La Terre des Vertus, Vincent Lapize

Jardinage et lutte des classes

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le 4 juin 2025

On oublierait presque qu’il y a bientôt un an, les Jeux olympiques commençaient dans notre capitale. À l’époque, quelques voix avaient alerté sur le nettoyage social d’ampleur qui les avait précédés et sur les conséquences écocides de son organisation – bientôt oubliées face à une cérémonie d’ouverture si queer qu’elle valait bien l’expulsion des populations pauvres et la bétonisation de la banlieue parisienne. La Terre des Vertus de Vincent Lapize commence trois ans avant cette ouverture en grande pompe. À Aubervilliers, le solarium, extension de la piscine olympique, menace dix-sept parcelles des jardins ouvriers des Vertus. Les jardinier·e·s se lancent alors dans une lutte visant à s’opposer à cette destruction.

Le documentaire de Vincent Lapize s’ouvre en cherchant à restituer l’atmosphère de ces jardins et à faire émerger les personnages qui les habitent. Le cinéaste parcourt les potagers et les espaces verts qui entourent le fort d’Aubervilliers. Avant d’entrer dans le cœur de la lutte, il est important de s’arrêter, de méditer sur les pratiques du jardinage, sur le lien qu’elle implique avec un lieu. Tout au long du film, on s’attachera à certains personnages et d’autres émergeront, grâce à une écoute, plutôt que des entretiens à proprement parler, qui laisse chacun·e s’adresser (ou non) à celui qui l’observe jardiner. On laisse ainsi advenir chacun·e avec ce qu’iel souhaite partager : son parcours de vie, son goût pour le jardinage et son rapport (ou non) au militantisme, Vincent Lapize relançant parfois d’une courte question pour inviter à la conversation. Dans ce début, à la manière d’une sorte de huis clos ouvert (auquel le film restera globalement attaché), le commencement du chantier est toujours filmé depuis les jardins, il est une menace viendra interrompre cette paisible description – en témoigne sa première apparition, lorsqu’il perce en stop motion à travers les feuilles des arbres. Si le chantier est ensuite peu montré, il reste toujours présent à l’esprit et surtout aux oreilles, car ses sons structurent l’arrière-plan sonore autant que les oiseaux et menacent ce vers quoi on tente de tendre l’oreille.

Après cette ouverture, le film plonge plus directement dans une chronique de la lutte, un genre que Vincent Lapize avait déjà travaillé dans Le Dernier Continent (2015) consacré à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Ici, la lutte contre le centre aquatique (puis contre une gare de la ligne 15 du « Grand Paris Express ») amène une vie militante dans les jardins, qui se retrouvent occupés. Trois ans de lutte sont alors esquissés. Quelques cartons nous permettent de suivre son évolution, réduite à une sorte de précipité, car, en effet, Lapize ne cherche pas l’exhaustivité alors même qu’on imagine sans peine la quantité de matériaux à partir desquels se crée ce montage fait d’aperçus, de moments choisis pour une parole, pour un geste, pour une revendication, pour un poème. Mais s’il fonctionne par traits, le film n’en est pas rapide pour autant, car il fait cohabiter l’urgence de la lutte avec une certaine lenteur, un goût pour les inserts, pour le détail, comme autant de marqueurs stylistiques. Ce que Vincent Lapize donne à voir dans ces moments en suspens, c’est la richesse de la biodiversité de ce lieu, à la fois animale et végétale. Ces inserts ont en ce sens aussi la valeur d’une collection : montrer tout ce qu’on peut y voir et tout ce qui risque d’être mis à mort : escargots, insectes, oiseaux, écureuils…

À ces deux dimensions – l’urgence et la patience – correspondent d’ailleurs deux modes de filmage : un style « cinéma-direct », filmé à l’épaule, dont le point n’est pas toujours net, suit les personnages pendant les moments de crise – l’expulsion des jardinier·e·s notamment, et l’arrestation de certains d’entres eux – ; et un style plus plastique avec des plans fixes soigneusement composés qui donnent à voir la vie des jardins et sous-entendent l’existence de temporalités non-humaines dans cet espace partagé. Ceux-ci viennent aérer l’urgence de cette lutte – qui, sans surprise, ouvre rapidement sur l’urgence de la lutte écologiste en général – et font respirer le film comme les jardins ouvriers font respirer Aubervilliers. Les scènes de destruction – bien que les jardinier·e·s aient fini par gagner leur procès, les parcelles ont bel et bien été détruites au début des travaux – sont d’ailleurs mises en scène en stop motion – comme si leur vitesse était en décalage avec le rythme du jardin. L’image de la terre rasée de tous ces végétaux, à travers la grille qui bloque l’accès aux anciennes parcelles, vient s’entrechoquer avec le souvenir de la profusion végétale observée auparavant.

Dans sa dépiction de cette lutte, le film montre et accompagne la particularité des mobilisations écologistes, souvent créatives et festives. En plus de les donner à voir – un avatar de Cérès va ainsi jeter de la farine sur l’hôtel de ville –, il en prend les couleurs en incorporant des chants, des poèmes et des séquences plus mises en scène. Ainsi, dans la dernière séquence, des êtres humains à masque d’oiseau, de chien, de cerf semblent regarder la lutte victorieuse et les combats à accomplir, tandis qu’un poème récité en voix off médite sur le jardinage : « Il n’y a pas d’herbes folles, il n’y a que des herbes libres », dit-elle. Si certains critiquent parfois le côté « new age » et paradoxalement dépolitisé du militantisme écologiste, le film s’attache au contraire à proposer une repolitisation du jardin (et par là même, du jardinage). Les paroles des jardinier·e·s et des militant·e·s que Vincent Lapize fait figurer dans son film ont à cœur de montrer comment la destruction des jardins ouvriers catalyse de nombreux enjeux écologiques et sociaux. En plus d’être des îlots de biodiversité, ces lieux, non rentables, rendent vivables les fortes chaleurs dans des villes en carence d’espaces verts[11][11] Paris (et sa banlieue) est ainsi l’une des grandes villes européennes les moins préparées aux fortes chaleurs, notamment à cause de sa forte densité, de son urbanisme et de sa carence en espaces verts. Aubervilliers a ainsi 1,3 m² d’espace vert par habitant, loin des 10 m² par habitant recommandés par l’OMS..

Si la bétonisation des espaces verts se pare de greenwashing et de vernis social, il n’en est rien : la piscine censée profiter aux habitant·e·s d’Aubervilliers propose ainsi un tarif d’entrée à 18 euros, ce qui la rend inaccessible à la plupart des habitant·e·s. La fin du film propose d’ailleurs une sorte d’ouverture en montrant une réunion entre plusieurs collectifs de jardins ouvriers ou partagés, dévoilant la dimension systématique de cette menace dans d’autres villes et en montrant comment elle a partie liée avec la gentrification : les personnes victimes sont souvent issues des classes populaires et de l’immigration. Le film affirme ainsi que le jardinage sans lutte des classes, ce n’est pas de l’écologie. Finissons alors sur la proposition naïve, mais réelle qui semble se nicher en creux dans l’humilité du film : celle de faire du jardin un véritable lieu partagé, terreau des luttes et politique au sens fort.

La Terre des vertus, documentaire écrit et réalisé par Vincent Lapize
Montage : Camille Fougère
1h22. Sortie le 4 juin 2025.