La comédie est un genre tellement sinistré en France qu’il est difficile de ne pas se réjouir d’en trouver une qui, vous prenant sans cesse par surprise, vous fasse rire – c’était le cas l’an dernier avec Réussir sa vie de Benoit Forgeard, ça l’est aujourd’hui avec La Fille du 14 Juillet. Car après tout, comme le disait Hrundy V. Bakshi, l’acteur indien qui faisait sombrer la party et s’élever The Party aux sommets du burlesque moderne, film auquel Peretjatko reprend d’ailleurs le final en substituant à un orchestre de jazz une fanfare, et à la mousse la fumée : « It’s good to have a laugh ».
Blake Edwards, donc, mais aussi le Godard première manière – celui qui rejouait Laurel et Hardy dans les stations-service, se promenait dans les casses pour récupérer des bris de langage et les faire encore un peu rouler dans la gorge de personnages trop pressés d’aller nulle part. La Fille, c’est Pierrot le fou sans Vélasquez et la méditerranée, et À bout de souffle qui sortirait enfin de Paris. Peretjatko ne fait d’ailleurs pas que reprendre, il se situe aussi dans les interstices, le hors-champ de Godard. Les célébrations du 14 juillet ouvrant le film pourraient bien être un écho à la visite officielle d’Eisenhower, non montrée mais qui donnait à À bout de souffle sa toile de fond radiophonique et son actualité. Toujours est-il que, à l’instar d’ABDS, le film inscrit sa cinéphilie première dans un air du temps fait des discours, des clichés, des angoisses ou des espoirs les plus contemporains. Du point de vue de ses thèmes, il ressemble ainsi à s’y méprendre à la devanture d’un kiosque à journaux (la crise, la dette, la veille d’un nouveau 1789, le chômage des jeunes diplômés, etc.).
Modestie de ce cinéma, qui ne prétend pas traiter ces grands sujets, mais simplement composer, à la manière d’une Une de journal, le tableau très ponctuel d’un comment ça va ? ou d’un qu’est-ce qui se passe ?. Geste anachronique, qui renvoie encore à Godard et à cette idée que le cinéma doit modestement mais régulièrement donner des nouvelles du monde, de la société, et offrir à ses spectateurs des informations aussi bien que des faits divers. N’était-ce pas ça, À bout de souffle, un film noir à l’heure où France Soir tirait à un million ou plus d’exemplaires par jour, inspiré par la presse et y retournant d’une certaine manière ? Dans son noir et blanc, si sublime et fragile, on retrouvait l’encre des rotatives jetée à toute allure sur du papier bon marché. Ce n’est donc pas un hasard si, dans La Fille, on y lit le journal (papier, cela va sans dire), qu’on le distribue, et que les affiches y pullulent. Le cinéma retrouve par là sa vitesse, sa dimension éphémère, une manière de se brancher sur l’actualité réellement moderne – toutes choses depuis trop longtemps abandonnées à la télévision et maintenant à Internet, mais qui fondait la pratique même des frères Lumière. Le film ainsi défile, assumant de se perdre bien vite dans le cours des jours, imposant du même pas la nécessité de retourner y voir.
Il n’est cependant pas simplement question du comment ça va ?, mais aussi du comment ça pourrait aller ?. Ou plutôt de la distance qu’il est encore permis de prendre avec un monde qui toujours vous rattrape. À peine arrivés sur la plage après leur départ de Paris, les amis, en cavale pour certains, à la poursuite de leur amoureuse pour d’autres, ou simplement en congés, font face aux gros titres : les vacances ont été réduites d’un mois. Le film n’invente pas une alternative utopique à notre monde – seulement des tours (de magie – la guillotine dont le plus spectaculaire est qu’elle ne coupe les membres qu’à ceux qui regrettent les excès de la Révolution ; de cirque) et des détours (les étapes du périple autant que les inserts narratifs, le film bourgeonnant de son propre plaisir à raconter des histoires, jusqu’à inclure au cœur de l’été l’adaptation neigeuse d’une nouvelle de Tchekov), soit une manière de le mettre sens dessus dessous.
Cet art de la bifurcation s’appuie sur une conception centrifuge du plan. Il n’y a pas ou peu de hors-champ, mais tout peut y entrer, à commencer par un type se faisant soudain abattre par la police dans les rues de Paris. D’où cette façon qu’a Peretjatko de ne pas avoir peur des gags les plus simples, des “trucages” les plus élémentaires, qui font cependant du cadre un réel moyen d’inventer des images. Lorsque Pator (Vincent Macaigne) conduit avec les pieds, ou baisse sa vitre pour raconter face caméra une triste histoire d’amour, le spectateur sait assez quelle machinerie est déployée pour permettre ce truc, mais, dans le même mouvement, il ne peut que rire de ce qu’elle rend possible. En somme, il retrouve la position de qui regarde un spectacle de marionnettes. La présence des fils est comme la condition nécessaire au plaisir du spectacle. Ici également, la technique n’est pas niée – elle est intégrée et sublimée. Le hors-champ se perd au profit du hors-cadre (les conditions techniques du tournage), qui lui-même renforce les limites du cadre en concentrant dans cet espace limité le déploiement d’une force magique. On en trouve un autre exemple, plus émouvant, dans un petit numéro de cirque improvisé dans la cour d’un restaurant. Après que la fille du 14 juillet a parcouru sur la pointe des pieds, en plan d’ensemble, une ligne faite de bouteilles, celui qui la poursuit et l’aime grimpe à son tour sur les bouteilles. Un raccord modifie alors le point de vue. En plan rapproché, les pieds hésitent puis s’avancent, s’élèvent, se croisent au-dessus des goulots. Le moment de cirque, gracieux, cède la place à un pur instant de cinéma – drôle, d’une audacieuse simplicité, magique en effet.
Ce n’est qu’un gag parmi d’autres, et il serait laborieux de viser à la description exhaustive des ressorts dont use Peretjatko. Un mot cependant encore sur cette idée, magnifique, qui fait du cœur d’une romance estivale une rencontre fantasmée dans la campagne russe recouverte d’une épaisse couche de neige. Le contraste étonne, mais c’est de faire de ce film-dans-le-film un cocon imaginaire où les amoureux, éloignés et comme par télépathie, se retrouvent pour ne pas se dire ce qu’ils souhaitent tant[11] [11] C’est l’adaptation de la nouvelle de Tchekov, Histoire de rire. La femme, n’osant croire au “je t’aime” que prononce l’homme assis derrière elle sur une luge, met cela sur le compte du vent. , qui émeut. La Fille du 14 Juillet est bien, chose précieuse et rare, une comédie drôle et un beau film.