La Blessure est un déplacement

À propos de 'Nous Disons Révolution' de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval

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le 3 août 2022

Ce texte appartient au dossier « Les Feux de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval », dont le sommaire est disponible ici.

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Avant d’être arrivés à la hauteur du Noir, ils s’arrêtèrent, car il avait commencé à chanter. Ils le voyaient, nu, couvert de boue, assis sur un tronc, et il chantait. Ils s’accroupirent, pas très loin, jusqu’à ce qu’il ait fini. Il chantait quelque chose dans sa propre langue, le visage tourné vers le soleil levant. Sa voix était claire, pleine d’une qualité sauvage et triste.
William Faulkner – Feuilles rouges

I. Rituels d’exorcisme / l’omniprésence des spectres

Doit-on considérer la situation de post-colonisation filmée à travers la trajectoire de Klotz et Perceval en réalisant Nous Disons Révolution comme une analogie de la blessure omniprésente gravée dans tout le pays comme par un couteau furieux ? L’esclavage, cette situation, est un spectre qui hante l’histoire et contamine les antipodes de l’existence : géographiquement, spirituellement, politiquement. L’homme noir qui dort abandonné dans les cathédrales gothiques de Barcelone, la troupe de théâtre à Brazzaville, la danseuse du carnaval de Sao Paulo ; ils cherchent tous à exorciser la souffrance grâce à différents éléments de la performance : exercices thérapeutiques, danse comme un rituel chamanique, célébration, mise en scène, chants. Aux quatre coins du globe, dans le sillage d’un processus systémique de déshumanisation qui a duré des millénaires, des hommes et des femmes suturent leur blessure avec courage, pour enfin guider ce spectre omniprésent vers sa dernière demeure. Et si l’effort est loin d’être terminé, ces actes de révolte sont constamment accomplis, recommencés, dans un trajet dialectique qui cherche à se résoudre cycliquement.

Dans Nous Disons Révolution, la démarche remarquable de Klotz et Perceval consiste à transférer cet effort cyclique dans leur propre exercice cinématographique : filmer est un acte de rébellion, l’image est révolutionnaire. Ce processus trouve parfaitement sa place dans la construction constante du documentaire hybride, ou du film-essai, ou du film en tant qu’affirmation philosophique. Nous Disons Révolution est autant une œuvre artistique et philosophique hégelienne (et à travers cet aspect, touche tangentiellement le meilleur de Godard ou de Straub-Huillet), et brûle de la flamme révolutionnaire non seulement grâce à ce qui est fixé sur la lentille de la caméra (ce qui est documenté ou recréé), mais aussi parce que l’image elle-même devient outil de résistance. Quelle autre explication pour ce parcours qui tisse délicatement une étoffe de différentes textures filmiques autoréférencées pour créer une tapisserie sur laquelle un homme pourrait danser ? Le métalangage du film, l’image elle-même, saisit un danseur qui semble utiliser son ombre pour saboter ce qui est projeté, et ce faisant il régénère l’image en une possibilité autre, une toile sur laquelle l’acte du rituel chamanique peut être accompli.

Et si l’image s’ouvre à une nouvelle voie régénératrice, le minutieux exercice du montage compose un essai qui reprend la technique du cut-up, où chaque mot parle de guérison et de révolte. En ce sens, Klotz et Perceval développent un arsenal d’images Burroughs-esque qui sont cousues entre elles comme pour suturer la plaie que le film signale ouvertement. Le montage devient un soin, une réparation, une opération chirurgicale. Construire le film en salle de montage est l’analogie de soigner un patient. Et ce patient, c’est le monde entier.

II. Déplacement = Δx = xf​ − x0​

Deux éléments physiquement présents dans le film, la blessure et le masque, peuvent être vus comme des représentations jungiennes (ou des métaphores ouvertes) et fonctionnent aussi bien dans les deux cas. Mamadou, le personnage qui rôde dans les limbes que sont les rues nocturnes de Barcelone, porte sur le visage une entaille dont il parle ouvertement dans le film. Ce n’est pas un artefact ni du maquillage : Mamadou porte cette balafre – la blessure de l’exil – car elle incarne une douleur qui s’est déplacée depuis son âme. De la même façon, Mamadou, les acteurs de Brazzaville, les danseurs de Bela Vista ont tous déplacé leurs peines personnelles, via la reconstruction, la représentation ou la célébration. Ces actes d’autoguérison servent à apaiser le cauchemar ostentatoire qu’est la colonisation. « La Place Saint Flip Neri est un refuge pour les populations déplacées et semble habitée par les fantômes de la longue nuit coloniale. La main d’Alicia touche le mur plein de trous qui ressemblent aux visions des Désastres de la guerre de Goya », m’a dit Nicolas dans un email. Le déplacement en tant que condition du migrant, la diaspora de la précarité. Le déplacement du masque, depuis un instrument de rituel jusqu’à un symbole de révolution qui hante l’homme blanc. Le déplacement du dispositif filmique, depuis une machine à enregistrer jusqu’à la possibilité d’une subversion.

Dans Nous Disons Révolution, les textes et les voix sont réappropriés pour transposer leur sens original dans la construction complexe qu’est le travail sur le son dans le film : William Faulkner, Paul Preciado, Mahmoud Darwich, Anna Seghers, Heiner Müller, Frantz Fanon… Les structures nouvelles qui résultent du traitement des voix – ralenties, accélérées, récitées, découpées – forment une synthèse qui habite tout le film, comme des coutures qui maintiennent l’intégrité de ce documentaire. « C’est une sorte d’archéologie, qui va du documentaire à la science-fiction », dit Nicolas, et sa logique est implacable : pour découvrir, il faut générer les conditions de la découverte et dans ce film, les conditions de la découverte (le documentaire) ne peut émerger que des conditions de la fiction ; ainsi, l’émergence de l’hybridité qu’on connaît bien dans l’œuvre de Klotz et Perceval.

Quel que soit l’objet qui se trouve déplacé au final, Nous Disons Révolution est le témoignage d’un effort constant de subversion et de révolte, de l’exploration des vraies possibilités d’un cinéma de sécession, un témoignage que Nicolas Klotz et Elizabeth Perceval nous offrent encore une fois comme une possibilité de restaurer le monde, d’en faire un meilleur endroit, une meilleure situation, une meilleure condition. Filmer comme une chance de guérir.

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José Sarmiento Hinojosa (Perú, 1982) est diplômé en Arts et Sciences de la Communication et prépare un Master en Histoire de l’Art à la Pontificia Universidad Católica del Perú. Il travaille à la selection du Festival de l’Appropriation Audiovisuelle MUTA, a participé à la Berlinale Talent Press (Berlin, 2014), à Images Festival (Toronto, 2021), ou encore au Flaherty Film Seminar (NYC, 2021).

Ce texte, ici traduit et légèrement remanié par l'auteur, a originellement été publié sur Desistfilm.com.