Chacun des films composant la trilogie ouvrière d’Aki Kaurismäki (Ariel, Ombres au paradis, La Fille aux allumettes) relate sensiblement la même histoire : une ascension sociale ratée qui pousse des prolétaires à l’illégalité, puis à la fuite ou à l’exclusion carcérale. Kaurismäki ausculte froidement la désagrégation de la condition ouvrière dans sa Finlande de la fin des années 1980. Ce n’est pas un hasard si Ariel (1988) commence par une double mort : la fermeture à l’explosif d’un puits de mine, sous le regard désabusé des mineurs, suivi du suicide d’un vieil ouvrier qui lègue sa Cadillac au héros, avec ce conseil : « Pars, si tu ne veux pas finir par te pendre ici ». Taisto devient alors un « homme sans passé », privé de sa communauté de métier, de sa mémoire et de ses traditions. C’est là un point commun aux personnages des trois films, qui sont livrés à eux-mêmes et ne peuvent plus compter sur les solidarités collectives.
La mise en scène du Finlandais semble emprunter autant à Bresson qu’à Brecht. Au premier, elle reprend son ascétisme et son sens de l’ellipse : lors des deux « braquages » d’Ariel, la caméra attend sans coupe les apprentis malfaiteurs sur le trottoir ; de même l’accident et les meurtres d’Iris sont relégués hors-champ. L’action en elle-même compte moins que le cheminement qui mène des gens ordinaires à de telles extrémités : « Que ce soit les sentiments qui amènent les événements. Non l’inverse »,[11] [11] Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Gallimard, Folio, 1975, p. 40. , écrivait l’auteur des Notes sur le cinématographe. Ce refus du spectacle s’accompagne d’une précision documentaire accordée au travail : le prologue de La fille aux allumettes (1990) suit la fabrication des allumettes de la bûche à la boîte emballée… pour mieux nous montrer comment Iris y est reléguée à un rôle isolé et subalterne. À ce titre, si le jeu des acteurs, volontairement retenu, évoque également les modèles bressonniens, leur impassibilité tire plutôt sa source d’un malaise social, d’un quotidien où toute joie semble s’être tarie, à l’image d’Iris qui traîne son ennui de la fabrique à l’appartement familial.
Cette condition s’applique à toute la trilogie : mineur, manœuvre, caissière, éboueur, vendeuse, ouvrière d’usine sont marqués par le sceau de lois sociales qui ne cessent de rattraper leurs tentatives d’échapper à un quotidien désespérant. Chaque film s’emploie à tuer dans l’œuf un espoir de réalisation de soi ou d’émancipation : quitter la campagne vers la ville pour le héros d’Ariel ; monter sa propre entreprise pour les deux éboueurs d’Ombres au paradis (1986) ; tomber amoureuse d’un bourgeois pour Iris. Ce faisant, les films mettent en avant le tiraillement affectif qui s’empare des prolétaires dans un monde capitaliste. Ilona est d’abord séduite par Nikander (Ombres au paradis), mais sa profession d’éboueur lui fait honte, et tous deux seront humiliés quand ils se verront refusés l’entrée d’un restaurant huppé. Et quand, devenue vendeuse, elle pourra enfin entrer dans ledit restaurant avec son chef de rayon, elle ne s’y sentira pas à sa place. Elle fait ainsi l’expérience d’un conflit propre à la conscience de sa condition, entre un désir d’ascension et un sentiment d’exclusion.
Cette expérience vécue et affective des pesanteurs qui structurent la société (véritable sujet du théâtre brechtien) se traduit aussi par la présence, dans les trois films, de l’institution policière. Celle-ci n’intervient pas pour protéger les personnages des injustices mais pour maintenir le statu quo. Dans Ariel, la prison sera ironiquement le seul moyen pour Taisto de trouver un travail à sa mesure, qu’il pourra même exploiter pour sculpter une bague de fiançailles. C’est aussi là qu’il recréera une vraie amitié… qui le fera tomber pour de bon dans la criminalité.
Le seul (petit) motif d’espoir, ce sont ces liens d’amour ou d’amitié qui se recréent là où on s’y attend le moins, au fond d’une cellule ou d’un troquet, à la caisse d’un supermarché ou lors d’une contravention. S’ils n’ont plus rien à espérer collectivement, les prolétaires kaurismäkiens peuvent encore compter les uns sur les autres, jusqu’à la mort. Ce thème se poursuit à travers les rencontres entre migrants et prolos dans les films récents de l’auteur (Le Havre, 2011 ; De l’autre côté de l’espoir, 2017). Cette rencontre était déjà en germe, puisque, de mineur, Taisto devient par la force des choses un exilé : le dernier plan du film nous révèle qu’Ariel est le nom d’un cargo qui part pour le Mexique, comme s’il n’y avait dès le début plus d’avenir pour lui en son pays. Quelle que soit leur époque ou leur origine, ces prolétaires apatrides semblent ainsi dessinés sur un mode mineur une Internationale des espérances.