des plans de ladite bande-annonce, construisant un thread entièrement constitué de cases animées. La boucle est bouclée : on en revient par là au comics d’origine, qui était lui-même composé d’images dans des cases sur lesquelles il était possible de s’attarder à volonté pour saisir toutes les subtilités du trait.
On peut d’ailleurs très bien imaginer un film dont tous les plans seraient convertis en .gif, et qu’il serait possible de regarder à son rythme, de .gif en .gif, à la manière d’une bande-dessinée ; il faudrait peut-être pour cela investir un bâtiment tout entier, et le remplir d’écrans de projection ; l’expérience vaudrait le détour.
Ce plan de Wonder Woman à côté d’une statue d’Athéna, regardé plusieurs fois, révèle ainsi le jeu de regards entre l’actrice et la statue ; ce travelling passé en boucle permet de mieux apprécier la variation de couleur dans le plan, du orange au bleu au fur et à mesure que la caméra se rapproche de l’héroïne ; autant de détails que le spectateur du film, attaché aux macro-événements, et distancé par la vitesse de ces plans et leur enchaînement, ne peut pas forcément repérer.
Le problème se pose aussi avec les dernières fictions de Terrence Malick, qui ressemblent quant à elles à un enchaînement de .gifs sans arc narratif pour les relier entre eux : chacun des plans marcherait sans doute s’il était isolé des autres (un papillon, un jeu de lumière, un battement de cils, une démarche dans la rue…), mais à l’échelle d’un long-métrage, l’effet est celui d’une overdose de micro-détails illisibles, passés trop vite.
L’autre cinéaste du .gif, c’est Christopher Nolan, et ses films traversés de leitmotivs visuels – en particulier Inception, Interstellar et Dunkerque. Que l’image de la vague, consubstantielle à la notion de .gif, soit l’un de ses motifs les plus récurrents, n’est pas une coïncidence : c’est le premier plan d’Inception, la planète d’Interstellar, la plage de Dunkerque ; et l’on retrouve chaque fois l’idée d’un mouvement perpétuel dans lequel s’inscrivent les micro-événements associés aux personnages (l’image de la vague, de l’onde, était d’ailleurs centrale dans l’un des .gifs analysés par Tom Cruise dans Minority Report).
Inception et Dunkerque montrent tous deux la multitude d’événements susceptibles de se dérouler au sein d’un macro-événement donné : c’est l’heure au sein de la journée au sein de la semaine du film de guerre sorti cet été ; c’est surtout le film entier se déroulant, dans Inception, pendant la chute d’un camion dans une rivière (les séquences de rêves se déroulant dans une temporalité différente de la temporalité du camion ; et les passagers du camion étant tous en train de rêver). Dans Interstellar, c’est l’aiguille des secondes qui détient le secret de la théorie de la relativité, et de tout le voyage du héros ; et quand le personnage du cosmonaute se retrouve dans le “tesseract” final au fin fond du cosmos, c’est une véritable bibliothèque infinie dans laquelle chaque instant de sa vie a été changé en .gif, auquel il peut accéder à volonté.
Le thème du temps et le motif des vagues s’associent bien sûr, dans ces trois films, à la musique sérielle de Hans Zimmer, qui paraîtra assourdissante à quiconque envisage la musique de film comme quelque chose de mélodique, à la John Williams, mais prend tout son sens une fois associée à l’idée de boucle temporelle qui obsède Chris Nolan.
Cela étant dit, l’un des points centraux du .gif reste son caractère silencieux : il y avait ainsi quelque chose du .gif dans Gravity, film spatial aussi, et dans ces débris de satellites effectuant, dans le calme de l’espace, des boucles autour de la Terre, revenant périodiquement traverser le milieu de l’héroïne. Film traversé par les .gif que cette histoire d’astronaute risquant de se retrouver lancée dans l’espace comme une boucle visuelle que rien ne pourra jamais arrêter, loin de toute temporalité terrestre ; et se transformant derrière la visière de son casque en image répétitive et muette. Car le .gif, est aussi cela, ce poisson rouge moderne tournant en rond silencieusement, derrière nos écrans comme dans un bocal.