Alors qu’une alerte retentit et que tous ses camarades de classe, suivant le protocole en vigueur, se cachent derrière leurs bureaux retournés, Spencer Stone se place à côté de la porte, dos au mur, prêt à bondir. Au contraire de son voisin, qui a sorti de sa poche un petit couteau acéré, il n’a pour moyen de défense qu’un stylo bic, fermement tenu comme une seringue ou un poinçon. Ignorant les exhortations de son instructrice, il est prêt à affronter la menace. Quelques instants plus tard, la sirène s’interrompt. Chacun retourne à sa place, soulagé – c’était une fausse alerte. L’enseignante demande alors à Stone ce qu’il comptait faire. « Plutôt me battre que mourir à genoux », dit à peu près l’apprenti-soldat. Ce mot, qui semble définitif dans un film relatant une action de bravoure, ne conclut cependant pas la scène. Un rapide sondage est bientôt lancé : « Pensez-vous que Stone soit un trou du cul ? » La majorité lève la main.
Qu’est-ce qui distingue un héros d’un trou du cul ? Cette question, si prosaïque soit-elle, il faut la prendre au sérieux – il est possible en effet qu’elle constitue le point névralgique de 15h17 pour Paris, la nuance spécifique de ce nouveau film consacré au grand thème eastwoodien de l’héroïsme. Plus encore que le poids de l’héritage, de la tradition ou de la légende, plus encore que la rigidité des institutions, le trouduculisme est ici ce qui menace le protagoniste. Il faut dire que, pour un Européen de gauche comme l’est l’auteur de ces lignes, Stone semble le parangon du trou du cul américain : né de l’union d’une Bible et d’un fusil, il se croit destiné à de grandes choses – et pourquoi pas sauver des vies en s’engageant dans l’armée… Mais ce serait prendre en mauvaise part un film qui n’a guère été réalisé pour flatter les tendances politiques dudit spectateur. Eastwood filme les croyances de Stone et de son entourage sans distance, sans exaltation excessive non plus – hormis une séquence où une voix-off martiale accompagne ses efforts pour se sculpter un corps digne de son ambition militaire. Ce qui importe, comme dans American Sniper, c’est moins le personnage en tant que tel que la construction narrative qui va donner sens à son action.
Le 21 août 2015, Spencer Stone est finalement devenu un héros pour avoir, avec ses amis Alek Skarlatos et Anthony Sadler, empêché une tuerie dans le Thalys reliant Amsterdam à Paris. L’évènement fut aussi violent que bref. Reconstitué dans la dernière partie du film en une durée que l’on suppose correspondre à la réalité, celui-ci est annoncé dès le prologue par l’arrivée dans le train d’un homme que le découpage rend pour le moins suspect. Par la suite, le film articulera la préparation de l’attaque (des voyageurs s’étonnant de toilettes trop longtemps occupées ; Ayoub El Khazzani disposant ses armes ; …) à des moments choisis de la vie des trois garçons, depuis l’enfance jusqu’à leur tour d’Europe. Si les jonctions sont souvent lourdement signifiantes, il faut noter que la série des flash-backs ne débute pas à la suite du prologue. Une scène anodine vient s’insérer où l’on voit le trio traverser les rues de Sacramento à bord d’une décapotable. En voix-off, Anthony Sadler présente Alek (celui sur qui l’on peut compter en cas de coups durs) et Spencer (celui qui, au contraire, fonce au-devant des ennuis). Puis Sadler se propose de revenir à ce qui pourrait bien être un point de départ à leur aventure : leur rencontre au collège.
Cette façon de redoubler le début, de se situer à la fois avant et après l’attaque, est sans doute la seule subtilité de 15h17 pour Paris. Elle est néanmoins importante en ce qu’elle produit un relatif écart dans l’apparente rigidité téléologique de la narration. La « voie Sadler » est l’occasion de reconstruire a posteriori le cheminement qui aura permis à trois cancres d’une école catholique de Sacramento de réaliser, dix ou quinze ans plus tard, un geste héroïque. Son principe est simple : il s’agit de retrouver dans le passé l’origine des diverses capacités déployées au moment fatidique. Rétrospectivement, le spectateur peut ainsi comprendre où Stone a puisé telle technique de judo ou tel geste pour porter secours à un blessé grave. Surtout, elle met aux jours les liens qui unissent jusque dans l’épreuve les jeunes hommes – la visée ultime de cette voie étant l’amitié elle-même plutôt que l’attaque, qui n’en est qu’un moment. La « voie El Khazzani » se déploie quant à elle de manière autonome. La proposition semblera paradoxale tant, encore une fois, les effets de montage entre séquences sont appuyés. Un exemple, parmi d’autres : alors enfant, Stone récite avant de se coucher la Prière de Saint-François (« Seigneur, fais de moi un instrument de ta paix / Là où il y a de la haine, que je mette l’amour / etc. »). S’ensuit une scène dans le train. Pas besoin d’être grand clerc pour comprendre le sens – entendu à la fois comme orientation narrative et morale – d’un tel raccord. Pourtant, celui-ci ne relève pas du principe de causalité. Après tout, dans le présent de la prière, rien ne garantit que Stone ne soit pas condamné à une vie de trou du cul, ses aspirations demeurant vouées à l’échec. La relation est alors essentiellement imaginaire – c’est la force de la croyance, en des valeurs et en un destin, qui suggère le rapprochement des temps et des lieux.
Il faut sans doute accorder un certain crédit à Clint Eastwood pour faire l’effort de trouver une part de hasard dans 15h17 pour Paris. Allons plus loin, et considérons l’interminable déambulation touristique à travers l’Europe comme une manière de laisser planer la possibilité de personnages ratant leur destin. Le trio ne se demande-t-il pas au moins quatre ou cinq fois s’il est bien nécessaire d’aller à Paris ? Et Stone, Sadler et Skarlatos, voguant d’échecs en semi-réussites, n’ont rien d’exemplaire – la carrière militaire de ce dernier semble culminer lorsqu’il retourne chercher le sac à dos qu’un villageois afghan lui a volé[11] [11] On pourra voir toute la séquence d’entraînement militaire, où Stone est recalé faute de savoir coudre, comme un commentaire sur la « pussy generation » raillée par Eastwood. . Si une telle indétermination importe, c’est dans la mesure où c’est par là, et par là uniquement, que le film pourrait ne pas être le simple véhicule idéologique de ses personnages. Jusqu’au moment où il enserre El Khazzani, Stone n’est jamais qu’un trou du cul qui prétend neutraliser à main nue un homme sur-armé. Le point de bascule n’est de fait pas seulement l’impulsion du personnage, le courage « de faire quelque chose », pour reprendre les mots savamment choisis du discours final de François Hollande. Non, c’est la rencontre d’une impulsion et d’un signe : au moment où il s’élance vers El Khazzani, la Kalachnikov s’enraye, et plutôt que de mourir comme un trou du cul, Stone va vivre comme un héros. Il y avait pour cela « une chance sur un million ».
American Sniper déjà s’achevait sur un tir impossible, Chris Kyle éliminant sa némésis à l’aveugle. Il fallait y croire pour le voir. Dans Sully, les ailes de l’avion posé en catastrophe au milieu de l’Hudson accueillaient les passagers tels les bras du Christ. L’imaginaire chrétien n’est donc pas étranger aux derniers films d’Eastwood qui forment par là, outre une trilogie de l’héroïsme, une trilogie du miracle. C’est cependant dans 15h17 que la grâce paraît la plus déterminante. Le miracle n’est plus une possibilité d’interprétation d’un geste héroïque permis avant tout par l’expérience (« I eyeballed it », dira le chevronné Sully), mais sa condition même, attestant en retour du bien-fondé du messianisme américain dont Stone se considère un agent (là encore, le sagace Hollande trouve les mots, parlant du combat de l’Humanité contre le Mal). Une intervention divine a bien eu lieu – lorsque Stone conclut après l’attaque la prière entamée dans l’enfance, le film n’accueille plus la croyance de son personnage, il clôt le sens : « Et c’est en mourant que nous accédons à la vie éternelle. » Aux yeux de la communauté (des spectateurs), il a bondi hors du rang des trous du cul pour rejoindre celui des héros, voire des saints. Que la guerre doit être douce, quand on a Dieu à ses côtés.