Sans nouvelle de Philippe Faucon depuis Amin (2018), nous étions curieux de le retrouver dans une œuvre télévisuelle, La petite femelle, adaptation du roman éponyme de Philippe Jaenada. Connaissant le minutieux travail de documentation du cinéaste avant d’approcher une période historique, un milieu ou une communauté, on devine l’écho qu’a pu trouver en lui le livre de Jaenada. Dans ce dernier, l’écrivain menait l’enquête pour retracer la vie de Pauline Dubuisson, fille d’entrepreneur tondue à la Libération, étudiante en médecine, amoureuse éconduite meurtrière d’un jeune bourgeois.
Néanmoins, c’est la première fois que Faucon se confronte à un fait divers. Le fait divers « fait diversion », écrivait Bourdieu. Et c’est ce que montre le film quand il aborde le traitement journalistique de « l’affaire Dubuisson ». Or on assiste depuis plusieurs années à une reprise en main du fait divers par des historiens et des sociologues, à l’image du travail d’Ivan Jablonka avec Laëtitia ou la fin des hommes (2016). Chez Jablonka, comme chez Jaenada, il s’agit d’arracher l’événement au sensationnel pour réinscrire le destin individuel dans un faisceau de causalités historiques et sociales, d’examiner pourquoi et comment un fait peut trouver une caisse de résonance dans son époque toute entière.
Cette inscription de l’individu dans une série de déterminismes caractérise le cinéma de Faucon depuis ses débuts. Et si le film n’évite pas quelques séquences sur-écrites ou des dialogues trop appuyés, il excelle dans sa compréhension des milieux sociaux – la famille bourgeoise, l’école de médecine – où l’héroïne en quête d’émancipation est sans cesse confrontée à un faisceau de dominations : masculine, bourgeoise, scientifique. Objet de regards et de rumeurs, Pauline Dubuisson s’inscrit ainsi dans une lignée qui parcourt la filmographie : de Barbara en butte aux ragots dans Mes 17 ans (1996) à Aïcha et Gabrielle aux prises avec les préjugés sexistes et racistes dans Amin (2018).
À ces pesanteurs du présent s’en ajoute une nouvelle chez Faucon : le poids de la mémoire, du souvenir d’une adolescence sous l’Occupation durant laquelle Pauline a fréquenté des Allemands. Pour autant, cette partie du film bénéficie d’une écriture nuancée : la liaison de Pauline apparaît tout autant comme un acte subi – un moyen pour son père entrepreneur de continuer à travailler – que comme un choix délibéré. Attirée par le domaine médical, la jeune fille aurait été séduite par le professionnalisme d’un officier chirurgien dans un hôpital de guerre.
L’écriture ne cherche en rien à réhabiliter Pauline Dubuisson en lui retirant la responsabilité de ses actes ou en en faisant une sainte (ce qui reviendrait à adopter le point de vue de ses détracteurs), elle vise bien plutôt à préserver la possibilité d’un libre-arbitre et d’un libre jeu des sentiments à même de faire vaciller les cadres où l’on voudrait les maintenir.
Cette ambivalence de l’héroïne, dont la réussite doit beaucoup à la sobriété de son interprète Lucie Lucas, tranche avec le personnage imaginé Clouzot dans La vérité (1960), tiré du même fait divers. Brigitte Bardot y incarnait une écervelée frivole n’ayant jamais ouvert un livre, dont l’auteur faisait une coupable sans équivoque. À l’inverse, Jaenada et Faucon se rapprochent du personnage historique pour raconter une Pauline Dubuisson soucieuse de son indépendance professionnelle et intellectuelle, désireuse de s’affranchir de la tutelle des hommes. Comme souvent chez Faucon, ce qui rattrape l’héroïne dans sa course, c’est la communauté : ces gens qui la reconnaissent et l’arrêtent dans la rue, qui conservent la mémoire de ce qu’elle a été et qui la jugent pour cela. Le film de Clouzot, comme la presse à scandale, contribuent à créer un imaginaire social qui finira par avoir raison d’elle. Le procès de Pauline, outre qu’il condense toutes les asymétries juridiques entre l’accusée (femme indépendante et isolée) et la victime (homme, fils de bourgeois, bénéficiant d’un réseau de témoins), est aussi l’occasion pour son avocat de confronter la réalité de l’héroïne avec les fantasmes de ses procureurs. Le suicide final de Pauline marque le poids de ce passé qui ne passe pas, mémoire sélective qui épargne les mieux dotés (malgré ses mensonges, Félix peut rester digne à ses yeux comme à ceux de ses pairs) et écrase les autres sans pitié.
Le film est disponible en replay sur france.tv jusqu’au 3 mars 2021.
NB : Au printemps 2019, le premier numéro papier de Débordements revenait en longueur sur le travail de Philippe Faucon, notamment à travers un grand entretien. Pour commander ce numéro, rendez-vous sur la page qui lui est dédiée, ici.