Comme bien des films de Woody Allen, L’Homme irrationnel s’ouvre sur un air de jazz, The “In” Crowd par le Ramsey Lewis Trio. Entêtante, obstinée, la ritournelle revient même plusieurs fois, imposant son mood et son tempo. Humeur légère, rythme vif : L’Homme irrationnel commence comme une comédie déclinant les thèmes chers à Allen – l’impasse de la vie intellectuelle, l’angoisse sexuelle, l’absurdité du destin. Mais c’est peut-être moins leur reprise qui importe ici que la façon dont ils sont exécutés, au sens musical du terme. Le mouvement extrêmement fluide du film, qui va du portrait d’un quadragénaire dépressif à une chute (littérale et figurée), laisse une grande impression d’aisance, à la limite de la désinvolture.
Professeur de philosophie au bord du gouffre, Abe Lucas (Joaquin Phoenix) débarque dans un paisible campus de la Nouvelle-Angleterre précédé par sa réputation de penseur original et de « mec destroy ». Point d’illumination : Abe débite des sentences sans épaisseur sur Kant et Kierkegaard, participe à des cocktails ennuyeux, se laisse séduire par une de ses collègues en pleine détresse sexuelle (Parker Posey), joue à la roulette russe. Les scènes, rapides, s’enchaînent sans dessiner de véritable enjeu : l’amour, la philosophie et le suicide dessinent des potentialités existentielles dans lesquelles Abe ne parvient pas à investir le moindre sens. C’est un homme en panne, dont l’allure et les propos peinent à coïncider avec la réputation. Ainsi, lorsque commence son idylle avec son étudiante la plus douée (Emma Stone), on croit un instant que celle-ci est le coup de chance du héros – un peu comme Léa Seydoux à la fin de Minuit à Paris. Fausse piste.
Ponctuée d’autant de banalités philosophiques que de gorgées de whisky single malt, la rencontre peine à produire une quelconque magie. Le premier baiser d’Abe et Jill sera de fait vu à travers le miroir déformant d’une galerie de foire. Tout le film – et c’est en ce sens qu’il s’agit d’un film très sombre, retrouvant la veine de Match Point – tient peut-être dans cette image grotesque, cachée sous le lustre rassurant des conversations intellectuelles. Depuis Annie Hall au moins, on sait qu’Allen a toujours préféré un bon match de baseball, ou une blague de Groucho Marx, aux échanges creux de l’intelligentsia. D’où la contradiction dans laquelle est pris le personnage : si Abe porte directement le propos « existentialiste » qu’Allen a pu faire entendre ailleurs de manière plus ou moins détournée, il ne peut cependant apparaître que comme un escroc – les parents de Jill accuseront d’ailleurs la faiblesse de sa pensée. C’est sans doute la modestie d’Allen, mais aussi sa noirceur. Les conversations sont désormais dénuées de finesse, l’humour et les bons mots sont rares. La parole est devenue une mécanique. Le film ne peut alors qu’enregistrer un épuisement de l’échange, de la communication, dont il ne reste que le vernis social.
Cette fatigue trouve en Phoenix une incarnation idéale. Corps étranger, dans le campus comme chez Allen, qui aura toujours préféré des acteurs moins massifs, moins retenus, plus vifs, l’acteur ne cherche ni le mimétisme (au contraire de Kenneth Branagh ou Owen Wilson, reproduisant notamment la vivacité et le bégaiement d’Allen acteur), ni la performance hollywoodienne. Sa bedaine est sans gloire – loin du gras accumulé pour l’occasion par nombre d’acteurs à la suite de De Niro. Son ventre, sa voix, son regard triste dérèglent le portrait traditionnel du quadragénaire allenien pour l’accorder au projet du film, à la réticence blessée et désinvolte avec laquelle le cinéaste rejoue aujourd’hui les thèmes de son répertoire. Ainsi, Crime et châtiment traîne sur la table de travail d’Abe Lucas comme un vieux souvenir de drame. Si Phoenix décide d’emprunter les habits de Raskolnikov, le vertige métaphysique du crime reste loin. Il suffit d’ailleurs de voir ce qu’Allen fait de la scène de meurtre : un tour de passe-passe – littéralement un jeu de gobelets tournants. Du côté du châtiment, le film est tout aussi dénué de profondeur, ne plongeant jamais dans la conscience d’Abe Lucas après le meurtre. Ce dernier est simplement dépeint comme un homme plutôt heureux, ayant retrouvé une partie de ses moyens (notamment sexuels). C’est ce qui différencie L’Homme irrationnel de Match Point, où la réussite du héros se construisait dans l’ombre de Sophocle et des opéras de Verdi.
Même l’habituel discours d’Allen sur les caprices du destin et les revers de fortune n’a plus ici l’autorité qu’on pouvait lui accorder par exemple dans Crimes et délits. Le hasard sert avant tout à faire de bons scénarios et toute l’intelligence narrative de L’Homme irrationnel réside dans le twist qui fait basculer le destin d’Abe. Surprenant une conversation, il va se rêver soudain justicier, comme autrefois Woody Allen et Diane Keaton se rêvaient enquêteurs pour tromper l’ennui de la cinquantaine dans Meurtre mystérieux à Manhattan. Abe voit soudain le meurtre comme un moyen de justifier sa vie en agissant véritablement dans le monde. A ce schéma issu de ses lectures existentialistes, le film oppose pourtant l’image prosaïque d’une roue de fête foraine : cette roue représente – comme le miroir de foire – le rire noir de L’Homme irrationnel. Allen n’a plus besoin de la structure de Crime et châtiment pour dire aujourd’hui ce qu’il n’a au fond jamais cessé de répéter : la vie est angoissante parce qu’absurde. Il n’a plus besoin non plus du bad mood de Blue Jasmine pour laisser entendre le ressassement et la fatigue qui marquent toute conversation. L’élégance désinvolte de son film tient dans le mouvement que lui impose sa ritournelle, dans ce tempo à la fois léger et soutenu, presque infernal par sa répétition, sur lequel le cinéaste règle aujourd’hui ses vieux standards.