10 ans après Buongiorno, notte, qui traitait de l’enlèvement d’Aldo Moro par les Brigades Rouges, Marco Bellocchio s’intéresse à un autre fait ayant produit d’importantes secousses dans la sphère publique italienne. Arrivé au bout de son espoir, le père d’une jeune fille victime d’un accident de voiture en 1992, et depuis maintenue en vie par un système d’alimentation artificielle, décide que le moment est venu de procéder à son euthanasie. L’opération doit avoir lieu dans les premiers jours du mois de février 2009, et l’approche de celle-ci excite les tensions, engendre manifestations des “pour” (milieux conservateurs protestant du caractère sacré de la vie humaine et assimilant l’euthanasie à un assassinat) et des “contre” (milieux progressistes, revendiquant le droit des personnes à disposer d’elles-mêmes). Il suffit de penser au climat qui entoure en ce moment en France la question du mariage gay pour se faire une petite idée de celui qui régnait alors en Italie.
Un tel sujet promet un double traitement, historique et moral, et un portrait de l’Italie contemporaine à travers une question de société qui renvoie à des conceptions plus anciennes et générales. Bellocchio répond à cette attente, mais à sa manière, c’est-à-dire en choisissant de raconter non pas une mais plusieurs histoires, comme autant de diffractions de celle d’Eluana et de son père[11] [11] Qui ne sont pas interprétés par des acteurs et n’apparaîtront pas comme personnages, mais se manifesteront uniquement par la télévision et dans les discussions des personnages du film. : celle autour d’un sénateur de Forza Italia, le parti de Berlusconi, et de sa fille, dont les opinions sur l’euthanasie divergent (il y est favorable et y a eu recours face à la maladie de sa femme, elle y est farouchement opposée) ; celle d’un médecin et d’une junkie hospitalisée après une tentative de suicide, ; celle enfin d’une grande actrice dont la fille est elle aussi maintenue en vie artificiellement, et qui voudrait obtenir par le secours d’une foi authentique un réveil miraculeux.
Le modus operandi du film est la dissémination. D’abord celle d’un motif, permettant de réunir les personnages autour d’un enjeu, d’un problème (l’euthanasie) : la télévision fait sans cesse retour, et c’est comme si les questions émanant du petit cadre télévisuel, diffusant les images d’une chaîne d’information continue, informaient les situations du cadre cinématographique. Au travers de cette série d’histoires disparates, la télévision, relayant l’évolution de la situation (médicale, parlementaire) de l’affaire Eluana, apporte une continuité ; la télé reste l’équivalent moderne de la place de village ou du clocher d’église, et donne l’unisson. La deuxième dissémination, qui découle de la narration des différentes histoires, est celle de la figure, matricielle, d’Eluana. La belle endormie du titre, c’est elle, mais aussi bien Rosa, la fille de l’actrice, ou encore Rossa, la droguée hospitalisée, et même certainement Maria, la fille du sénateur, dont le sommeil serait moins clinique ou physique que spirituel.
Bellocchio procède ce faisant à un élargissement et à une complexification du problème donné au départ. Avec la présence affirmée de la télévision, c’est comme s’il faisait entrer la source de son inspiration dans le récit, mais pour mieux marquer un écart, pour adjoindre au récit médiatique ses histoires fictionnelles parallèles, dans lesquelles la question de l’euthanasie n’est pas l’objet d’un débat abstrait, politicien ou dogmatique, mais s’affronte dans le cours des existences, intégrée à des situations particulières, singulières. Ce choix débouche logiquement sur une critique de la législation telle qu’elle était envisagée par le gouvernement de Berlusconi – légiférer pour interdire le recours à l’euthanasie. La position de Bellocchio résulte de l’ensemble des positions de ses personnages, et ne saurait être réduite à un discours, à une loi applicable dans l’absolu. C’est ici comme si la formulation du problème dépendait de la représentation de ses variations, de sa pluralité ; si législation il y a, elle doit constituer un « cadre » souple, s’accordant à l’irréductibilité des situations et à la liberté des individus, et pas un cadre rigide, qui imposerait absolument et à tous une ligne à ne pas franchir.
La délivrance d’un message, d’une thèse, semble moins intéresser Bellochio que l’ensemble des variations sur un problème, qui constituent en elles-mêmes l’appel au cadre législatif souple. Mais l’absence de règle de conduite absolue n’implique pas une esquive de la question morale, qui s’exprime directement et à plusieurs reprises par la bouche des personnages, par exemple lors d’un échange entre le frère et le père de Rosa, où il s’agit d’ailleurs plutôt du destin de la mère que de celle de l’endormie. Pour le fils, la mort de Rosa serait une manière de rendre sa mère à la vie, mais le père, tout en soutenant le contraire, expose l’idée selon laquelle imposer à un autre son point de vue constitue une pure violence. L’enjeu n’est pas la vérité ou la raison (la malade est-elle physiquement vivante ou morte ?), mais la liberté, donc aussi la liberté de se tromper, d’être fou, de ne pas voir les choses comme elles sont.
La question de la liberté est relancée plus tard, dans un dialogue entre le médecin et Rossa dont il occupe obstinément, alors que sa garde est achevée et qu’il pourrait rentrer chez lui, le chevet. Si celui-ci reconnaît à cette patiente (qu’ il a rattrapé de justesse un peu plus tôt, avant qu’elle ne se jette par la fenêtre) le droit de vouloir se tuer, il affirme également son droit de vouloir l’en empêcher, contre son gré à elle s’il le faut, parce que son instinct à lui le lui commande. La question qui semblait réglée entre le père et le fils s’en trouve relancée ; le problème moral de la liberté est reformulé dans les termes qui ressemblent à ceux de l’égoïsme. Il s’agit moins de penser à la place de l’autre que de penser à soi. Ce n’est pas, comme on le dit souvent, que la liberté des uns commence là où s’arrête celle des autres, mais plutôt que la liberté des uns commence là où commence celle des autres. Entre la patiente allongée sur le lit et le médecin assis sur sa chaise, c’est, dans une série de gros plan en champ-contrechamp, à la fois l’irréductibilité des points de vue et la confusion qui s’énoncent ; toute décision prise pour un autre est aussi une décision prise pour soi. Sous l’affirmation de son égoïsme, on devine chez le docteur le refus de l’indifférence à laquelle l’on se risque en acceptant le point de vue de l’autre sans faire valoir le sien et, alors même qu’il refuse ses avances, l’attirance ou la fascination qu’il éprouve pour la jeune femme. L’opposition de ces deux volontés donne une des séquences les plus intenses du film, mêlant l’affection et le désir à l’hostilité et à l’opposition. Sous des apparences de blocage, la situation y avance jusqu’à sa libération.
Cette complexité des positions, tendant presque à l’aporie, peut s’exprimer autrement, afin de mieux rendre justice à la distance que le film prend vis-à-vis des récits télévisuels et d’une conception des personnages comme entités psychologiques. L’une des forces de La Belle endormie est de déporter la question de la vie et de la mort sur l’ensemble de ses personnages, et pas seulement sur Eluana ou sur ses avatars les plus évidents. Tous ceux qui sont amenés à se positionner sur la vie et la mort d’un autre être, sur l’opportunité ou non de le laisser mourir, se positionnent sur leur propre caractère de vivant ou de mort. Il n’y a pas de décision extérieure. Bellocchio montre ainsi les vieux sénateurs comme des résidus antiques réunis dans un sauna, comme autant de têtes détachées de leurs corps, flottant sur une eau vaporeuse. On comprend que leur refus de laisser aller Eluana à sa mort est une conjuration de leur propre état de cadavres, la volonté de refuser l’équilibre naturel de la vie et de la mort. La défense du caractère sacré de la vie est moins une manière de se placer du côté de la vie que d’espérer ne pas mourir ou être mort en ne donnant pas à la mort sa juste place. On retrouve ici, d’une manière un peu déplacée, satirique, une idée formulée dans Le Metteur en scène de mariages : « En Italie, ce sont les morts qui dirigent». Le cinéma de Bellocchio parvient ainsi à faire se conjuguer le sens culturel, spirituel et littéral que peut revêtir une telle phrase. Soit l’importance de la tradition religieuse (culte des morts, attachement au passé), la mort de l’esprit, et la mort du corps.
Pour les personnages autres que les sénateurs, l’articulation entre ces trois mesures semblent encore être en jeu, il y a la possibilité de passages, et Bellocchio, avec un certain optimisme, résoudra deux de ses histoires en amenant à la vie ses personnages, en les éveillant (le rapport mort/vivant rime certainement ici avec le rapport endormi/éveillé), quitte à ce qu’il manque à son système de contradictions une contradiction finale – gagnant cependant par là émotion et plaisir. Comment identifier les vivants et les morts si les indices cliniques ne sont plus les seuls pertinents (et il serait douteux qu’ils le soient a priori au cinéma) ? Il suffit de retourner les caractères négatifs des sénateurs : on passe du côté des vivants en se détachant du passé, par l’éveil spirituel et charnel. Ou encore, pour renvoyer moins abstraitement au film, par la capacité à se détacher d’une image pour affirmer une position propre (le sénateur qui, après s’être joint à une cérémonie de fusion où son groupe parlementaire se prend en photo tandis que sont projetées sur leurs corps des images de meeting, apparaît comme silhouette, détaché de la projection). Mais également par la capacité – dans laquelle entre une part de hasard – d’abandonner l’engagement dogmatique pour aller à la rencontre de l’imprévu, de la passion (Maria dont l’éveil spirituel s’initie, non sans humour, par un topos du réveil physique – le verre d’eau en pleine figure. La phrase qu’elle prononce, « Que s’est-il passé ? », signifie mieux que tout le caractère insaisissable et en dehors du savoir qui fait la véritable rencontre). Enfin, la capacité à reconnaître à l’autre sa liberté : l’opposition entre le médecin et Rossa, apparemment irréductible, ne débouche pas sur une crispation ou un statu quo, mais amène une évolution de leur rapport. La reconnaissance de l’irréductibilité de l’autre et de sa position donne la possibilité de l’échange, de l’attachement réciproque et du changement.
Face à ces résolutions positives, l’histoire du personnage d’Isabelle Huppert apporte une irrésolution que l’on peut trouver bienvenue, et qui évite de se demander si Bellocchio fait preuve ou non d’un volontarisme béat. Pour cette actrice qui cherche à jouer le rôle d’une sainte, rôle qui est justement, comme elle le comprend bien sans que cela ne l’aide, celui que l’on doit jouer sans jouer mais en étant, le réveil semble être encore loin. La demande qu’elle fait à ses domestiques d’ôter les miroirs de sa maison (à une exception), dénote un rejet des apparences pathologique, sous influence religieuse, qui se situe bien loin de la position du sénateur dans l’autre histoire, qui, lui, ne rejette pas l’image, mais la considère avec indifférence, comme sans importance par rapport à ce qu’il est (la condition de l’être pour lui n’est pas l’absence d’image – iconoclasme -, mais la conscience saine du décalage entre l’image et l’être. Conscience dont manquent d’ailleurs cruellement ses collègues qui dépriment quand ils ne sont pas invités à la télévision…)
Voilà donc comment Bellocchio répond aux attentes que l’on pouvait formuler a priori. On ne peut pas dire qu’il cherche à donner un portrait représentatif de la société italienne (ses personnages ne constituent pas un panel), mais plutôt qu’il fait ressortir un ensemble de traits et de problèmes adjacents qui permet de la remettre en jeu en dépassant une question initiale. Peut-être que toute réponse un peu sérieuse et honnête commence par la reformulation de la question. La présence dans le film d’indications qui situent le jour et le moment des actions représentées ne doit pas tromper : la dimension historique se plie aux intrigues intérieures, à la rencontre des niveaux, culturel, spirituel, charnel, énoncée plus haut. Bellocchio ne déroge pas, d’ailleurs, à un type de mise en scène déjà présent dans Viol en première page, qui consiste à faire ressentir l’intérieur bouillonnant (avec ce que cela suppose de jaillissement hors de la casserole) de ses personnages. S’il fallait retenir quelques figures de ce cinéma, ce seraient le gros plan, le travelling arrière qui accompagne le mouvement d’un personnage, et l’utilisation d’une bande-sonore ayant pour vocation de traduire une agitation (souvent par la musique). Figures tendant à concentrer, à intensifier des traits subjectifs et psychologiques (jusqu’à faire disparaître la psychologie), et finalement à communiquer au spectateur le sentiment de passer d’une place d’accompagnement du personnage à une place de partage de ses impressions. [22] [22] On peut comprendre comme une conséquence de ce style de mise en scène, voué à l’intériorité des personnages, le peu d’importance joué par le hors-champ dans le film. Plutôt que le rapport d’un plan avec ce qui se trouve en dehors de lui, Bellocchio travaillerait le rapport d’un plan avec le plan qui lui succède (par exemple au moment où le médecin apprend par la télévision la mort d’Eluana, un gros plan de celui-ci est raccordé à un gros plan de la patiente droguée qui vient de se lever. L’effet, en plus de donner au récit une dimension fantastique, annihile tout hors-champ. On pourrait peut-être à l’occasion développer à ce sujet une idée de Daney sur le cinéma de Bellocchio, qui le rapprochait du dessin animé. Mais la remarque selon laquelle cela s’accompagnait d’une absence d’émotion me semble, en tout cas pour ce film, injustifiée. Voir « Marco Bellocchio, Le Saut dans le vide », in La maison cinéma et le monde, tome 1, P.O.L, Paris, 2001, p261-262
À se concentrer sur des personnages eux-mêmes concentrés (l’affaire Eluana se prête bien aux explosions intérieures, mettant en jeu des positions extrêmes), dont le rapport au monde se forge par négociations avec l’imaginaire, ces films s’ouvrent à une dimension fantastique, que ce soit justement en accompagnant un personnage (le cinéaste du Metteur en scène de mariages serait un très bon exemple) ou en prenant en charge le fantastique scénaristiquement ou formellement (ici une remarque de l’actrice à son fils, ou un raccord entre un gros plan du médecin et celui de la droguée), les deux allant souvent de paire. Le rapprochement est peut-être facile et superficiel, sans justification autre que le sujet et la présence d’une même actrice, mais l’on peut voir ce Bellocchio comme une formidable alternative au Amour de Michael Haneke. Soit la parole donnée aux personnages, l’égalité de ceux-ci entre eux, le souffle jusque dans l’erreur, la densité morale donnée au problème, et l’amour, bien sûr, ailleurs que dans le titre. L’euthanasie n’impose au cinéma ni pessimisme, ni sécheresse, ni de tirer les larmes : en fiction, la vie et la mort, et leurs qualités respectives, relèvent d’une volonté de cinéaste.