Un des numéros d’Albert (Sergio López), plus escroc qu’illusionniste, consiste à faire disparaître un canari en lui tirant dessus. Lorsque retentit le coup de revolver, le voile sur sa cage tombe et nous révèle son évaporation. La supercherie réside dans la présence d’un double-fond, dont le son du déclic est recouvert par celui de la détonation. Dans cet intervalle, la trappe s’ouvre et l’enferme sous le plancher. Quand Albert démonte la cage, on découvre que le volatile, faute de place, a implosé dans cette usine morbide à échelle réduite. La Grande Magie aimerait jouir de cet effet de dérobade sans être gangrené par le prix du sang, intrinsèque à toute entreprise spectaculaire. En somme, se dédoubler pour s’arracher au tombeau, retourner l’impudence en féerie, la mise en boîte en échappée belle. Or, plutôt que celle du spectateur ébahi, c’est la posture du canari qui prime, le film croulant sous les péripéties empesées. Ce dernier privilégie aux élans fugitifs d’une épouse avide de liberté, la redondance d’un emprisonnement théorique.
Cette idée de double-fond mortifère se situe au cœur même du récit. Dans une station balnéaire des années 1920, Charles (Denis Podalydès) et son épouse Marta (Judith Chemla) profitent de l’air marin, au milieu des racontars et des conventions bourgeoises. Mari jaloux et possessif, Charles ne laisse que peu de temps à sa femme, autre oiseau en cage, pour qu’elle se ressource en solitaire. C’est une troupe ambulante de bonimenteurs qui va implicitement être chargée de dérider tout ce beau linge, et d’offrir à ce couple sa première respiration. Albert, dit le Professeur, choisit Marta pour participer à un énième exercice de disparition. Une fois la formule abracadabrantesque prononcée et la boîte, en forme de cercueil et surplombée d’un crâne, secouée, Marta se volatilise. Mais son assistante Zaïra (Noémie Lvovsky), lorsqu’elle passe en coulisses pour l’aviser de la suite, découvre qu’elle a véritablement déguerpi. Avec audace Marta s’efface, transperce le purgatoire dans lequel on ne cesse de l’enfermer pour mieux ressusciter à elle-même. Piste chatoyante, soulignée par le choix de la comédie musicale, que celle de s’emparer de la chorégraphie imposée pour faire son propre tour et ainsi conquérir son indépendance.
Mais le subterfuge ne revient pas à la normale, s’accroche aux rigoureuses délimitations de l’escroquerie. Il faut alors un nouvel effet de prestidigitation pour se débarrasser de Charles, qui réclame le retour de sa femme : prétendre que Marta se trouve désormais dans une boîte. Pour la retrouver, il doit avoir confiance en elle, être persuadé de sa présence à l’intérieur. Sinon, rien ne sert de l’ouvrir. Par ce tour de passe-passe, l’autorité du Monsieur Loyal se substitue à celle de l’époux. Du numéro brinquebalant et réjouissant il ne reste plus grand-chose, et un glissement s’opère doucement vers le maléfice surplombant et la tyrannie du spectacle. Pour preuve, quand Albert noue ce pacte avec Charles, il pointe vers lui l’arme qui vient de servir pour le canari. Ainsi, il affirme un peu plus sa posture de dangereux maître des marionnettes qui dispense, du haut de son troisième œil brumeux, de grandes leçons de vie (“Êtes-vous sûr que ce n’est pas vous qui l’avez fait disparaître?”). D’un côté il y a donc celui qui s’accommode de la malversation, de l’autre celui qui y plonge les yeux grands fermés. Le premier ne quitte plus sa vache à lait, s’installant avec sa troupe dans son château, tandis que le second est rivé à sa boîte, qu’elle soit dans ses bras ou à sa ceinture. Comment trouver son compte dans une illusion alimentée par une forme de cynisme ? Les deux hommes étirent et épuisent leur numéro à l’extrême, pour ne pas être confrontés à une possible déception. L’arnaque ne s’intéresse que très peu à l’émancipation de Marta, qui a besoin du rejet de son mari pour réellement prendre en main son destin.
Il serait réducteur de ne voir en La Grande Magie qu’une triste représentation, une farandole de comportements rances qui ne trouvent ni évolution ni résolution. Le dédoublement, en forme de contre-point romantique, est l’une des voies empruntées pour allumer des départs de fictions. Amélie (Rebecca Marder), projectionniste de la troupe, souffre du cœur et ne peut se laisser aller à l’amour, celui qu’elle porte au garçon d’hôtel (Paolo Mattei), brun un brin taiseux à qui elle se déclare. Cette union tragiquement avortée ne saurait prendre en charge, par la minuscule place qu’elle occupe et son caractère simpliste, l’élan nécessaire pour raviver l’ensemble, en dépit de la course d’Amélie. Le film connaît des épiphanies quand il se recueille, tente de sauver ce qui s’est déjà évanoui de cet endroit enchanteur. C’est le garçon d’hôtel allongé dans l’herbe après le décès de son aimée, et c’est surtout Charles en larmes face à la mer qui le submerge, tandis que face à lui danse Marta qui traverse le cercueil désormais grand ouvert, donnant sur l’horizon marin. C’était déjà la part la plus émouvante de Camille redouble, lorsque son héroïne éponyme, renvoyée à son adolescence par un saut temporel, enregistrait la voix de sa mère qu’elle savait condamnée. Mais ces plages mélancoliques ne pèsent pas lourd face à la débauche d’énergie pour maintenir le simulacre, et restent de fait lettres mortes.
S’ouvrant sur un rideau de théâtre, qui dévoile un écran de cinéma muet, le film se place par la suite sous le patronage de Georges Méliès, cité par le biais d’un de ses courts-métrages. Mais La Grande Magie n’arrive jamais à s’approprier ce goût de la fantaisie, car il se fonde sur un pittoresque mécanique, fait de stéréotypes (les éternels numéros d’histrions commandés à Laurent Stocker, Micha Lescot ou Laurent Poitrenaux) et de trucages dépassés (accélérations de l’image). Il finit par ne plus être que la parodie rouillée et folklorique du début de siècle qu’il dépeint. Comme la troupe qui se fixe dans les jardins de l’hôtel, la fiction s’enracine et prend l’allure de blocs compacts, jamais traversés par une fantaisie réparatrice. L’un et l’autre se satisfont de cette place et ne s’emparent jamais du mouvement propre à l’itinérance. Même quand, dans le dernier acte, la côte est enfin quittée, c’est pour se cloîtrer dans la demeure de Charles, étouffer derrière les rideaux fermés.
On pense alors à une autre comédie d’époque, la Bécassine ! de Bruno Podalydès, où son frère Denis interprétait déjà un bourgeois engoncé. Mais sous le poids du décorum, des reconstitutions et de sa distribution prestigieuse perçait une inventivité constante, à travers les innovations de Bécassine ou de Rastaquoueros. Si La Grande Magie ne cesse de fuir le morne quotidien, cette fuite est statique, car le film ne jouit pas d’une mise en scène aussi imaginative que celle d’un Podalydès. À l’image d’Albert qui, pour le maintenir dans son jeu, fait croire à Charles qu’ils évoluent dans un autre espace temps, où les mots et les choses, dans une redondance ennuyeuse, sont désignés comme des « impressions », des « images » ou des « photogrammes ». Un programme plus infantilisant qu’enfantin.
Le accrocs musicaux d’interprétations en prise de son direct ne suffisent pas à justifier la sensation de fausseté qui se dégage du projet. Pourquoi parer cette adaptation de la pièce de Eduardo de Filippo des habits de la comédie musicale ? Une forme d’indécision s’observe entre chants parlés à l’improviste et véritables chorégraphies. Mais le film ne sait que faire de cette hétérogénéité du tissu musical, potentiellement salvatrice, qui paraît relever du gadget scénaristique. Les compositions de Feu! Chatterton, aussi entraînantes et mélancoliques soient-elles parfois, ressemblent plus à des ressassés du groupe qu’aux mélodies secrètes des protagonistes. Ne sachant trop sur quel pied danser, La Grande Magie use principalement de la bande-son pour gonfler ses effets dramatiques. Ces passages en force mettent en évidence un problème de seuils, le récit ne trouvant pas l’impulsion nécessaire pour se mouvoir d’un espace à un autre. Le chant est semblable à la station balnéaire, il promet une forme de revitalisation mais se fond dans les conventions, jusqu’à s’absenter à lui même, voire se singer.
Lorsque la grande fête redémarre, on a du mal à se fondre au milieu de ces « compagnons des mauvais jours» qui entonnent le texte de Prévert. En dépit de la présence lumineuse de Zaïra, double bienveillant de la réalisatrice envers ses deux héroïnes amoureuses (Marta et Amélie), reste ce goût de l’illusion grotesque et légèrement putride du Professeur, dont on a du mal à croire qu’elle soit liée à une morale de l’amour chevillée au corps. Nulle idée de faire la sourde oreille, en spectateur naïf, à la part sombre de cette « grande magie », mais le film s’y accroche avec une telle hardiesse qu’il est difficile de toucher à l’apaisement promis par Albert. « On s’ennuie », ce sont les premiers mots entendus à l’écran, tout droit sortis de la bouche d’une vacancière. Face à ces attractions et ces gesticulations maintes fois vues, difficile de lui donner tort.