La question religieuse dans “Trust No Bitch”

(Orange Is the New Black, saison 3, épisode 13)

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le 27 janvier 2018

Créée par Jenji Kohan, la série Orange Is the New Black (désormais OITNB) constitue une passionnante, tragique et drolatique plongée dans une prison pour femmes fictive du New Jersey, Litchfield[11] [11] On trouvera à la fin de l’article la liste et le minutage des scènes analysées. Trois ouvrages ont été publiés sur OITNB : Feminist Perspectives on Orange Is the New Black : Thirteen Critical Essays, éd. April Kalogeropoulos Householder, Adrienne Trier-Bieniek, Jefferson, McFarland & Company, 2016, qui n’aborde pas les questions religieuses, ainsi que Orange Is the New Black and Philosophy : Last Exit from Litchfield, éd. Richard Greene, Rachel Robinson-Greene, Chicago, Open Court, 2015 et Valerie Estelle Frankel, Remember all their Faces : A Deeper Look at Character, Gender & the Prison World of Orange Is the New Black, Sunnyvale, LitCrit Press, 2015, tous deux publiés avant la sortie de la saison 3. . Le treizième et dernier épisode de la saison 3, intitulé Trust No Bitch (désormais TNB), a été écrit par Jim Danger Gray et Jenji Kohan, et réalisé par Phil Abraham. Il présente à plusieurs titres un caractère exceptionnel. Il dure 90 minutes au lieu des 52 minutes habituelles. Il contient sept flashbacks qui concernent sept personnages différents, alors que les différents flashbacks d’un même épisode concernent ordinairement un ou deux personnages. L’avant-dernière séquence de TNB raconte un événement tout à fait unique : une évasion collective. Sa durée est importante (7 minutes et 29 secondes), bien qu’elle soit presque sans paroles et fasse peu progresser les différentes intrigues. Elle constitue plutôt une apothéose émotionnelle pour les personnages comme pour le spectateur, avant la clôture de l’épisode et de la saison. Enfin, TNB se caractérise par une grande cohérence thématique : y sont directement affrontées les plus hautes problématiques religieuses, celles de la croyance et de l’existence de Dieu, celles du rapport aux textes sacrés, de la conversion, des miracles et de la vie après la mort.

L’objectif de cette étude est de rendre compte de la richesse de la réflexion sur les phénomènes religieux que propose l’épisode. Il nous faudra pour cela analyser sa construction, les choix du réalisateur, les dialogues et les nombreuses citations et allusions bibliques qu’ils contiennent, et pénétrer dans la complexité des destins personnels, en particulier autour des flashbacks qui définissent tous le positionnement religieux des personnages. Ce sera l’occasion de se pencher sur diverses références à des émissions de télévision, à la culture et à l’histoire des États-Unis peut-être peu évocatrices pour un public non américain, et d’étudier les formes d’un anglais remarquablement inventif et souvent intraduisible – il est ainsi impossible de maintenir en français à la fois le caractère lapidaire et le sens de l’expression Trust no bitch, ou même de trouver un bon équivalent au mot bitch si souvent utilisé par les détenues. Entrons donc à Litchfield, et voyons ce que nous disent quelques-uns, et surtout quelques-unes, de ses habitant(e)s.

Trois personnages sans dieu

La thématique religieuse dans TNB, c’est pour une part l’absence de croyance ou l’échec de la transcendance. La complexité est néanmoins toujours présente et l’échec n’empêche pas une forme de puissance, comme le montrent les parcours de Lorna, Janae et Boo.

Lorna : un catholicisme dépassé

Issue d’une famille d’origine italienne, Lorna est catholique. Elle porte le plus souvent une croix autour du cou qui témoigne de cet héritage. Elle a une vision tout à fait traditionnelle du rôle de la femme au sein du couple et accorde une grande importance à la fidélité : le conservatisme chrétien fusionne en elle avec un romantisme exacerbé, où l’amour joue un rôle central (du reste, au lieu du corps du Christ, c’est un cœur qui orne son pendentif en forme de croix). Dans TNB, le flashback de Lorna, qui montre sa première communion, met en scène le plus important des sacrements chrétiens : l’eucharistie. Elle reçoit l’hostie des mains du prêtre mais ne la mange pas. Réprimandée par ses parents, elle leur explique qu’elle a lu dans un magazine que les aliments blancs font grossir. Alors qu’elle tente de la raisonner, sa mère appelle l’hostie un « cracker », terme qui désigne un gâteau apéritif. On comprend qu’elle adapte son vocabulaire à l’âge de Lorna, mais cette réplique contient tout de même une dimension blasphématoire – tout en étant très amusante. Le pain eucharistique est le corps du Christ comme le rappellent les paroles du prêtre au début de la scène, si bien qu’il s’agit de l’élément matériel le plus sacré du christianisme. L’Église catholique contemporaine maintient en effet le dogme de la présence réelle élaboré au XIIIe siècle, selon lequel les espèces eucharistiques font bien plus que symboliser ou représenter le corps et le sang du Christ : elles deviennent réellement ce corps et ce sang au cours de la messe[22] [22] Pour connaître la doctrine officielle de l’Église catholique, on peut se référer au Catéchisme de l’Église catholique. Rédigé par une commission de douze cardinaux et évêques nommée par Jean-Paul II et publié pour la première fois en 1992, il est régulièrement réédité et disponible en ligne dans de nombreuses langues. On peut y lire, dans le § 1374 : « Dans le très saint sacrement de l’Eucharistie sont “contenus vraiment, réellement et substantiellement le Corps et le Sang conjointement avec l’âme et la divinité de notre Seigneur Jésus-Christ, et, par conséquent, le Christ tout entier” (Concile de Trente : DS 1651). “Cette présence, on la nomme ‘réelle’, non à titre exclusif, comme si les autres présences n’étaient pas ‘réelles’, mais par excellence parce qu’elle est substantielle, et que par elle le Christ, Dieu et homme, se rend présent tout entier” (Mysterium fidei 39) ». . La transformation eucharistique étant un phénomène à la fois surnaturel et invisible, et l’absorption de l’hostie n’entraînant aucun changement objectif chez le communiant, la croyance dans le dogme officiel implique un pur acte de foi[33] [33] Comme l’explique le Catéchisme de l’Église catholique, § 1381. . Or toute la scène laisse supposer que la famille de Lorna entretient un rapport principalement formel à la religion. Après que sa mère lui a dit « The cracker’s the whole point », Lorna répond : « No, Mommy, the dress is the whole point ! Thank you Jesus, thank you Jesus, thank you Jesus ! ». Elle s’adresse donc directement à Dieu, mais pour le remercier de lui avoir donné l’occasion de porter une jolie robe : l’imaginaire chrétien présente pour elle bien moins d’attraits que l’univers de la mode, des magazines et des régimes.

Le flashback intervient après la discussion entre Lorna et Vince au parloir, au cours de laquelle ils ont décidé de se marier. La première communion évoque une cérémonie de mariage par le fait qu’elle se déroule dans une église, que Lorna marche solennellement en direction de l’autel et du prêtre, et surtout par la robe, le diadème et le voile blancs qui lui procurent un si grand contentement. Le flashback met donc en scène une sorte de répétition d’un mariage et invite à imaginer une cérémonie religieuse traditionnelle, celle que Lorna adulte désire ardemment. Plus tard dans l’épisode, son mariage avec Vince est en effet célébré. Le lien avec la communion est établi par le fait que Lorna arbore un voile blanc, mais le contraste entre les deux scènes ne pourrait être plus grand. Ce voile est confectionné avec du papier toilette, et l’héroïne porte, au lieu d’une robe blanche, l’habituelle combinaison beige et informe des détenues. La cérémonie ne se déroule pas à l’église mais dans le parloir, avec les machines distributrices d’aliments en arrière-plan et devant le bureau du gardien qui remplace l’autel. Elle est purement civile puisqu’elle est célébrée non par un prêtre mais par la chapelaine de la prison, personnage quelque peu renfrogné et désagréable, qui déclare : « By the power vested in me by the State of New York, I now pronounce you husband and wife ». Elle ne se réfère à aucun élément chrétien et aucun des noms de Dieu n’est prononcé au cours de la cérémonie. Il ne s’agit donc pas d’un mariage traditionnel, mais l’union de Lorna et Vince n’en constitue pas moins un moment de joie et d’émotion intenses pour les deux époux, une scène extrêmement touchante par la sincérité des sentiments qu’ils expriment. Les règles imposées par la prison n’apparaissent pas comme des limites mais comme l’occasion de réinventer et réenchanter un rituel parfois compassé. L’amour de Dieu laisse Lorna indifférente, l’amour pour Vincent Muccio lui permet d’expérimenter un authentique bonheur… et une sexualité fort satisfaisante, comme le montre la fin de la séquence.

Janae : un Islam oppressif

Le flashback de Janae montre l’héroïne à la fin de l’adolescence, discutant de son avenir avec ses parents. La scène s’ouvre avec une réplique du père : « You’ve disciplined your body in accordance with the teachings of Blessed Elijah, for the glory of Allah ». Le « bienheureux » ou « saint Elijah » est Elijah Muhammad, qui dirigea et fut le principal idéologue de Nation of Islam de 1934 à sa mort en 1975[44] [44] Claude A. Clegg, An Original Man : The Life and Times of Elijah Muhammad, New York, St. Martins Griffin, 1997 ; Herbert Berg, Elijah Muhammad and Islam, New York, New York University Press, 2009. . Le père de Janae est donc un membre de cette organisation qui vise la libération politique et religieuse des Noirs ; elle tient l’Islam pour leur vraie religion et prédit la venue d’une ère historique dominée par la nation noire. Fondamentale dans le parcours de Malcolm X ou Mohammed Ali qui y adhérèrent, Nation of Islam a joué un rôle majeur dans l’histoire de la communauté africaine-américaine aux États-Unis. Une marche organisée par le mouvement à Washington en 1995 a réuni autour de 500 000 personnes. Il est bien vivant aujourd’hui, même s’il ne compte plus que quelques dizaines de milliers de membres[55] [55] Voir surtout Mattias Gardell, In the Name of Elijah Muhammad : Louis Farrakhan and The Nation of Islam, Durham, Duke University Press, 1996 ; Dennis Walker, Islam and the Search for African American Nationhood : Elijah Muhammad, Louis Farrakhan, and the Nation of Islam, Atlanta, Clarity Press, 2005 ; Dawn-Marie Gibson, The Nation of Islam, Louis Farrakhan, and the Men who Follow Him, London, Palgrave Macmillan, 2016. .

Nation of Islam prône pour ses membres une morale sévère, des interdits alimentaires, l’austérité vestimentaire, et prohibe les drogues, l’alcool ou la danse. Concernant les femmes, on peut lire sur le site de l’organisation, dans un texte datant de 1996 : « Our women are taught a dress code of modesty that will lead to the practice of high morality »[66] [66] https://www.noi.org/noi-history/.La page indique : « Document written by Minister, Writer, Music Composer and wife of the Honorable Elijah Muhammad Mother Tynetta Muhammad, March 28, 1996 ». . La mère de Janae porte en effet un voile et la discussion concerne cette question. Les succès de Janae en athlétisme peuvent lui permettre d’obtenir une bourse pour intégrer une bonne université, mais le père s’y oppose : « Not if it means running half-naked in public, like a common whore ». Janae définit son positionnement de manière claire et radicale : « Maybe Allah ain’t my god. Maybe I don’t want to be a proud daughter in the Nation of Islam », puis son père la gifle. On comprend que cette discussion va déclencher une forte rupture au sein du cercle familial, l’une des causes des difficultés ultérieures de Janae.

Le flashback montre une opposition. Mais, considéré par rapport à la scène précédente, il révèle que Janae adulte défend certaines des valeurs héritées de son éducation. Au cours du repas à la cantine, elle s’offusque de l’entraide que les Black girls accordent à Soso et du fait que Cindy souhaite se convertir au judaïsme. Elle déclare : « I got a Black Jew, I got an Asian Black, a bunch of race-squatting carpetbaggers ». « Carpetbagger » est un terme dépréciatif utilisé par les habitants du Sud des États-Unis pour désigner les habitants du Nord venus chercher fortune au Sud après la guerre de Sécession (il se réfère aux carpet bags, des sacs réalisés avec un tissu proche d’un tapis que les émigrants portaient sur leur dos). Dans l’usage moderne, le mot s’applique à des opportunistes ou à des individus occupant des positions ou des territoires qui ne leur sont pas destinés. Ainsi, dans une certaine mesure, la pensée raciale de Nation of Islam est encore vivante en Janae. La mythologie élaborée par Elijah Muhammad établit en effet l’idée d’une supériorité de la race noire ; il prône le séparatisme, c’est-à-dire l’établissement d’une nation séparée et autonome pour les Noirs[77] [77] Elijah Muhammad, Message to the Blackman in America, Phoenix, Secretarius MEMPS Publications, 1973, p. 20, 33, 36 (« Separation of the so-called Negroes from their slave-masters’ children is a MUST. It is the only solution to our problem »), 38… . En dépit de cet héritage assumé par Janae, l’appartenance de sa famille à Nation of Islam apparaît oppressive, nuisant à l’épanouissement du personnage qui se révolte. Elle renonce à la religion de son milieu et apparaît hermétique à tout phénomène spirituel depuis son arrivée à Litchfield.

Boo : Dieu n’existe pas

Le flashback de Boo dure seulement 42 secondes, mais il intervient au cœur de l’épisode et sa résonance est durable. Boo est électrocutée puis réanimée grâce à un défibrillateur. Le secouriste lui explique la situation, mais elle ne réagit nullement à ses paroles et prononce sans le regarder deux phrases déconnectées de son explication : « There’s no God. There’s nothing ». La scène ne peut être comprise sans se référer aux expériences de mort imminente (EMI) vécues par des patients en état de mort clinique mais qui ont éprouvé ou vécu divers types de sensations ou visions, plus ou moins ressenties comme de nature religieuse. Les EMI, activement étudiées depuis divers champs de la médecine, de la psychologie et de la spiritualité, sont l’occasion d’une intense réflexion sur l’au-delà et la métaphysique dans l’univers contemporain[88] [88] On pourra se référer à The Handbook of Near-Death Experiences : Thirty Years of Investigation, éd. Janice Miner Holden, Bruce Greyson, Debbie James, Santa Barbara, Praeger, 2009 et aux sites de l’International Association for Near-Death Studies et de la branche française de cette association (IANDS-France), où l’on peut consulter de nombreux témoignages et études scientifiques. . Que s’est-il passé pour Boo ? On pourrait penser qu’elle connaît le phénomène des EMI et réalise justement qu’elle n’a vécu aucune expérience de ce type : entre son électrocution et son retour à la conscience, elle n’aurait rien vu. Mais la mise en scène invite à une perception quelque peu différente.

Au début de la séquence, la caméra se trouve près de Boo dans la cuisine, puis, au moment du flash provoqué par la prise défectueuse, se déplace dans la pièce attenante. Après que Boo a été projetée au sol par le choc électrique, on ne voit plus d’elle qu’un petit morceau de son pantalon, comme s’il fallait préserver le mystère de son expérience, comme s’il était impossible d’y avoir accès. Aussitôt la caméra zoome : on se rapproche lentement du corps de Boo, mais on ne le voit pas davantage ; ce mouvement apparemment immotivé augmente le mystère. Intervient ensuite un fondu au blanc, lié d’une manière ou d’une autre à l’état de conscience de Boo, et l’on entend un sifflement, que l’on pourra identifier seulement plus tard au son du chargement du défibrillateur. Alors que le fondu au blanc ne dure que quelques secondes, le secouriste est déjà présent lorsque l’image revient : une ellipse temporelle a été mise en place. Tous ces éléments créent un climat quelque peu angoissant et teinté de paranormal, ils induisent une perte des repères. En effet Boo a franchi la limite entre le monde des vivants et le monde des morts. Déliée de ses attaches corporelles, sa conscience s’ouvre à l’inconnu. Boo a-t-elle pour autant vécu une authentique EMI, c’est-à-dire a-t-elle expérimenté quelque chose alors qu’elle était inanimée ? La manière dont elle prononce les deux phrases citées, très lapidaires et déconnectées de la situation dans laquelle elle se trouve, suggère qu’elle sait, de manière indiscutable et parce qu’elle a vu l’autre côté, qu’il ne s’y trouve rien, ni dieu, ni paradis, ni enfer. Boo a donc reçu, semble-t-il, une révélation. Révélation tout à fait paradoxale : l’athéisme n’est pas ici le résultat d’une démarche philosophique ou d’une réflexion amenant à un détachement progressif d’une éducation religieuse, mais le résultat d’une expérience métaphysique qui s’impose au sujet. C’est en quelque sorte l’au-delà qui révèle à Boo sa propre inexistence.

Immédiatement après avoir prononcé les deux phrases de sa révélation, Boo sourit, ce qui peut également sembler paradoxal. Ce contentement traduit peut-être la prise de conscience d’avoir eu raison depuis longtemps sur une question importante, ou une forme de revanche par rapport à une pensée chrétienne dominante. Boo a en tous cas une raison bien précise d’éprouver du soulagement : son homosexualité est au cœur de son identité, or la Bible et les Églises chrétiennes qu’elle a principalement dû connaître condamnent globalement l’homosexualité (l’épisode Finger in the Dyke est justement construit autour de l’opposition entre l’affirmation personnelle de Boo et le christianisme fondamentaliste et homophobe des « soutiens » de Doggett). L’héroïne sait désormais qu’aucune entité supérieure n’est là pour déclarer une orientation sexuelle supérieure à une autre, et qu’aucun Dieu ne va la juger ou la condamner après sa mort.

Le flashback de Boo renvoie à la toute première scène de l’épisode, où elle et Dogget discutent du fait qu’elles ont renoncé à « violer » le gardien Coates. La dernière réplique du dialogue est prononcée par Boo : « God there’s no fucking justice ». Cette phrase n’est pas très différente de « There’s no God », puisqu’elle commence par une interjection/invocation de Dieu, et que Dieu, dans le christianisme, est chargé de rendre la justice suprême. La phrase se réfère au fait que Coates, qui a violé Doggett à plusieurs reprises, ne subit aucune punition. Or Boo, très concernée par les inégalités de genre, a aidé sa camarade à réaliser que le comportement de Coates à son égard ne fait qu’entretenir la position d’infériorité qu’elle a intériorisée, et elle l’a incitée à agir dans le but de rétablir la justice (par une vengeance un peu élémentaire certes, mais quelles autres possibilités s’offrent à elles ?). Plus avant dans l’épisode, Coates a été blessé physiquement grâce à une nouvelle stratégie conçue par Boo et Doggett, et toutes deux se réjouissent : justice a été rendue. L’illusion est cependant de courte durée. Elles voient la détenue nouvellement chargée de conduire la camionnette se présenter à Coates. Il s’agit de la jeune, belle et sympathique Maritza, si bien que Boo et Doggett pensent qu’elle va subir le même sort que cette dernière. La justice s’éloigne à nouveau, et c’est alors qu’intervient le flashback. Le lien entre les deux scènes est moins évident que ce n’était le cas pour Lorna et Janae, mais c’est justement leur enchaînement qui suggère une interprétation. Depuis le début de la saison 3 Boo n’est plus une bitch uniquement concernée par ses propres intérêts : elle fait preuve d’altruisme en aidant Doggett de multiples manières. Outre le soutien amical qu’elle lui procure, elle renonce à ses sédatifs afin de les utiliser pour endormir Coates et prend des risques importants lors de la tentative de viol. Dans TNB, elle est un personnage à la fois athée et épris de justice – peut-être parce que sa conscience de l’absence de rétribution dans l’au-delà la rend particulièrement sensible aux injustices terrestres. Puisque Dieu n’existe pas, il lui revient d’agir, ici et maintenant. Pour elle comme pour Lorna et Janae, la religion est impuissante et l’idée de l’existence de Dieu est dépassée.

Trois personnages en quête

Dans TNB, Gloria, le conseiller Sam Healy et Norma sont animés par une quête de nature plus ou moins spirituelle. Tous trois sont également confrontés à un ou plusieurs événements qu’ils perçoivent comme miraculeux : le surnaturel s’invite ainsi dans l’épisode.

Gloria, la vertu

Trois sacrements du catholicisme sont à la fois présents et détournés dans TNB : on a vu l’eucharistie et le mariage, c’est aussi le cas de la confession ou pénitence. Gloria demande à Sister Jane d’accepter de recevoir sa confession. Or, dans le catholicisme, seuls les prêtres peuvent administrer ce sacrement – Jane souligne elle-même qu’elle n’est pas « qualified » pour le faire. Gloria cherche le bien : elle pense qu’elle a commis un péché en n’aidant pas Sophia et elle en ressent, selon son propre terme, de la culpabilité. Mais la conduite personnelle n’est pas seule en jeu, et Gloria met en cause le système carcéral : « It’s this place. We’re locked up, all of us in a cage. And it brings out, man… it brings out the worst, most selfish parts ». Jane partage cette vision tout en élargissant le propos : « It’s this place. It’s us. I didn’t say anything either when they took Sophia to Seg. We fail, and God forgives us, but… I don’t know if we can ever really… forgive each other… or ourselves. I guess you can say some Hail Marys. I don’t know what else to tell you. It’s all wrong ». Jane fait preuve d’un étonnant scepticisme pour une sœur : elle apparaît tout à fait démunie et incertaine face à l’expérience de Gloria. Elle lui suggère de réciter des Je vous salue Marie, ce qui est l’une des pénitences les plus couramment administrées par les prêtres pour les péchés mineurs, mais sans aucune certitude quant à l’efficacité du procédé. Plus encore, il semble que Dieu n’apporte aucune réponse et aucun sens à l’expérience de Gloria ; c’est comme si les normes morales qui s’appliquent au sujet en dehors de la prison n’étaient plus valables en son sein. Il se peut aussi que son discours concerne l’ici-bas en général. La formule « It’s all wrong » renvoie aux idées de mal et d’injustice, qui règnent sur terre sans que l’existence ou la non-existence de Dieu n’y change rien. La confession nous ramène donc au thème de l’impuissance de la religion. La justice n’existe pas alors même que le système pénitentiaire relève du Department of Justice, et le pardon, autre valeur essentielle du christianisme, semble impossible. On pense au titre de l’épisode : mieux vaut également n’accorder sa confiance à personne et l’égoïsme apparaît bien, par la force des choses, comme la loi de la prison.

Le flashback de Gloria intervient après la scène de la confession. Enceinte, elle attend de passer une échographie, accompagnée par sa tante Lourdes. On sait depuis l’épisode Fucksgiving dans la saison 1 que ce personnage est une santera, qui a initié Gloria à la santeria, une religion animique d’origine africaine qui repose sur des rituels magiques et l’invocation des orishas. Elle pratique justement un rituel visant à faire que l’enfant soit un garçon, alors que l’échographie précédente a montré qu’il s’agit d’une fille. Au cours de l’examen l’infirmière annonce, très étonnée : « She’s a he ! ». Lourdes lève les yeux au ciel et s’écrie « Ay amen ! » : les deux femmes pensent que le rituel a fonctionné. Cette scène est liée au destin de Sophia qui a elle aussi changé de sexe. Elle évoque la possibilité qu’un tel changement soit possible et perçu positivement, ce que Gloria, finalement, souhaite pour sa co-détenue. Le flashback fonctionne donc par contraste avec la scène de la confession : il dit que les rituels religieux peuvent être efficaces, que le réel peut être enchanté, que le bonheur peut advenir, afin de mieux souligner l’opposition entre la prison et le monde normal. Par ailleurs, il introduit la présence ou la possibilité du surnaturel dans l’univers fictionnel construit par TNB.

Puis Gloria reprend sa quête. Plus tard dans l’épisode, on la voit prier dans la chapelle et protéger les siens. Jane va quant à elle faire preuve de beaucoup de courage pour tenter de sauver Sophia dans la saison 4. Pour ces deux personnages, le désenchantement est bien réel, mais il n’empêche pas l’espoir et la lutte. Dieu est peut-être absent, mais la croyance demeure.

Healy, l’amour

Dans son flashback, Healy est enfant. En détresse à cause des problèmes psychiatriques de sa mère, il frappe à la porte d’une église et appelle le pasteur. Personne ne répond mais arrive un homme qu’Healy prend d’abord pour le pasteur. Puis il écarquille les yeux et s’adresse à lui : « Jesus ? ». Le spectateur se pose la même question, tant l’homme ressemble à la figure de Jésus telle qu’elle a été imaginée depuis l’époque médiévale (fig. 1-2). Il a un beau visage aux traits purs, un nez long et fin, les cheveux châtains, longs et séparés par une raie médiane, une barbe longue. D’après les évangiles, Jésus a vécu comme un vagabond : il ne travaillait pas, vivait d’aumônes et voyageait constamment. Le personnage qui arrive auprès d’Healy est un clochard : il est vêtu très pauvrement et se sert d’une couverture comme manteau. En outre, l’atmosphère est tout à fait propice aux manifestations surnaturelles. Il fait nuit, il neige, et les projecteurs qui illuminent la façade de l’église, ainsi que les vitraux éclairés depuis l’intérieur du bâtiment, créent une atmosphère féérique. Ainsi, on pense qu’un miracle se produit, et que Dieu se manifeste en effet : alors que la porte de l’église reste close et que le pasteur demeure absent, Jésus en personne répond à l’appel de Healy. L’illusion ne dure pas. Le vagabond est un véritable vagabond, totalement ivre, qui s’écroule sur Healy en vomissant. Dans le dernier plan de la scène (fig. 3), la caméra se trouve en hauteur, en plongée. Le groupe formé par Healy et le vagabond évoque celui de la Pietà où le Christ est étendu, mort, dans le giron de sa mère éplorée. Il apparaît au centre d’un triangle dont les angles correspondent aux points lumineux créés par trois projecteurs. Une allusion à la Trinité est possible, d’autant que le point de vue adopté pourrait être celui de Dieu, et que le son des cloches que l’on entend alors augmente le caractère dramatique et mystique de ce moment. Ces choix formels empruntés à la tradition de l’art religieux soulignent-ils par ironie l’absence de Dieu ? On verra que la scène qui commence immédiatement après invite à le penser, mais l’ambiguïté demeure, puisque le plan le plus mystique intervient après la désillusion. Ne peut-on penser que Healy est au contact d’un nouveau Jésus, ou de l’un des pauvres et des exclus auxquels il a promis le paradis ? Ou bien, par sa souffrance, par son appel à Dieu afin de sauver sa mère, le personnage n’assume-t-il pas une dimension christique ? Il y a en tous cas une volonté de conjuguer sordide et sacré, précisément ce qui s’est produit lors de la consommation du sacrifice du Christ sur la croix.

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Fig. 1. Trust No Bitch : le vagabond vu par Healy / Fig. 2. Philippe de Champaigne, Sainte Face, v. 1650, Magny-les-Hameaux, musée National de Port-Royal-des-Champs.

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Fig. 3. Trust No Bitch : Healy et le vagabond.

Dans TNB, Healy est en quête d’amour et de réconfort. Son mariage avec Katya ne fonctionne pas et la séparation semble inévitable. Les sentiments qu’il éprouve pour Red se réveillent mais celle-ci résiste. Au cours de la discussion qu’ils ont après le mariage de Lorna, il lui dit : « You gotta believe in something. Why not love ? ». Il est donc question de foi, d’une croyance en quelque chose qui donnerait du sens à la vie, et il pourrait s’agir de l’amour. Red répond par des propos tout à fait désespérants : « Everybody has a soul mate. But they’re usually on the other side of the bars, or the wall, or the planet from you. That’s the way the universe works », un discours fataliste qui rappelle le « It’s all wrong » de Sister Jane. Elle prononce ensuite une phrase magnifique qui est une image poétique évanescente en même temps que le terme malheureux d’une espérance : « Our ships passed too late in the night for one of them to change course, Sam », puis le flahsback intervient. Il est dont relié directement à la scène qui précède d’un point de vue narratif et émotionnel (Healy expérimente deux fois un espoir déçu) et d’un point de vue plus sémantique. La notion centrale de la pastorale de Jésus est l’amour : croire en Jésus, c’est croire en la force de l’amour entre les hommes, c’est croire en la force de l’amour de Dieu pour les hommes puisque le Christ a décidé de se sacrifier pour leur permettre l’accès au paradis, c’est décider d’aimer Dieu. Le Dieu d’amour, qui semble n’avoir jamais existé pour Red, ne se manifeste pas pour Healy, mais sa quête n’aura pas été vaine : plus loin dans l’épisode, sa femme Katya exauce l’un de ses souhaits, ce qui laisse augurer une reprise de leurs relations.

Norma et les pouvoirs surnaturels

Ancienne co-épouse d’un gourou New Age, Norma est elle-même devenue une guide spirituelle en prison, à qui ses adeptes ont attribué plusieurs phénomènes surnaturels. Dans TNB, Leanne perçoit le visage de Norma dans les marques de brûlure qui apparaissent à la surface d’un toast (fig. 4). Elle s’exclame aussitôt « It’s a miracle ! » et improvise un discours de louange : « Praise be to Norma ! Her image has been emblazoned by the universe unto Toast as a reminder of her power and goodliness here on this earth ». La formulation est inspirée de la liturgie chrétienne, mais le contenu relève d’une forme de panthéisme (c’est l’univers qui agit, non pas Dieu) et de culte personnel : la louange est adressée à Norma. Ces paroles sont aussi amusantes puisqu’un toast devient une entité à laquelle on se réfère comme à une personne, et puisqu’il contient un néologisme révélateur de l’inculture de Leanne et donc décalé par rapport au registre très soutenu qu’elle utilise ici. Le terme goodliness, en effet, n’existe pas, mais il est tout de même très évocateur : il condense les concepts de goodness (bonté), godliness (le fait d’obéir à Dieu) et holiness (sainteté).

« Toast Norma » (nom d’emblée attribué au toast par Leanne), pourrait être perçu comme tout à fait ridicule. Il s’inscrit en fait dans la lignée de deux des plus importantes reliques chrétiennes, et appartient comme elles à la catégorie des images dites acheiropoïètes, c’est-à-dire non faites de main d’homme[99] [99] Voir Proceedings of the International Workshop on the Scientific Approach to the Acheiropoietos images, éd. Paolo Di Lazzaro, Frascati, ENEA, 2010 ; Das Christusbild : zu Herkunft und Entwicklung in Ost und West, éd. Karlheinz Dietz et al., Würzburg, Echter, 2016. . Selon une légende progressivement élaborée au cours du Moyen Age, une disciple du Christ nommée Véronique aurait essuyé le visage de Jésus à l’aide de son voile lors du portement de croix, et l’image de son visage se serait miraculeusement imprimé sur le voile[1010] [1010] Ewa Kuryluk, Veronica and her Cloth : History, Symbolism, and Structure of a « True » Image, Cambridge, Blackwell, 1991 ; The Holy Face and the Paradox of Representation, éd. Herbert L. Kessler, Gerhard Wolf, Bologne, Nuova Alfa Editoriale, 1998. . Un tel voile, également appelé « Véronique », a été donné à la basilique Saint-Pierre-de-Rome au VIIIe siècle et a fait l’objet d’un culte important avant de disparaître au début du XVIe siècle. Mais la popularité ultérieure de l’objet est attestée par les nombreuses représentations créées à l’époque moderne. Dans une toile de Zurbarán (fig. 5), c’est, comme sur Toast Norma, un camaïeu de formes estompées, semblant émerger du support, qui crée l’image du visage divin. Le Toast évoque aussi le Saint-Suaire, le linceul dans lequel le Christ aurait été enveloppé avant sa mise au tombeau et qui aurait miraculeusement reçu l’empreinte de son corps. L’une de ses versions, conservée à Turin, fait encore l’objet d’une dévotion ardente, bien que des analyses scientifiques aient prouvé que cet objet a été confectionné de manière plutôt grossière au XIIIe ou au XIVe siècle[1111] [1111] La bibliographie sur le Saint-Suaire est pléthorique, et il est remarquable que les positions les plus contradictoires sur l’authenticité de la relique continuent de s’affronter. . Toast Norma peut donc se prévaloir d’antécédents prestigieux, mais les scénaristes d’OITNB se sont inspirés d’un fait réel et récent. En 2004, une habitante d’Hollywood en Floride, Diana Duyser, met en vente sur eBay un toast qu’elle prétend avoir grillé dix ans auparavant et qu’elle a arrêté de manger après avoir vu le visage de la Vierge à sa surface. Elle le conserve donc précieusement et constate deux choses. D’une part il lui porte bonheur, puisqu’elle aurait gagné grâce à lui 70 000 dollars en jouant au casino. D’autre part, bien qu’elle n’ait pris aucune mesure particulière, le toast se conserve parfaitement bien. La page de l’objet sur eBay a été consultée plus d’1,7 million de fois avant que le toast ne soit acquis par un site de jeux en ligne pour la somme de 28 000 dollars. Dans les témoignages concernant cet objet, il est couramment appelé Virgin Mary Grilled Cheese Sandwich[1212] [1212] L’expression semble avoir été mise au point par le journaliste Jim DeFede, qui a transporté le toast de la Floride à Las Vegas après son achat et a raconté ce voyage dans un article accessible en ligne. Elle est reprise dans J. Gordon Melton, The Encyclopedia of Religious Phenomena, Canton, Visible Ink Press, 2008, p. 129-130. Voir aussi, parmi les nombreux articles parus à l’occasion de la vente : http://news.bbc.co.uk/2/hi/4034787.stm (article du 23 novembre 2004). . L’histoire contient une part de vulgarité et une dimension pécuniaire assez désagréables pour un phénomène qui relève a priori du sacré. Toast Norma est également, mais pour d’autres raisons, un objet ambigu.

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Fig. 4. Trust No Bitch : Toast Norma / Fig. 5. Francisco de Zurbarán, Voile de Véronique, 1631, Stockholm, musée national des beaux-arts.

Au début de l’épisode, Norma doit faire face à une crise de confiance suite au miracle manqué de la libération d’Angie. Les quelques adeptes restantes sont réunies, et Gina suggère : « Maybe you need to bust out the eggs again, like in the old days ». Elle se réfère ainsi aux rituels issus de la santeria qu’elle a pratiqués dans le dernier épisode de la saison 2 et durant la saison 3. Son réveil spirituel a en effet eu lieu au contact de Gloria, puis elle a trouvé son indépendance. La réplique est révélatrice du fait que les fidèles de Norma font feu de tout bois pour trouver un réconfort spirituel. Leanne explique que « Norma doesn’t need that voodoo shit », mais elle-même se réfère ensuite aux « spirit friends » avec lesquels Norma pourrait être en contact. Elle poursuit : « Look, people love a sign, you know ? We’re all looking for a clue that there’s a reason for things, that everything’s not random and lonely you know ? Maybe focus on another miracle ». Leanne développe une conception du miracle radicalement opposée à l’approche chrétienne traditionnelle. Dans celle-ci, les miracles sont le résultat de la volonté de Dieu qui décide d’intervenir dans l’histoire humaine soit directement, soit à travers les saints auxquels il accorde pour un temps le charisme des miracles[1313] [1313] Dans le Catéchisme de l’Église catholique, les miracles font partie des « grâces spéciales » ou « charismes » qui sont tous des « dons que l’Esprit [l’Esprit Saint, l’une des trois personnes divines] nous accorde pour nous associer à son œuvre, pour nous rendre capables de collaborer au salut des autres et à la croissance du Corps du Christ, l’Église ». Dans sa Somme théologique (II-2, qu. 178, art. 2), Thomas d’Aquin écrit : « Les vrais miracles ne peuvent être faits que par la puissance divine : Dieu les produit pour l’utilité des hommes. Et cela pour deux fins : 1° pour confirmer la vérité prêchée ; 2° pour montrer la sainteté d’un homme que Dieu veut proposer en exemple de vertu ». . Selon Leanne, Norma disposerait d’un pouvoir permanent qu’elle pourrait activer en fonction de sa propre volonté, sans l’intervention de Dieu. Surtout, Leanne opère une véritable déconstruction rationaliste du phénomène miraculeux. Pour elle en effet, les miracles sont accomplis en fonction d’un but, celui de prouver aux détenues qu’il existe une instance supérieure derrière le réel, qui le charge de sens et grâce à laquelle l’existence humaine n’apparaît pas « random and lonely » c’est-à-dire déterminée par le hasard ou absurde et isolée, vide. Le besoin de sens est ici premier, puis on invente des « signes » qui viennent combler un manque. La transcendance apparaît alors comme une invention humaine. Le discours religieux traditionnel postule au contraire l’existence de la transcendance et de Dieu, qui précèdent l’homme : il faut croire en Dieu non pas parce que la vie sans lui et ses signes serait désespérante, mais parce qu’il existe.

C’est justement Leanne qui « invente » le signe que constitue Toast Norma. Mais ce signe est ambigu, puisque, dans les deux scènes où il est bien visible, il est difficile de croire que l’image dont il est le support est le produit du hasard. Dans la seconde, qui commence à la minute 46, il a été placé sur un minuscule autel dans une sorte d’ostensoir fabriqué dans une cagette en carton. Les adeptes de Norma lui apportent des offrandes alimentaires selon une pratique observée dans de nombreuses religions animistes. Le premier plan de la scène montre le toast de près, puis le visage de Norma, orienté de la même manière que celui sur le toast, et animé par une expression bienveillante : le culte semble reposer sur des bases solides. Mais Poussey intervient et Leanne le discrédite aux yeux du spectateur en disant : « Hey, we’re toasting Norma here. It’s our new thing ». Elle fait à nouveau preuve d’un humour involontaire. Le verbe toast signifie griller un pain ou un autre aliment ou lever son verre et boire en l’honneur de quelqu’un ou quelque chose. Les adeptes de Norma n’accomplissent ni l’une ni l’autre action, mais elles font aussi un peu les deux : Norma a en quelque sorte été grillée sur le toast, et elles se réunissent pour honorer leur guide. L’expression It’s our new thing est elle aussi décalée par rapport au caractère supposément sacré de Toast Norma. On s’attend plutôt à ce qu’elle soit prononcée par des enfants qui auraient conçu un nouveau jeu afin de ne pas s’ennuyer. On apprend plus tard qu’« Angie ate Toast Norma. She thought it would give her powers or some stupid shit ». Manger une image miraculeuse ou un objet sacré afin d’en absorber la puissance est une pratique bien attestée dans de nombreuses traditions religieuses et dans le christianisme avec l’eucharistie[1414] [1414] Voir sur ce point Jérémie Koering, Les images que l’on mange, Arles, Actes sud, à paraître. . Mais l’action d’Angie met de fait un terme au culte de Toast, et les pouvoirs spirituels de Norma sont encore une fois remis en cause. En dépit de l’apparence effectivement troublante du toast et de la certitude qu’il n’a pas été fait de main d’homme, l’éphémère histoire de cet objet révèle la difficulté à construire un culte autour d’objets sacrés dans l’univers contemporain. Un nouveau réveil est-il possible ?

À la minute 76, Norma se promène seule, déprimée, dans le parc de la prison. Levant les yeux, elle voit une vaste ouverture dans le grillage qui constitue la clôture de la prison. Elle place sa main au-dessus de ses yeux pour mieux voir, puis la révélation a lieu. Elle écarquille les yeux et on entend une inspiration : Norma a perçu cette ouverture comme un « signe », un miracle qui lui est destiné. Sans une hésitation, sans un regard vers ses camarades car elle obéit à ce qu’elle ressent comme un appel, Norma s’élance radieuse vers l’ouverture et elle est très vite suivie par d’autres détenues : elle retrouve son rôle de guide spirituelle. Aleida l’appelle avec ironie « Norma Christ », mais on verra que d’une certaine manière Norma conduit les détenues vers le paradis, ce qui est le rôle du Christ. Immédiatement après Suzanne s’exclame : « It’s a miracle ! ». A-t-elle raison ?

L’évasion est rendue possible par une série de phénomènes tout à fait improbables. Tout d’abord, la réparation de la clôture est occasionnée par le fait que Caputo et O’Neill ont vu un poulet à l’intérieur de la prison dans l’épisode précédent : ils ont alors repéré un trou dans le grillage. Or le poulet n’est pas un animal comme les autres à Litchfield. L’épisode The Chickening, dans la saison 1, a appris au spectateur l’existence d’une légende relative à un poulet qui aurait, seul parmi les siens, survécu à un massacre. Red affirme qu’il est doté de pouvoirs et qu’elle l’a vu en rêve. Cet animal, entité quasi-mythique, est donc lié au surnaturel. Au lieu de réparer le petit trou vu par Caputo, les techniciens démontent deux pans entiers de grillage, de manière tout à fait imprudente. Ils sont pris de panique en constatant le début de l’évasion et choisissent la fuite. Or les détenues sont à ce moment sans surveillance, puisque beaucoup de gardiens ont décidé d’abandonner leur poste suite à la réunion avec Caputo. Le spectateur de TNB n’a donc pas assisté à un miracle au sens strict, mais tout de même à une combinaison de facteurs tout à fait extraordinaire qui justifie la perception d’un miracle par Suzanne et Norma. La quête de cette dernière, comme celle de Gloria et de Healy dans d’autres circonstances, s’en trouve relancée.

Cindy : I think I found my people

Le personnage de Cindy, joué par l’extraordinaire Adrienne C. Moore, aura sans doute marqué tous les spectateurs d’OITNB par sa truculence, son inventivité verbale[1515] [1515] Dans TNB, elle prononce une réplique fantastique immédiatement avant la séquence du lac : « But now’s my chance for some new Jew juju ! » (prononcer [nju:dʒu:dʒu:dʒu:]). Le terme juju, sans doute issu du français joujou, désigne « an object of any kind superstitiously venerated by West African native people, and used as a charm, amulet or means of protection. Also, the supernatural or magical power attributed to such objects, or the system of observances connected therewith » (Oxford English Dictionary, 1989, sv). L’homophonie est amusante, mais elle est aussi très révélatrice du caractère personnel du chemin suivi par Cindy, qui assume une identité originale en conciliant origine africaine et appartenance au judaïsme. et capillaire, son insolence si réjouissante. Superficielle et inconséquente, Cindy aurait pu ne pas avoir une grande importance dans l’épisode le plus religieux de la série. Ce n’est pas la moindre des surprises offertes par TNB que de voir ce personnage s’impliquer dans une démarche d’approfondissement personnel et de conversion.

Le Beit din

Cindy a fait en sorte que se réunisse un Beit din, ainsi qu’elle nomme elle-même la réunion qui commence à la minute 37. Cette expression, qui signifie littéralement « maison du jugement », désigne dans le judaïsme un tribunal compétent pour diverses questions rituelles et religieuses. Pour les demandes de conversion, il peut se composer comme c’est le cas ici de deux juif(ve)s et d’un rabbin[1616] [1616] Voir Jonathan Magonet, « Who Is a Jew ? Conversion and Jewish Identity Today », dans Not by Birth Alone : Conversion to Judaism, éd. Walter Homolka, Walter Jacob, Esther Seidel, Londres, Cassell, 1997, p. 56 ; Mark F. Lewis, « The First Court ? The Beit Din in Today’s American Judicial System », The Jewish Lawyer, IX, 1993, p. 15-22. . Cindy doit donc persuader ce dernier de l’accepter au sein de sa communauté. Le spectateur pense d’abord que son unique motivation est de conserver son droit aux repas kasher. Mais lorsque le rabbin Tatelbaum l’invite à expliquer le sens de sa démarche, Cindy prononce un très beau discours, qui commence par ces mots : « Honestly. … I think I found my people ». Le terme people évoque ici l’idée de communauté, importante aux États-Unis en général, mais en particulier pour les Noirs : l’histoire de la pensée africaine-américaine est très marquée par une conception essentialiste du peuple. Le terme renvoie également au peuple d’Israël que souhaite rejoindre Cindy. Il est très souvent utilisé dans l’Ancien Testament en anglais et dans un grand nombre de gospels se référant au destin d’Israël, en particulier dans Go Down Moses : la phrase Let my people go, prononcée à plusieurs reprises par Moïse dans l’Exode, y est reprise à la manière d’une incantation[1717] [1717] Voir en particulier la magnifique interprétation de Paul Robeson. Cette phrase est utilisée de manière détournée dans TNB. Après la fouille du box de Stella, Piper dit en effet à Boo : « I don’t fuck around. Let the people know ». Ces deux phrases courtes et parfaitement rythmées sont remarquables par le décalage des registres : l’une est très vulgaire et savoureuse (on pourrait la traduire par « J’ai des couilles »), l’autre est une démarcation d’un verset biblique faisant référence à la libération du peuple d’Israël. Le rabbin Jonathan Magonet souligne le fait que le sentiment d’appartenance au peuple juif est d’autant plus fort qu’il concerne à la fois la sphère du religieux et du politique : « Since Judaism is both a religious faith and the faith of a particular people, the act of ‘conversion’ is at the same time an act of ‘naturalization’, an entry into that people » (« Who Is a Jew ? », p. 55-56). . La résonance particulière de cette référence vétérotestamentaire vient du fait que le peuple noir, opprimé et exilé aux États-Unis, s’identifie au peuple hébreu esclave du Pharaon en Égypte[1818] [1818] Je me permets de citer à ce propos Allen Dwight Callahan : « When African American politician Charlotta A. Bass accepted the nomination as candidate for vice president of the United States on the Progressive ticket in April 1952, she announced to her Socialist comrades that her campaign slogan would be the demand of Moses and Aaron in Pharaoh’s court (Exodus 5:1), “Let my people go.” Martin Luther King Jr., who called southern segregationists “pharaohs” holding African Americans captive in “the Egypt of segregation”, himself took on the mantle of Moses in his last speech, delivered the night before his assassination in Memphis, Tennesse, in 1968. King structures his remarks with the same form that we find in Deuteronomy’s report of the end of Moses’s career on Mount Pisgah, and prophesied that he, like Moses, would not live to enter the Promised Land with those he had led in the wilderness of American apartheid » (« Reading and Using Scripture in the African American Tradition », in Oxford Handbook of African American Theology, éd. Katie G. Cannon, Anthony B. Pinn, Oxford, New York, Oxford University Press, 2014, p 29-30). . Cindy dit « I think I found my people » après un long silence chargé d’émotion, de réflexion et d’hésitation, et un autre silence lui succède : cette réplique est extrêmement significative et témoigne de la voie toute personnelle choisie par l’héroïne. En effet, contrairement au christianisme et à l’Islam, le judaïsme n’est pas une religion courante chez les Noirs américains (souvenons-nous que Janae désigne Cindy comme une « race-squatting carpetbagger ») : Cindy emprunte librement un nouveau chemin spirituel. La phrase implique que la communauté dans laquelle elle a été élevée ne lui convient pas, précisément car, comme elle l’explique ensuite, elle n’autorise pas la réflexion personnelle. Elle pense au contraire que la communauté qui lui convient, son véritable peuple, l’invite à élaborer sa propre démarche philosophique et spirituelle.

Cindy poursuit en opposant point par point l’éducation qu’elle a reçue à ce qu’elle a appris du judaïsme par ses lectures et ses échanges avec Boyle et Ginsberg :

I was raised in a church where I was told to believe and pray. And if I was bad, I go to hell, if I was good, I go to heaven. If I’d aks [sic][1919] [1919] Cindy parle une variété d’anglais américain nommée par les linguistes African American English, qui se singularise notamment par l’inversion de consonnes qui se suivent. D’autres caractéristiques – moins spécifiques – apparaissent dans la scène du Beit din, comme l’omission du verbe être (« She Jewish […]. The food a big part of it »), celle de l’auxiliaire have (« I been working for real ») ou le remplacement de nombreuses formes verbales négatives par ain’t (« It ain’t just about the food »). Voir Lisa J. Green, African American English : A Linguistic Introduction, Cambridge, Cambridge University Press, 2002. Jesus, he’d forgive me, and that was that. And here y’all saying ain’t no hell, ain’t… sure about heaven. And if you do some wrong, you got to figure it out yourself. And as far as God’s concerned, it’s your job to keep aksing questions and to keep learning and to keep arguing. It’s like a verb, it’s like… you do God.

Ce discours est très audacieux d’un point de vue théologique. Il nous fait comprendre que Cindy est devenue familière d’une branche particulière, libérale et progressiste, du judaïsme, le « Reform Judaism »[2020] [2020] Voir pour un point de vue historique Michael A. Meyer, Response to Modernity : A History of the Reform Movement in Judaism, New York, Oxford, Oxford University Press, 1988, et pour un point de vue doctrinal et théologique les nombreux ouvrages du rabbin Dana Evan Kaplan. . Né dans l’Allemagne du XIXe siècle, il est aujourd’hui surtout présent aux États-Unis où il constitue le principal courant en lequel se reconnaissent les Juifs américains. Les réformés pensent que la révélation n’a pas été formulée par Dieu une fois pour toutes sur le mont Sinaï, mais qu’elle est continue et que tous les Juifs peuvent y prendre part en la renouvelant. L’observance stricte de la Halakha n’est donc pas nécessaire, et la doctrine est fondamentalement ouverte. Le fait même que Cindy ait la possibilité de se convertir montre que le rabbin Tatelbaum appartient à ce courant : dans le judaïsme orthodoxe, on maintient en général la doctrine traditionnelle selon laquelle seuls les enfants nés d’une mère juive peuvent être considérés comme juifs[2121] [2121] Voir Conversion to Judaism in Jewish Law, éd. Walter Jacob, Moshe Zemer, Tel Aviv, Pittsburgh, Freehof Institute of Progressive Halakhah, Rodef Shalom Press, 1994 ; Readings on Conversion to Judaism, éd. Lawrence J. Epstein, Northvale, J. Aronson, 1995. .

Cindy souligne le caractère dogmatique et simpliste de la doctrine chrétienne telle qu’on la lui a enseignée, dont témoigne l’opposition tranchée entre l’enfer et le paradis. Une telle opposition n’existe pas dans la pensée juive. La Bible hébraïque accorde une importance restreinte à la question de la vie après la mort. Il y est question à plusieurs reprises du shéol, terme qui peut designer la tombe, ou bien une sorte de néant où les hommes deviennent poussière, ou bien un royaume souterrain et ténébreux où se rendent tous les morts qui y jouissent d’une forme d’existence minimale[2222] [2222] Voir surtout Job 10, 20-22 et 17, 13-16 ; Eccl 9, 2-10. L’idée d’une rétribution des morts dans l’au-delà apparaît dans des textes tardifs (voir surtout Dn 12, 1-3 et Sagesse 5, 15-6, 8), mais elle n’est nulle part clairement formalisée. Voir sur ce point Georges Minois, Histoire des enfers, Paris, Fayard, 1991, p. 20-23 et 60-75 et Simcha Paull Raphael, Jewish Views of the Afterlife, Lanham, Rowman & Littlefield, 2009, p. 51-68. . Dans la pensée juive contemporaine, l’idée d’un enfer comme lieu de punition est en effet absente (« ain’t no hell »), tandis que l’existence d’un paradis, séjour éternel des âmes des justes, état psychique de félicité ou simple symbole, demeure une question ouverte et débattue (« ain’t… sure about heaven »)[2323] [2323] Voir sur ces questions le livre de Simcha Paull Raphael (ibid.). L’auteur pose en introduction la question suivante : « Do Jews believe in the afterlife ? […] The reality is that the whole topic of life after death in Judaism is perplexing and problematic… When asked “What do Jews believe about life after death?” individuals respond with a variety of answers that invariably demonstrate both confusion and a paucity of information available on the hereafter in Jewish tradition » (p. 11-12). Au-delà de l’enquête historique, Raphael cherche à développer dans cet ouvrage « a contemporary model of the afterlife, based on the recent developments in transpersonal psychology and consciousness research » (p. 34, et voir p. 357-402). .

Cindy oppose également deux rapports à la foi et à la morale : dans l’un, la croyance est un impératif et la prière une règle de conduite. Tout en maintenant l’existence de l’enfer, la pensée chrétienne contemporaine accorde une place prépondérante au pardon de Dieu[2424] [2424] Voir en particulier Catéchisme de l’Église catholique, § 981 à 983. . Cette idée est parfaitement illustrée lorsque Sister Jane dit à Gloria : « We fail, and God forgives us ». Elle prononce cette phrase avec conviction au sein d’un discours qui accorde une large place au doute : cette idée a trouvé un écho important dans sa conscience spirituelle comme dans celle de beaucoup de chrétiens. Les propos de Cindy sous-entendent que le caractère automatique du pardon de Dieu constitue un facteur de déresponsabilisation du sujet. Dans le judaïsme au contraire « you got to figure it out yourself ». Dès lors que l’eschatologie est secondaire et qu’il n’y a pas de dogme s’imposant à l’individu, celui-ci doit en effet se concentrer sur l’ici-bas et élaborer sa propre morale.

Le discours de Cindy va très loin dans l’autonomisation du sujet, puisqu’elle pense que même la question de Dieu est ouverte et mérite d’être débattue[2525] [2525] Le rabbin Dana Evan Kaplan, l’une des principales voix du Reform Judaism, écrit : « According to the sages, God created the world and continues to guide everything that happens on earth. Reform Judaism allows for individuals to interpret this concept in different ways. Some may accept this belief literally, while others may understand it entirely in symbolic terms. There is no list of dogmas that a Reform Jew must accept » (The New Reform Judaism : Challenges and Reflections, Lincoln, University of Nebraska Press, The Jewish Publication Society, 2013, p. 32 ; voir aussi p. 6-8 et 34-40 pour une histoire des conceptions de Dieu dans les différents courants du judaïsme réformé). . La démarche personnelle de réflexion et la discussion acquièrent une dimension théologique lorsqu’elle affirme : « It’s like a verb. It’s like you do God ». Dans l’Oxford English Dictionary, le mot verb a une seule acception vivante, celle de la catégorie grammaticale[2626] [2626] Les deux autres acceptions mentionnées (verb peut designer un mot, et l’expression « principal verb » signifie « the chief or most important thing ») y sont présentées comme désuètes. . Dieu est souvent appelé « le Verbe », c’est-à-dire la parole, dans les Bibles en français, mais c’est le mot Word qui est alors employé dans les Bibles anglaises. Il faut donc comprendre que l’apprentissage par la lecture et le débat par la parole (« learning, arguing ») sont puissants et équivalent à une véritable action, une élaboration ; ce sont ces démarches mêmes qui font naître Dieu dans le sujet ou qui ont un caractère divin. Si Dieu a été assimilé à une Parole, c’est bien que celle-ci est dotée d’une force considérable, mais pour Cindy c’est la parole humaine qui est la source du divin. On s’éloigne ici radicalement de la pensée biblique et des conceptions juives traditionnelles, où Dieu est une entité transcendante auto-générée, qui précède le sujet.

Le bénédicité

Le flashback de Cindy intervient à la suite du Beit din. Enfant, elle est à table avec ses trois frères et sœurs, sa mère et son père qui récite le bénédicité : « Most holy, righteous, and everywhere-present God, our Father who art in Heaven, we ask thy blessing upon this food ». Comme le père de Janae, celui de Cindy détient l’autorité. Il est assis à l’une des extrémités de la table et récite la prière en tant que chef de la famille. Il est aussi le seul qui voit Cindy manger un peu de riz avant la fin de la prière : comme Dieu le Père qui est « everywhere-present », il voit tout. Il interrompt alors la récitation du bénédicité et s’adresse à sa fille : « Do you know what awaits sinners like you, self-worshippers of the flesh ? Do you know what is your Promised Land ? ». L’expression « Promised Land » est ici utilisée comme métaphore pour le destin ou le futur. Elle révèle une forte assimilation des catégories de l’Ancien Testament, à l’aide desquelles le père de Cindy s’exprime naturellement. Il connaît même des passages de la Bible par cœur, puisqu’il poursuit : « Answer me, Cindy ! Do you know ? Deuteronomy, chapter 29, verse 23, tells us about your Promised Land. Your land is brimstone and salt, a burning waste, unsown and unproductive, and no grass grows on it, like the overthrow of Sodom and Gomorrah ». Ce passage est emprunté à un long discours de Moïse, présenté comme « les paroles de l’alliance que Yahweh ordonna à Moïse de conclure avec les enfants d’Israël au pays de Moab » (Dt 29, 1). Le patriarche y décrit le châtiment que Dieu réserve à ceux qui se détournent de lui avec une grande véhémence : « The Lord shall never be willing to forgive him, but rather the anger of the Lord and His jealousy will burn against that man […] like the overthrow of Sodom and Gomorrah, Admah and Zeboiim, which the Lord overthrew in His anger and in His wrath » (Dt 29, 19 et 23, dans la New American Standard Bible qui est la traduction utilisée par le père). La malédiction est particulièrement cruelle car elle est adaptée au sexe de Cindy. Selon son père, Dieu prépare pour les « adorateurs de leur propre chair » un destin de malheur et surtout de stérilité. Le spectateur ne peut que constater la très grande disproportion entre la nature du péché commis par Cindy et la punition évoquée par son père : une enfant de dix ans[2727] [2727] Ainsi que l’indique le générique de fin. qui n’a pas résisté à l’attrait de la nourriture encourt une terrible malédiction, adressée dans la Bible aux impies et aux idolâtres.

Le père poursuit par ces mots : « So thou must not sin ». Il emploie la forme ancienne de « you » qui est utilisée dans la King James Bible, c’est-à-dire la traduction de la Bible réalisée en Angleterre au début du XVIIe siècle, qui a connu une diffusion immense dans les pays anglo-saxons et reste utilisée dans les milieux traditionalistes. Ceci confirme le fait que le personnage a pleinement assimilé la langue de la Bible, tandis que la manière dont il détache les mots, les prononce à voix très haute et avec fureur l’identifie un peu plus à la figure du Dieu de colère qui apparaît souvent dans l’Ancien Testament. L’injonction de ne pas pécher est présentée sous la forme d’un impératif catégorique qui n’est pas justifié par des arguments mais par une pure position d’autorité. À la fin de la scène, le contraste entre la voix grave et forte du père et la voix fluette de l’enfant qui répète le mot amen est véritablement bouleversant. Le père fait régner l’ordre dans le cercle familial par la violence et à partir de prescriptions totalement décalées par rapport à l’univers contemporain et largement incompréhensibles par une enfant. Son comportement ne peut que produire un traumatisme, un enfouissement dans l’inconscient. La superficialité de Cindy adulte pourrait bien résulter de sa volonté de ne pas faire émerger les traumatismes de l’enfance. Au cours du Beit din, ses larmes sont un peu celles qui ne s’écoulent pas lors de la scène du bénédicité : Cindy regarde alors son passé en face.

Le rapport entre le Beit din et le flashback est immédiat : le passé illustre le discours de Cindy sur l’éducation qu’elle a reçue et confirme l’opposition entre un christianisme étouffant et un judaïsme épanouissant. La transition entre les deux scènes complexifie néanmoins cette question. Après que le rabbin a consenti à la conversion de Cindy, il lui explique qu’elle ne peut être effective sans un bain rituel appelé mikvah. Or il sera impossible de le réaliser en prison. Cindy est ainsi confrontée à une prescription religieuse qui freine sa démarche personnelle et la ramène à sa condition de prisonnière. Au cours de l’explication de Ginsberg, son regard se voile et l’on comprend qu’elle pense à son passé : le flashback est ici une véritable remémoration. C’est d’autant plus vrai que l’on entend le début de la prière du bénédicité alors que l’image montre encore Cindy dans la prison, comme si elle y entendait la voix de son père. La scène de l’enfance s’inscrit donc dans la continuité du présent et nuance la présentation très positive du judaïsme. Même dans sa version réformatrice, celui-ci contient des règles qui s’imposent aux sujets quelle que soit leur condition, et le respect de règles intangibles était un principe fort de l’éducation reçue par Cindy. Cette transition nous invite à réfléchir davantage sur le rapport entre les deux scènes et sur le caractère paradoxal de sa démarche. Alors même qu’elle désire s’en libérer, Cindy revient dans une certaine mesure à la religion de son père, qui s’appuie sur la figure du Dieu vengeur construite par l’Ancien Testament, celle du Dieu qui édicte, en particulier dans le Lévitique et le Deutéronome, une multitude de règles pour le peuple qu’il a élu.

Le mikvah

Le terme mikvah, ou mikveh, est utilisé quatre fois dans la Bible hébraïque pour se référer à un réservoir d’eau. Le chapitre 15 du Lévitique mentionne à plusieurs reprises, mais sans donner de détails, un rite de purification : après de nombreuses situations entraînant une impureté, les Hébreux doivent « se baigner dans l’eau ». Dans le judaïsme contemporain, le mot désigne aussi bien le lieu que le rituel qui s’y pratique (« That lake’s my mikvah », dit Cindy ; « It’s not really official without the mikvah », dit le rabbin). Celui-ci est surtout important pour les femmes qui doivent se rendre au mikvah après leurs règles, et lors des rituels de conversion comme c’est le cas pour Cindy.

L’accomplissement du rite devient possible grâce à l’évasion qui mène les habitantes de Litchfield à un lac : le mikvah intervient à la minute 84. Ginsberg et Cindy sont isolées du groupe des détenues, au sein d’un paysage entièrement naturel (fig. 6). Nous sommes plongés dans une atmosphère édénique, primordiale, en accord avec la régénération et la nouvelle naissance que constitue le mikvah. On voit d’abord le visage de Cindy entièrement immergé dans l’eau. Parfaitement à l’aise, elle garde les yeux ouverts et sourit. Ce plan évoque la béatitude d’un état intra-utérin. Cindy est d’ailleurs entièrement nue, selon une autre règle du mikvah rappelée par le rabbin. Puis elle émerge lentement de la surface du lac et Ginsberg prononce la dernière prière du rituel de conversion. Elle utilise l’hébreu, souvent considéré comme la langue d’Adam et donc celle de Dieu[2828] [2828] Reuven Chaim Klein, Lashon HaKodesh : History, Holiness, & Hebrew, New York, Mosaica Press, 2015, p. 23-39. . Aucune traduction n’est proposée, ce qui renforce l’aura de mystère[2929] [2929] La prière signifie : Béni sois-tu Adonaï [l’un des noms de Dieu dans le judaïsme] notre Dieu, roi de l’univers, qui nous a maintenus en vie, nous a soutenus et nous a permis d’atteindre ce jour. .

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Fig. 6. Trust No Bitch : le mikvah de Cindy.

La scène se signale également par des réminiscences de la peinture religieuse occidentale. Le fait que Ginsberg tient les vêtements de Cindy rappelle les anges qui tiennent habituellement les vêtements du Christ dans les images de son baptême (fig. 7). Or le baptême, rituel dont l’inventeur, dans la tradition chrétienne, est le prophète juif Jean-Baptiste, est historiquement lié aux bains rituels pratiqués par les juifs[3030] [3030] Dans une mesure qu’il est à vrai dire difficile de déterminer avec précision, faute de documentation : cf. Gerard Rouwhorst, « A Remarkable Case of Religious Interaction : Water Baptisms in Judaism and Christianity », in Interaction between Judaism and Christianity in History, Religion, Art and Literature, éd. Marcel Poorthuis, Joshua Schwartz, Joseph Turner, Leyde, Boston, Brill, 2009, p. 103-126. Au cours du Beit din, Ginsberg dit elle-même à propos du mikvah : « It’s like a baptism », en ajoutant toutefois : « You soak in a pool and you clean off all that Christian filth that you’ve been carrying around ». . Le geste de sa main droite évoque quant à lui celui de Marie dans les deux versions de la Vierge aux rochers de Léonard de Vinci (fig. 8). Les personnages y sont placés dans un cadre naturel et primordial lié à la virginité de Marie, et où l’eau joue un rôle majeur. Elle est liée au baptême puisque Jean-Baptiste est présent, vu en train d’adorer le Christ. Par l’étrangeté du paysage et de l’iconographie, le calme des attitudes et la gravité des expressions, cette image est imprégnée de mystère et de sacralité. Le geste de placer la main à l’horizontale évoque la transmission ou la réception d’un flux mystique vers ou depuis le Christ dans l’œuvre de Léonard de Vinci, vers ou depuis l’eau du lac dans TNB. Dans la lignée des grandes peintures de la Renaissance, quand la religion était encore pleinement investie et porteuse de sacré, la scène du mikvah est chargée d’une authentique puissance spirituelle. Alors que les signes de l’échec de la religion sont nombreux dans l’épisode, alors que le Beit din laisse Cindy finalement insatisfaite, le mikvah est un moment à la fois sacré, féminin et joyeux, marqué par les sourires et les rires des deux personnages. La prescription rituelle prend tout son sens et la démarche personnelle de Cindy se réalise pleinement.

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Fig. 7. Cima da Conegliano, Baptême du Christ, 1494, Venise, San Giovanni in Bragora / Fig. 8. Léonard de Vinci, Vierge aux rochers, 1495-1508, Londres, National Gallery.

Enfer et paradis

Historiquement, la question de la vie après la mort est l’un des domaines de spécialité des religions. Depuis l’avènement du paradigme scientifique, elle est néanmoins dans une large mesure laissée de côté. Les quelques pages qui lui sont consacrées dans le Catéchisme de l’Église catholique contrastent avec l’intense travail théologique et la très abondante littérature visionnaire du Moyen Âge, tandis que les thèmes du Jugement dernier, de l’enfer et du paradis ont progressivement disparu de l’iconographie chrétienne au cours des époques moderne et contemporaine. Les scénaristes d’OITNB ont quant à eux décidé d’affronter directement cette question, et même de mettre en scène, mais en réinventant un imaginaire issu du passé, les deux principaux lieux de l’au-delà.

There is no hell. There is no heaven

On apprend au début de l’épisode la tentative de suicide de Brook Soso. Alors que Poussey, Taystee et Suzanne la transportent vers la salle de douche, commence son flashback. Enfant, elle répète un morceau de Grieg au piano. Comme elle a volontairement omis un passage, sa mère intervient :

« – Do you know what happens to cheaters ?
[Soso :] – They go to hell.
Who told you that ? [Soso ne répond pas] Brook !
Reverend Pat Roberts. [La mère fronce les sourcils] I didn’t watch TV on purpose. Jessica’s parents always have The 700 Club on.
And that’s why Jessica never places at the science fair. There is no hell. There is no heaven. When we die, all that remains are the memories of our achievements. And cheaters are very quickly forgotten ».

À travers Jessica, Soso et leurs familles, ce sont deux rapports à la religion et deux visions du monde qui s’opposent. Chez la première, la télévision est souvent ou toujours allumée, et l’on écoute « Reverend Pat Roberts », c’est-à-dire Pat Robertson, un pasteur protestant et une figure majeure du télévangélisme aux États-Unis. The 700 Club est l’émission qu’il a créée en 1966 et dont il est le principal animateur. Sans interruption depuis cette date, elle a été diffusée tous les jours de la semaine sur la chaîne CBN. La vision du monde de Pat Robertson s’appuie sur un christianisme très conservateur. Il est aussi un républicain engagé et défend ouvertement des positions antisémites, racistes et homophobes. Il a publié plusieurs livres sur les miracles, comme Miracles Can Be Yours Today, un best-seller qui tente de montrer que Dieu accomplit de nombreux miracles dans le présent, et que ceux-ci devraient orienter la vie des chrétiens. Dans un roman paru en 1995, The End of the Age, Pat Robertson imagine qu’un astéroïde frappera la Terre en l’an 2000 et déclenchera une série de catastrophes qui réalisent les prophéties de l’Apocalypse, avant que ne s’accomplisse la séparation finale entre les bons et les mauvais. Robertson est également un prophète qui déclare régulièrement que Dieu s’est adressé à lui pour lui révéler le futur. Il a notamment annoncé à plusieurs reprises que le Jugement dernier aurait lieu en octobre ou novembre 1982[3131] [3131] Voir sur cette figure David John Marley, Pat Robertson : An American Life, Lanham, Md., Rowman & Littlefield, 2007 et Paul Boyer, When Time Shall Be No More. Prophecy Belief in Modern American Culture, Cambridge, Mass., Belknap Press of Harvard University Press, 1992, passim, p. 138-39 pour la prediction de 1982. .

Au contraire de Jessica, Soso grandit dans un milieu très favorisé où la culture joue un rôle important comme l’indiquent le piano à queue et les sculptures abstraites posées sur des meubles design. Elle n’a pas le droit de regarder la télévision et doit obéir à des règles strictes, mais qui dépendent d’une morale laïque. Pour la mère de Soso, il n’y a pas d’au-delà, et elle s’autorise une remarque ironique sur le fait que Jessica « never places at the science fair » (c’est-à-dire qu’elle n’arrive jamais parmi les trois premiers lors des concours de sciences organisés à l’école). Le traditionalisme évangélique est en effet adossé à une critique de la démarche scientifique. On trouve un écho de cette opposition dans un dialogue entre Red et Gina qui précède la révélation de Toast Norma. Gina, l’une des adeptes de Norma, pose la question fondamentale : « You ever believe in anything, Red ? ». Red : « Valentina Vladimirovna Tereshkova. Her father drove a tractor and her mother worked in a textile plant, and she went to outer space in a rocket ship. First woman to do that. […] She’s in her 70s now and she wants to go to Mars. Put in a request with Putin » (cette dernière phrase contient une homophonie tout à fait cocasse, par laquelle l’action de soumettre une requête à Poutine se confond avec le destinataire de la requête ; l’anecdote est par ailleurs tout à fait véridique[3232] [3232] http://www.reuters.com/article/us-russia-cosmonaut-idUSL0647601420070306. ). Red ne croit pas en Dieu, mais dans le destin d’une femme brillante, courageuse, indépendante. Et cette femme est une scientifique, plus précisément une cosmonaute. Or les progrès de l’astronomie depuis Galilée ont joué un rôle dans l’effacement de l’imaginaire médiéval de l’au-delà qui concevait le paradis comme un lieu réel, situé dans le ciel[3333] [3333] Simcha Paull Raphael cite à ce propos un texte amusant de Nikita Krouchtchev, où celui-ci explique que l’URSS a envoyé Youri Gagarine et Guerman Titov dans l’espace afin de vérifier l’existence du paradis céleste, et que tous deux n’y ont vu « ni jardin, ni rien qui ressemble au paradis » (Jewish Views of the Afterlife, p. 25). . Valentina Tereshkova est à tous points de vue une anti-Pat Robertson.

Quel est le rôle du flashback de Soso ? La rigidité de sa mère a pu entraîner un certain mal-être chez l’enfant, mais elle ne suffit pas à expliquer le séjour et/ou les difficultés du personnage en prison. Il est aussi question de la perte des illusions : alors qu’elle a seulement 8 ans, on apprend à Soso à renoncer à des croyances non fondées sur la science ou la raison. Adoptant l’attitude opposée, elle fait preuve en tant que jeune adulte d’un grand idéalisme et d’une foi en l’action dans le domaine politique, mais aussi spirituel : Soso est devenue à Litchfield l’une des adeptes de Norma avant d’être rejetée à l’instigation de Leanne. Le positionnement de sa mère, qui exclut toute survie après la mort, pourrait être lié thématiquement à la désespérance et à la tentative de suicide de Soso ; mais il n’est pas présenté comme en constituant une cause. Ainsi, le flashback se comprend avant tout dans le cadre de l’économie sémantique de l’épisode. Dès les premières minutes, les mots « hell » et « paradise » sont prononcés, si bien que la thématique eschatologique est d’emblée introduite. Or la mort de Soso, d’abord supposée par Poussey, reste à ce moment envisageable. Le flashback est l’occasion de présenter une opinion contemporaine sur la vie après la mort : l’absence de croyance en tout au-delà, conformément à une vision scientifique du monde. Il introduit aussi une position tout à fait opposée, bien vivante comme en atteste le succès remarquable des télévangélistes et des prophéties eschatologiques dans le monde contemporain : la croyance dans les conceptions bibliques de l’au-delà et dans le retour du Christ pour qu’il accomplisse le jugement final.

La question de la vie après la mort est ensuite abordée par Cindy, elle est présente dans le flashback de Boo, tandis qu’Healy est lui aussi confronté au désespoir et au désenchantement. Son flashback, à la minute 64, met en scène l’impuissance de Jésus-Christ, le Dieu d’amour, de pardon et de justice. Les conséquences de cette éclipse sont présentées dans les trois scènes qui suivent.

Une machine infernale

Minute 65 : Piper se rend auprès de sa petite amie, et c’est comme si la vie réelle de Stella devenait un cauchemar. En raison d’abord d’un renversement de situation. Piper embrasse Stella, qui pense qu’elle lui a pardonné d’avoir dérobé son argent. On va rapidement comprendre qu’elle a au contraire orchestré une vengeance cruelle en disposant des objets interdits dans son box et en la dénonçant auprès des gardiens. Ceux-ci interviennent pour procéder à la fouille du box, et le font à la manière d’enfants jouant à la chasse au trésor, comme s’ils s’adonnaient à une activité plaisante et anodine. Ils savent pourtant, et Bayley le dit, que les conséquences de leurs découvertes seront tout à fait dramatiques pour Stella : non seulement elle ne sera pas relâchée le surlendemain, mais elle va être envoyée dans le quartier haute sécurité. Ils sont pleinement conscients de la position d’infériorité et de l’impuissance de Stella, si bien que leur attitude est empreinte de sadisme. Mais il y a plus. Les scénaristes ont introduit une dose d’invraisemblance qui fait entrer la scène dans un registre légèrement fantastique. Les gardiens découvrent un grand nombre d’objets interdits, certains dangereux – un briquet, des joints, des cigarettes, une cuisse de poulet, un poignard fabriqué à partir de bonbons et un tournevis…! Pourtant, ils n’éprouvent aucune surprise. Enfin, Bayley a une réplique tout à fait étrange : « Where did you get illegal chicken from ? ». L’expression « illegal chicken », qu’il semble difficile de prononcer spontanément, contribue à créer une distance par rapport à la normalité. Comme on l’a vu, le poulet est une créature légendaire qui relève en partie du registre fantastique. Du reste, il est impossible de comprendre comment Piper a pu se procurer une patte de poulet rôti, alors que les autres objets découverts par les gardiens ont une histoire dans OITNB : le mythe du poulet est entretenu avec soin.

La scène présente donc d’abord une situation banale et l’attitude de Piper est réconfortante. Puis sa remarque « I came to say good bye », alors que Stella doit sortir seulement deux jours plus tard, instille le trouble, et l’irruption des gardiens est le point de départ d’une série de phénomènes dramatiques pour Stella, mais aussi anormaux et inquiétants. Comme cela pourrait être le cas au début d’un film d’horreur, on assiste à un dérèglement du réel et à une forme d’invasion du quotidien par les puissances du mal. Dès lors que Stella comprend la situation, on revient à un registre réaliste, et c’est la logique du système carcéral qui apparaît dans toute sa froideur. Comme l’a affirmé Gloria, la prison « brings out the worst, most selfish parts ». Stella a commis une mauvaise action en dérobant l’argent de Piper, mais, comme elle l’explique elle-même, elle se trouve alors en état de « panique ». Sans aucun appui en dehors de la prison, ne pouvant s’attendre à aucune aide de l’État, sa situation matérielle sera extrêmement précaire. Ainsi, elle est avant tout une victime. Piper ne fait preuve d’aucune compassion et accomplit elle-même une mauvaise action, non pas tant par animosité envers Stella que pour assoir sa légitimité en tant que cheffe du trafic de sous-vêtements et au sein de la prison en général (c’est à ce moment qu’elle dit : « I don’t fuck around. Let the people know »). Le mal semble entraîner le mal, et la prison devient une véritable machine infernale.

Minute 67 : les gardiens réunis sont d’abord pleins d’optimisme, pensant que Caputo va faire en sorte d’améliorer leurs conditions de travail. Comme ceux de Stella, leurs espoirs s’effondrent d’une manière qu’ils n’auraient pas osé imaginer. Caputo ne leur annonce pas que leurs revendications n’ont pas été entendues, mais que lui, jusqu’alors une figure positive et même héroïque (« Here he is, the white César Chávez », dit Ford lorsqu’il arrive), a accepté une promotion de MCC, l’entreprise qui gère Litchfield. Il est désormais du côté des puissances de l’argent, indifférentes au bien-être des détenues et du personnel de la prison. Il déclare clairement qu’il agit en fonction de son intérêt propre et va jusqu’à insulter ses collègues (« you ungrateful, selfish sons of bitches »). O’Neill utilise une référence biblique en assimilant l’augmentation dont a bénéficié Caputo aux trente deniers d’argent reçus par Judas des mains des prêtres du Temple et en échange desquels il s’est engagé à leur livrer Jésus. L’action de Judas permet l’arrestation de Jésus, sa condamnation et sa mise à mort ignominieuse selon un engrenage du mal qui se renouvelle à Litchfield. Dans la saison 4, on verra Bell surveillant les traversées des écoliers et Donaldson embauché pour débarrasser les tables dans un restaurant.

La phrase prononcée par Caputo lorsqu’il entre est tout à fait troublante : « Today, as you know, is a very big day ». Pourquoi ? Est-ce simplement en raison de la réunion du personnel ? Quelques répliques plus tard, après que Caputo a indiqué aux gardiens qu’ils sont tous remplaçables, Maxwell prend la parole : « Not today, we’re not. I’d say today of all days, the company still needs us pretty damn bad ». Nous sommes alors à la minute 69, et le spectateur ne peut pas comprendre pourquoi le jour où se déroule la scène est solennisé par deux fois. Il faudra attendre la minute 77 pour réaliser que Maxwell a raison : une évasion massive de détenues a alors lieu. Son discours mystérieux correspond à une réalité qui va advenir ; autrement dit, ce personnage prophétise. Attribuant à Maxwell un charisme majeur dans le judaïsme et le christianisme, les scénaristes ont ici recours au surnaturel, quoique de manière à peine perceptible. Lors du premier visionnage, on perçoit confusément une étrangeté, mais l’enchaînement du dialogue rend difficile son analyse. Bell prononce la dernière réplique de la scène : « Good luck letting the monkeys run the zoo ». Prophétesse à son tour, elle annonce précisément le contenu de la scène suivante.

Minute 70 : une nouvelle fois, le quotidien banal de la prison. Alex est en train de balayer la serre, et le mal fait irruption de la manière la plus inopinée qui soit. Au lien du gentil et poli gardien Rikerson, c’est Aydin qui revient dans la serre, un trafiquant de drogue et homme de main de Kubra Balik qui a commandité l’assassinat d’Alex. Or il a été recruté comme gardien, preuve éloquente de l’incurie de MCC et accomplissement de la prédiction de Bell : c’est bien un singe qui dirige le zoo. Notons que l’assassinat d’Alex avait déjà fait l’objet d’une prophétie de la part de Lolly dans TNB. À la minute 30, elle indique à Alex la présence de nouveaux gardiens qu’elle qualifie d’« infiltrators » et l’avertit :

« – They’re watching. […] And now, there’s a toothpick guy [comme Alex, le spectateur ne peut à ce moment savoir de qui elle parle car Aydin n’est pas apparu à l’écran ; il mâchonne un cure-dents dans la scène de la serre]. He started today !
Alex : – Thanks. I’ll be careful.
You will be dead ! ».

Cette dernière remarque ne contient pas la dose d’humour que l’on y aurait perçue si elle avait été prononcée par un autre personnage. Elle apparaît comme le fruit de la paranoïa de Lolly… jusqu’à ce que sa prédiction ne se réalise (dans l’esprit du spectateur de TNB du moins, car on ne connaîtra l’issue de l’entrevue dans la serre qu’au début de la saison 4). Aydin est en effet un infiltré et il est en effet en train de surveiller. La journée à Litchfield décrite par TNB est bien une journée spéciale : la menace sourd, puis elle surgit, implacablement.

Les scènes de la fouille et de la réunion des gardiens sont toutes deux marquées par des allusions bibliques[3434] [3434] Voir note 18. , par un recours au registre surnaturel et par la marche terrifiante d’un engrenage du mal. Elles sont encadrées par la mort symbolique du Christ et la mort supposée d’Alex. En surinterprétant quelque peu (mais on doit tenir compte de l’importance accordée à l’eschatologie dans TNB), ne peut-on qualifier cette partie de l’épisode d’infernale et même penser que le « very big day » dont parle Caputo évoque le Jugement dernier, appelé Doomsday en anglais ?

Dans le paradis terrestre

Après le vrai/faux miracle que constitue l’ouverture dans le grillage de la prison, les détenues parviennent au bord du lac. Arrêtons-nous sur le plan de la seconde 79’51 (fig. 9). Cette image rappelle un panneau de Dirk Bouts qui était à l’origine le volet d’un triptyque ayant pour sujet principal le Jugement dernier (fig. 10). Des élus parviennent ou se trouvent dans un lieu qui doit être identifié au paradis terrestre d’Adam et Ève, puisqu’on voit au centre du paysage les quatre fleuves mentionnés en Genèse 2, 10. Mais il s’agit d’une étape transitoire. Les élus sont guidés vers une colline d’où ils s’envolent vers la demeure véritable de Dieu, située au-delà du ciel réel. La ressemblance générale de ce panneau avec le plan de TNB est frappante. Dans les deux cas les personnages entrent dans le champ de l’image par la droite et sont vus de dos, contemplant l’étendue qui s’offre à eux. On voit donc à la fois les regardeurs et ce qu’ils regardent, et le spectateur peut facilement s’identifier aux premiers puisqu’il voit la même chose qu’eux. Dans le panneau de Bouts, on ressent en même temps que les élus du premier plan un étonnement et un émerveillement. Dans TNB, c’est le sentiment de libération qui l’emporte, car le regard est habitué à des lieux clos et sans perspective. Soudain l’horizon s’ouvre et la vision peut se déployer vers le lointain : le plan indique la possibilité d’une vie renouvelée.

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Fig. 9. Trust No Bitch : les détenues parviennent au bord du lac / Fig. 10. Dirk Bouts, Les élus dans le paradis terrestre, v. 1470, Lille, musée des Beaux-Arts.

Le lieu où arrivent les détenues est entièrement naturel, comme le paradis d’Adam et Ève qui précède la civilisation humaine. On le voit bien dans le Printemps de Poussin (fig. 11), où le premier homme et la première femme sont enveloppés par la végétation, tandis que le contact d’Adam avec la terre et la couleur de sa peau évoquent une forme de fusion avec la matrice de sa propre chair (Gn 2, 7). Poussin a figuré une étendue d’eau au premier plan, ainsi qu’un lac au second plan. Selon la Genèse, le paradis est comme on l’a vu arrosé par quatre fleuves ; ils s’écoulent souvent depuis une fontaine dans les images médiévales et renaissantes (fig. 12). Cet objet est la « fontaine de vie » évoquée dans le Psaume 36, 9[3535] [3535] Boudewijn Bakker, « The Amsterdam “Paradise” by Herri met de Bles and the Fountain of Life », The Rijksmuseum bulletin, 63, 2015, p. 114-133.  : l’eau est bien un principe de vie et un instrument de renouveau. Dans TNB, le lac apparaît donc comme un lieu chargé d’une puissance spirituelle, ce que confirme le mikvah. Le rabbin explique que ce rituel doit avoir lieu dans une eau « pure » et « naturally occurring », car il doit opérer une purification[3636] [3636] Voir sur ce point et sur la dimension paradisiaque du mikvah Aryeh Kaplan, Waters of Eden : An Exploration of the Concept of Mikvah : Renewal and Rebirth, New York, National Conference of Synagogue Youth of the Union of Orthodox Jewish Congregations of America, 1976. . La pleine immersion dans l’eau et la nudité de Cindy rendent possible l’abandon de son être ancien. Ainsi, comme les élus après la résurrection, les détenues pénètrent après leur évasion dans un lieu évoquant le paradis terrestre. La logique qui gouverne leur condition y est radicalement modifiée.

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Fig. 11. Poussin, Le paradis terrestre (Le printemps), 1664, Paris, musée du Louvre.

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Fig. 12. Cranach, Fontaine de jouvence, 1546, Berlin, Staatliche Museen.

À la seconde 79’51, l’une des détenues se trouve déjà dans le lac. Il s’agit de Suzanne, qui a couru plus vite que Norma et y a plongé sans hésitation. On pense ici au célèbre discours des Béatitudes qui ouvre le Sermon sur la montagne prononcé par Jésus : « Heureux les simples d’esprit car le royaume des cieux est à eux. Heureux ceux qui sont affligés, car ils seront consolés ! […] Heureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, car le royaume des cieux est à eux ! » (Mt 5, 3-10). La pensée eschatologique du Christ est dominée par la figure de l’inversion : ceux qui sont considérés comme les derniers et endurent des épreuves lors de leur vie terrestre seront les premiers et vivront heureux dans le paradis (voir aussi la parabole du riche et de Lazare en Lc 16, 19-31 et Mt 20, 16). Suzanne est une enfant adoptée. Noire et souffrant de problèmes psychiatriques, elle a été rejetée en raison de ses différences. Elle est aussi un personnage fondamentalement bon et innocent. Suzanne est la figure par excellence des purs qui sont victimes d’un système injuste, précisément ceux à qui le Christ a promis l’entrée dans le royaume eschatologique. Les scénaristes d’OITNB n’ont sans doute pas cherché à illustrer la doctrine évangélique, mais il y a une cohérence sémantique et poétique au rôle qu’ils ont attribué à Suzanne : dès lors que le lac est construit comme le lieu inverse de la prison et de la société dont elle est le symptôme, il est logique que Suzanne y parvienne la première.

Suzanne disparaît quelques secondes sous la surface du lac et l’inquiétude se répand parmi les détenues. Ce moment a deux fonctions. Il suggère d’une part qu’il faut mourir (ici, symboliquement) avant de posséder pleinement le royaume : la mort est l’épreuve qui rend possible la naissance à une vie renouvelée. Suzanne est entièrement immergée dans l’eau, on ne voit plus que la surface lisse du lac, comme s’il l’avait absorbée. C’est la condition d’une pleine transformation. Cette scène a aussi pour fonction de créer une inquiétude chez les détenues et le spectateur, de manière à augmenter le sentiment de libération lorsque Suzanne réapparaît. Les unes et les autres retiennent leur respiration comme l’héroïne, et tous ressentent ensuite une joie plus intense. Après cette épreuve, la séquence paradisiaque commence véritablement.

Dans le lac, les délices sensorielles sont nombreuses : la beauté du site, la lumière et la chaleur des rayons du soleil, les plaisirs de la baignade. L’attention aux sensations est d’autant plus forte que les paroles sont très rares dans cette séquence, que la musique et les rires, les soupirs et les cris des détenues accompagnent le déploiement de joies nouvelles qu’elles expérimentent. Le jeu est un autre élément important, à travers l’affrontement des deux duos Boo/Pennsatucky et Angie/Leanne, et surtout à travers Anita qui fabrique un château de sable ayant vaguement la forme d’un sein avec un contentement non dissimulé. C’est ici le thème de la jeunesse et de l’innocence retrouvées, qui évoque le motif ancien de la fontaine de jouvence (fig. 12). On y retrouve les plaisirs et la dimension bienfaisante de l’eau[3737] [3737] Anna Rapp, Der Jungbrunnen in Literatur und bildender Kunst des Mittelalters, Zurich, Juris, 1976. .

La séquence du lac est marquée par plusieurs scènes de réconciliation ou peut-être plus justement de « sororisation », qui révèlent bien l’inversion de la logique prévalant à l’intérieur de la prison : en dehors d’elle les inimitiés disparaissent et les sentiments positifs prennent le dessus. Ces scènes sont toutes sans paroles, et l’intensité des émotions passe par les regards et les gestes. La première sororisation concerne Flaca et Gloria, peut-être parce que Gloria a énoncé la loi de l’égoïsme engendrée par le système carcéral. La seconde concerne Dyanara et Aleida, qui se comporte exceptionnellement en mère aimante. L’expression de son regard, chargé d’une multitude indicible d’émotions, est tout à fait poignante : un moment de grâce cinématographique. Puis Soso est acceptée au sein de la communauté des Black girls, y compris par Janae, dans un dépassement des différences ethniques qu’il est rare de voir advenir au sein de la prison. Norma et Red sororisent à leur tour à la fin de la séquence : la force d’une ancienne amitié l’emporte sur les divergences de positionnement spirituel.

Et l’amour ? Ciment de la vie paradisiaque dans l’imaginaire chrétien, il est bien présent dans la séquence du lac. Suzanne et Maureen éprouvent des sentiments l’une envers l’autre depuis quelque temps, mais elles ne sont pas parvenues à leur donner libre cours. Enfin, après d’ultimes hésitations et incompréhensions[3838] [3838] Qui impliquent une tortue, animal qui confirme le caractère sauvage du lieu et se rapporte également à l’imaginaire du paradis terrestre. Immédiatement après la Création d’Adam, Yahvé, « qui avait formé du sol tous les animaux des champs et tous les oiseaux du ciel, les fit venir vers l’homme pour voir comment il les appellerait, et pour que tout être vivant portât le nom que lui donnerait l’homme » (Gn 2, 19). De nombreux oiseaux sont figurés dans le panneau de Dirk Bouts, des cygnes dans la toile de Poussin, tandis que des foules d’animaux apparaissent dans un vaste corpus de représentations du paradis créées aux XVIe et XVIIe siècle. On voit par exemple une tortue au centre du Paradis terrestre de Rubens conservé au Mauritshuis de La Hague. Dès lors qu’elle provoque une douleur chez Maureen, la tortue de TNB est tout de même un animal ambigu. On reviendra sur le fait que le paradis mis en scène par l’épisode n’est pas complètement paradisiaque. , elles acceptent leur désir réciproque et le font avec joie : le bonheur devient possible, après plusieurs échecs sentimentaux douloureux pour Suzanne. La scène la plus paradisiaque de la séquence s’ouvre par une image de pure délectation sensorielle. Soso fait la planche, action qui peut être qualifiée de miraculeuse dans un lac. Elle savoure l’abandon de son corps dans l’eau et la chaleur bienfaisante du soleil qui l’illumine. Elle est seule, loin de l’agitation créée par les autres détenues, dans un endroit que le cadrage empêche de localiser précisément. Poussey pénètre dans le champ. Elle nage de manière très élégante, très fluide, et l’on pense à deux corps angéliques qui échappent aux lois de la pesanteur, à la manière des habitants du paradis céleste. Elle effleure Soso, puis saisit sa main et toutes deux sourient. Le dernier plan est une image presque parfaitement symétrique, signe de la communion entre les deux personnages, début d’un amour qui va se réaliser dans la quatrième saison, promesse d’un bonheur possible après les épreuves.

Dans le christianisme, le paradis est un concept double : c’est d’abord l’Éden, le lieu primordial où règnent avant le péché original l’innocence et la félicité, où les hommes vivent dans une communion avec une nature elle-même vierge. Ce lieu peut acquérir une valeur eschatologique lorsqu’il est pensé comme une étape vers le lieu où se rendent les élus après le Jugement dernier, comme on le voit dans le panneau de Dirk Bouts. Mais les deux lieux se confondent dans un grand nombre de textes et d’images chrétiens : le paradis final, où l’on retrouve la pureté et le bonheur qui ont précédé la Chute, est alors conçu à l’image du paradis d’Adam et Ève tel qu’il est décrit dans la Genèse[3939] [3939] Colleen McDannell, Bernhard Lang, Heaven : A History, New Haven, London, Yale University Press, 1988, p. 69-144. . Le lac, dans TNB, évoque de manière immédiate l’Éden. Mais c’est aussi un lieu pour la purification et l’élévation spirituelle, et le royaume d’amour promis aux pauvres et aux simples d’esprit par le Christ après la mort.

Toujours l’enfer?

TNB ne se termine pas avec les réjouissances paradisiaques, et la dernière minute de l’épisode modifie considérablement sa résonance. Après un plan large final sur le lac qui évoque visuellement la Fontaine de jouvence de Cranach (fig. 12), on retourne à l’intérieur de la prison. Les nouveaux lits sont en train d’être installés. Il ne s’agit pas de remplacer les lits existants comme le pensaient les détenues, mais d’en installer d’autres au-dessus des leurs afin d’augmenter la capacité d’accueil des dortoirs. Les cloisons séparant les box deviennent inutiles, si bien que les détenues n’auront plus aucune intimité, et la surpopulation va contribuer à tendre les relations entre elles. Dans la quatrième saison, Litchfield devient un univers claustrophobique, sombre et surpeuplé qui se rapproche encore plus de l’enfer. On voit ensuite deux camions pénétrant dans l’enceinte de la prison. L’inscription lisible sur leurs flancs, DEPT. OF CORRECTION, a quelque chose d’ironique et de glaçant à la fois. La démarche consistant à corriger l’individu apparaît problématique d’un point de vue philosophique. Admettons que ce mot renvoie à la volonté d’éviter que les détenues ne commettent de nouveaux délits. OITNB, en accord avec les chercheurs qui ont travaillé sur ces questions[4040] [4040] Voir en particulier deux études récentes : Peter K. Enns, Incarceration Nation : How the United States Became the Most Punitive Democracy in the World, Cambridge University Press, 2016 ; Elizabeth Hinton, From the War on Poverty to the War on Crime : The Making of Mass Incarceration in America, Cambridge, Harvard University Press, 2016. , montre clairement que la prison échoue dans cette entreprise : elle est avant tout une entreprise punitive, et les programmes mis en place pour favoriser la stabilité personnelle et professionnelle des détenues après leur libération sont soit inexistants soit inefficaces. La série montre également que l’administration pénitentiaire, dès lors qu’elle est confiée à une entreprise privée comme c’est souvent le cas aux États-Unis[4141] [4141] Voir sur ce phénomène Donna Selman, Paul Leighton, Punishment for Sale : Private Prisons, Big Business, and the Incarceration Binge, Blue Ridge Summit, Rowman & Littlefield, 2010 ; Bernard Harcourt, The Illusion of Free Markets : Punishment and the Myth of Natural Order, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2012. , obéit à une logique financière qui l’éloigne radicalement de sa mission première. « Tell me about the new beds we’re installing. Tell me how much more money we’re gonna make », déclare ainsi dans TNB Jack Pearson, le Senior Vice President de MCC[4242] [4242] Le nom MCC (Management & Correction Corporation) est inspiré de CCA (Corrections Corporation of America), l’entreprise leader dans le domaine des prisons privées. .

Les gardiens font sortir les nouvelles détenues des bus puis les font marcher en file indienne. Elles portent toutes le même vêtement, timbré des initiales D O C, car la prison accorde à la dépersonnalisation une valeur correctrice. Un plan les montre à travers un grillage qui définit l’essence de la condition carcérale, soit la privation de liberté. La dernière séquence de l’épisode semble donc radicalement opposée à la séquence du lac : une échappée libératrice hors de la prison, puis une entrée déprimante dans la prison. Mais en est-il vraiment ainsi ?

Dans le premier épisode de la saison 4, Leanne et Angie s’interrogent sur la propreté de l’eau du lac car elles ressentent des démangeaisons sur les cuisses. D’autres personnages soupçonnent que l’eau est contaminée[4343] [4343] Chang pense que le lac est « another Crestwood project » en référence à une affaire d’empoisonnement par une eau contaminée dans le village de Crestwood, Illinois, et que « Miss Rosa get cancer from that lake ». Ses soupçons pourraient être confirmés par une réplique de Caputo, lorsqu’il explique que les gardiens de la prison vivaient auparavant dans des maisons près du lac : « It was nice. By the lake. Uh, when the lake was still nice ». , et le lac est désacralisé au cours d’un dialogue rempli de sous-entendus sexuels[4444] [4444] Lorna affirme qu’elle a eu la meilleure journée face aux détenues qui sont allées dans le lac, puisqu’elle s’est mariée et a consommé le mariage. Leanne répond : « I feel like we all married the lake. Don’t you, ladies ? Boo : Absolutely. Angie : We’re forever changed. Gina : I still have lake water running down my leg ». Les deux phrases qui pourraient souligner une communion spirituelle sont prononcées de manière ironique, tandis que Gina fait référence au sperme qui pourrait s’écouler de son sexe après un rapport.  : c’en est fini de l’enchantement du lieu édénique. Au sein même de TNB, la séquence paradisiaque n’est pas entièrement du côté de la joie et de la positivité. Elle est assez longue et lente, tandis que la musique lancinante et teintée de mélancolie donne par moments le sentiment que le paradis est perdu en même temps qu’il est possédé. En outre, plusieurs personnages sont exclus de la félicité paradisiaque. Dyanara ne peut pas se baigner car elle vient d’accoucher. Sa tristesse s’explique par le fait qu’elle a dû abandonner son bébé. Le spectateur pense alors à la scène de la descente de police dans l’appartement de Cesar qui est intervenue entre la séquence infernale et la séquence du lac. Le destin de ce bébé, déjà marqué par les difficultés, constitue une désespérante illustration de la reproduction des injustices sociales. Red ne se baigne pas non plus, et regarde les jeux de ses camarades avec une douleur contenue. Elle incarne dans TNB une forme de résignation et de désenchantement qui se rapproche de la sagesse. Pour elle, regarder le réel en face vaut encore mieux que les illusoires cures de jouvence. Elle pense ou elle sait que l’échappée hors de la prison est seulement temporaire et qu’il n’y a pas de paradis terrestre. Plus significatif encore, avant même l’évasion, une remarque de Janae nous fait comprendre la nature trompeuse du lac : « It’s the lake ! It’s not ecsapable [sic] or nothin’ ». Ainsi, l’ouverture dans la clôture de la prison permet seulement d’aller un peu plus loin qu’elle. Le lac constitue une seconde barrière infranchissable, et non une échappée vers la liberté. Il est un lieu profondément ambivalent, tout à la fois un Éden, une prison et un symptôme de la catastrophe écologique en cours.

L’ambivalence domine également dans la dernière séquence. Elle est sans paroles comme la précédente, si bien que la musique joue un grand rôle. On entend la chanson du groupe Foreigner I Want to Know What Love Is dont les paroles ont été lues par Lorna au cours de son mariage. Elle nous invite donc à nous remémorer une scène de joie intense. Le « poème », comme le définit Lorna, y exprime avec une telle justesse et une telle simplicité son histoire et ses désirs pour le futur, son amour et sa confiance envers Vince, que les spectateurs du mariage versent des larmes d’émotion. Au cours des dernières scènes de l’épisode, on entend d’abord :

I’ve gotta take a little time
A little time to look around me
I’ve got nowhere left to hide
It looks like love has finally found me

In my life there’s been heartache and pain
I don’t know if I can face it again
I can’t stop now, I’ve traveled so far
To change this lonely life

Certaines de ces paroles correspondent précisément à la situation des détenues qui pénètrent dans la prison : le temps de la peine, l’impossibilité de la fuite, les tribulations et la douleur, le voyage. Puis apparaît l’écran orange qui clôt chacun des épisodes et le générique commence, mais la chanson se poursuit :

I wanna know what love is
I want you to show me
I wanna feel what love is
I know you can show me

I wanna know what love is
I want you to show me
And I wanna feel, I wanna feel what love is […]

Deux analyses sont possibles : l’indication d’un espoir toujours vivant, ou bien, parce qu’on entend ces paroles alors qu’on a quitté la prison, le rappel que toute quête de bonheur et d’amour y est vouée à l’échec. Le recours à la chanson de Foreigner nous invite également à changer de point de vue. Le système carcéral vise à la dépersonnalisation comme le montre très bien le plan où les détenues marchent en silence vers la prison, mais la chanson fait parler chacune d’entre elles à la première personne, contrecarrant ainsi le dispositif répressif. Donner une voix aux détenues, dépasser l’approche statistique, s’intéresser à la complexité, s’approcher du caractère irréductible des parcours personnels : c’est la démarche mise en œuvre par OITNB.

***

TNB ne développe pas une thèse sur la religion. L’épisode ne témoigne ni d’une adhésion ni d’une condescendance envers les croyances des détenues. Il révèle plutôt l’importance, la complexité et la diversité des phénomènes spirituels au sein de la prison et au sein de la société américaine. Les formules négatives qui le scandent (« There is no hell, there is no heaven », « Allah ain’t my God », « Ain’t no hell », « Miracles ain’t real »[4545] [4545] Cette phrase est prononcée par Poussey lors de la scène de l’adoration de Toast Norma. , « There’s no God, there’s nothing ») témoignent de l’effacement du surnaturel façonné par les religions révélées. La Bible demeure néanmoins un texte de référence à travers lequel on lit le réel[4646] [4646] En plus de celles déjà évoquées, citons l’allusion à l’épisode de Daniel dans la fosse aux lions (Dn 6, 17-25) lors de la discussion entre Caputo et Danny avant l’entrevue avec Jack Pearson. , et les créateurs de la série eux-mêmes utilisent l’imaginaire biblique et des formes atténuées de surnaturel. TNB réactive l’imaginaire eschatologique traditionnel, mais entérine également son effondrement dans le monde contemporain, qui se ressent y compris au sein de la doctrine chrétienne[4747] [4747] Le Catéchisme de l’Église catholique propose une vision très vague et abstraite de la condition des élus : « La vie des bienheureux consiste dans la possession en plénitude des fruits de la rédemption opérée par le Christ qui associe à sa glorification céleste ceux qui ont cru en Lui et qui sont demeurés fidèles à sa volonté. Le ciel est la communauté bienheureuse de tous ceux qui sont parfaitement incorporés à Lui. Ce mystère de communion bienheureuse avec Dieu et avec tous ceux qui sont dans le Christ dépasse toute compréhension et toute représentation. L’Écriture nous en parle en images : vie, lumière, paix, festin de noces, vin du royaume, maison du Père, Jérusalem céleste, paradis » (§ 1026-1027). Le terme « paradis » ne désigne donc plus un lieu réel, qu’il soit terrestre ou céleste. Il s’agit seulement d’une métaphore pour évoquer une condition essentiellement mystérieuse, définie comme un état de conscience plutôt que comme une véritable vie ou survie. . Si la plupart des personnages ne trouvent aucun réconfort dans la religion, Cindy, par sa conversion, sort de la distance ou de l’aveuglement qui caractérisait son rapport à elle-même. Elle assume une théologie libératrice, qui correspond bien au subjectivisme et au psychologisme de l’épistémé actuelle : la religion se recentre sur le parcours personnel du sujet et s’ouvre aux questionnements. La démarche de Leanne est quant à elle marquée par le pragmatisme : pourquoi ne pas faire appel à la religion quand elle peut combler un manque, éloigner le désespoir ? L’alliance de la foi et du pragmatisme, qui peut paraître une contradiction dans les termes, est sans doute plus fréquente et acceptée aux États-Unis qu’en Europe. Elle est également bien adaptée au système de valeurs contemporain et rend possible l’ouverture. Leanne a grandi dans un contexte amish, mais, loin de tout dogmatisme, elle est prête à pratiquer toutes sortes d’autres cultes. De même, Gloria est catholique et pratique la santeria, qu’elle définit comme un « Catholic plus » : « I believe I can use all the help I can get », a-t-elle déclaré dans l’épisode Low Self-Esteem City[4848] [4848] Au sein d’un dialogue où l’ouverture est aussi présente : « Look, my tía says it doesn’t matter if you’re praying to a giant cross or to a itty-bitty stick, it’s the faith that you put in it that counts ». .

Si la prison vise à corriger les individus, c’est que l’État, comme les religions révélées, sait où se trouvent le bien et le mal. Mais Suzanne, Maureen, Lolly ou Lorna n’ont-elles pas commis des délits en raison de problèmes psychiatriques qui échappent à leur responsabilité ? Les errances de Janae ou de Cindy ne sont-elles pas en partie la conséquence du comportement répressif de leurs pères ? Doggett ou Taystee ne sont-elles pas d’abord les victimes d’une société cruelle et violemment inégalitaire ? OITNB s’éloigne de tout manichéisme. C’est une fiction, mais si proche du réel. Ce n’est pas un discours argumenté, mais tout de même un puissant outil de réflexion sur la religion aujourd’hui et sur le système pénitentiaire américain, qui enfermait en 2017 plus de 2,3 millions de personnes, dont plus de 200 000 femmes.

Liste des scènes analysées :

– le flashback de Soso 4’33
– la reunion des adeptes de Norma 10’26
– le flashback de Lorna 19’47
– l’apparition de Toast Norma 21’36
– le flashback de Janae 24’35
– la confession de Gloria 35’05
– le flashback de Gloria 36’38
– le Beit din 37’57
– le flashback de Cindy 42’49
– l’adoration de Toast Norma 46’58
– le flashback de Boo 56’30
– le mariage de Lorna et Vince : 59’18
– le flashback de Healy 64’44
– la « séquence infernale » 65’29
– Norma et l’ouverture dans la clôture 76’38
– le mikvah de Cindy 84’56

L’auteur tient à remercier pour leur aide et leurs précieux conseils Éric Baudelaire, Mathieu Dupas, Jérémie Koering, Lia Markey et Elinor Myara Kelif.