La main sur un poteau de bois, Werner Herzog se tient à l’endroit d’un record. En 1973, Walter Steiner a franchi en saut à ski la distance de 179 mètres. Faute de plaque pour célébrer l’exploit, le cinéaste et deux acolytes ont, mètre à la main, descendu la pente désormais dépourvue de neige, leur maladresse de créatures par trop terrestres contrastant avec l’envol de Steiner, pour y planter une marque. La main sur ce poteau de bois, Herzog se tient en même temps à l’endroit de son désir de film. Il le dit, face caméra : ce qui a suscité La Grande Extase du sculpteur sur bois Steiner (1974), c’est cette limite qui sépare l’humain de l’inhumain, la vie de la mort – et donc, également, les archives télévisuelles des images de Herzog, la retransmission sportive qu’il intègre de l’enquête anthropologique qu’il déploie. Limite, c’est-à-dire aussi point de contact, de croisement : Steiner aurait pu mourir, et ce qu’il a accompli, d’ailleurs sans effort apparent, pourrait bien être inhumain. De fait, les autres atterrissent vingt, trente mètres derrière lui, si bien que son souci est moins de gagner que de ne pas aller trop loin. Pour Steiner, jusque dans sa voix fluette et précipitée, l’excitation même est une chose à contenir, si ce n’est à taire.
Partant, la question ne sera ni celle du record, ni celle de la transgression. Steiner en viendra à prendre moins d’élan afin de ne pas retomber sur la partie plane de la piste, ce qui lui serait fatal, quand son respect pour la discipline l’incite à une concentration du geste qui vaut prudence – une paradoxale retenue. En ce sens, le sculpteur sur bois offre une figure exemplaire pour Herzog, si acerbe envers les « aventuriers » : « Le nom d’ ‘aventurier’ ne s’applique qu’aux hommes et aux femmes des temps anciens, comme les chevaliers du Moyen-Âge qui voyageaient dans l’inconnu. Le concept a dégénéré depuis, au point de devenir une affreuse source d’embarras. Les habitants des montagnes, comme les Sherpas, les Baltis ou les Suisses, n’avaient pas pour tradition de grimper les pics qui les entouraient, les privant ainsi de toute dignité. Ils laissaient intacte la splendeur des montagnes. […] Les aventuriers des temps modernes parlent de leurs expéditions en termes militaires, disant ‘Nous avons conquis le sommet’ ou ‘Nous sommes revenus victorieux du Mont Everest’. Je ne peux pas supporter cette façon de parler. […] Je hais tout particulièrement les pseudo-aventuriers qui font de l’ascension des montagnes le moyen d’explorer leurs limites personnelles. Je me suis disputé avec Reinhold Messner [qu’il filme dans Gasherbrum, la montagne lumineuse, 1985] à propos du personnage médiatique qu’il s’était inventé, celui du ‘Grand Aventurier’. Pour ma part, je me réjouis d’avance de voir le premier alpiniste parvenir au sommet de l’Everest à pieds nus, et le premier homme à traverser le Sahara en courant à l’envers, ce genre de choses dont le Guiness Book est rempli. »[11] [11] Notre traduction. In Werner Herzog, A Guide for the Perplexed, Conversations with Paul Cronin, Farrar, Strauss and Giroux, New York, 2014.
Hors du record et de la transgression, La Grande Extase dessine une troisième voie. Plutôt que par la remise des prix et le triomphe de Steiner, le film s’achève par un petit conte, ou un apologue, raconté par Steiner et dont le titre pourrait être « L’enfant et le corbeau ». Celui-ci suggère une double impossibilité : impossibilité pour le corbeau de vivre parmi les hommes, « comme un humain », et impossibilité pour Steiner de prolonger le saut jusqu’au moment où celui-ci deviendrait vol. Le cinéma pourrait toutefois être le lieu d’une hybridation entre l’humain et l’animal – avant que, trente ans plus tard, Timothy Treadwell ne se mélange à un ours en transitant par son estomac (Grizzly Man, 2005). Ou, et c’est peut-être en l’occurrence égal, d’une extase – terme récurrent chez Herzog, et que le spectateur peut bien frôler ou éprouver ici à travers l’effet du ralenti, de la musique de Popol Vuh et du cadrage qui écarte la foule pour ne plus montrer que la silhouette de Steiner se détacher et en même temps presque s’engloutir dans le blanc de la neige et de l’écran. Alors, la limite cesse d’être une ligne extérieure pour devenir l’intime connaissance d’une puissance. L’extase n’affranchit pas de la limite, elle la transforme en une durée suspendue et la confond avec l’élan même. L’extase est un frémissement de vie arraché au chaos, au seuil de la mort.