Le Bruit du Canon (2006) et Na China (2020) sont visibles sur la plateforme Tënk, jusqu’au 4 et au 11 juin 2021 respectivement. Cliquer ici et ici pour accéder aux pages des films.
Ils viennent de loin : « de l’Est », d’après un des agriculteurs interrogés au début du film. Ses confrères décrivent à leur tour des étrangers rapinant leurs récoltes tout en vivant dans d’immenses « dortoirs », et vis-à-vis desquels les prennent des envies de massacre. Tout a été essayé pour « réguler la population », jusqu’à l’enfumage ou à l’épouvantail sonore qui donne son titre au film, Le Bruit du canon. En vain. Rien n’arrête les migrations, ailleurs humaines, ici volatiles : ces parasites faisant enrager cultivateurs et éleveurs sont les quelques centaines de milliers d’étourneaux qui, désormais, ravagent saisonnièrement leurs terres et leurs installations. Mais le fléau des uns est le sublime des autres. Aux images des avaries répondent bien vite celles des nuées traçant d’infinies lignes courbes dans le ciel orangé des crépuscules. Marie Voignier filme à égalité les deux parties en présence, paysans outragés et oiseaux en exode. Mais elle les juxtapose plus qu’elle ne les confronte, parce que leurs raisons réciproques ne se croiseront jamais. Ce pourquoi chacune dispose de son propre régime d’image : pour les agriculteurs, le dispositif classique de l’enquête, du suivi et du plan rapproché, quand les armadas d’étourneaux sont filmés en plans très larges, dans une optique plus picturale ; aux premiers revient surtout l’écoute, aux seconds la vision. Toute diplomatie apparaît impossible. Le Bruit du canon ne se risque pas aux éloges des rencontres entre lointains – entre humains et animaux, travailleurs de la terre et espèces forcées de changer d’environnement à force de dévastations. Il se contente de constater des écarts, tout en rejouant sur une autre scène le conflit trop connu des enracinés contre les réfugiés.
Issu d’une commande du Times Museum de Guangzhou, Na China, le dernier film de Voignier – Le Bruit du canon était son premier – regarde de l’autre côté de la mondialisation. Les terres agricoles de Bretagne ont cédé la place aux vastes entrepôts de textile du Sud de la Chine, où de jeunes Camerounaises entreprennent d’acheter des copies de qualité à destination du marché africain. Les migrations n’ont plus la faim mais le gain pour motif, et des tractations omniprésentes inversent le clivage insurmontable du premier film. Ici, tout n’est qu’échange et clonage. Les négociantes évaluent les degrés de dérivation entre les marques et leurs décalques, à la recherche de ce Graal qu’est la « copie originale », la copie dont l’original pourrait lui-même être la copie. Na China n’est pas loin de l’éloge du piratage intellectuel, trouvant dans cette foire aux pastiches vestimentaires un argument contre les privilèges d’une authenticité rendue caduque à l’âge super-industriel. Le spectacle d’une contrefaçon si généralisée qu’elle bouleverse l’ordre des origines n’est donc finalement pas si loin de la déterritorialisation de volatiles témoignant de la rupture des équilibres écosystémiques. Qu’il n’y ait plus de « nature » ou d’original certifié signifie la même chose, que la mondialisation mélange au point d’abolir la pureté. Morale connue, certes, mais qui a ici l’intérêt de passer par des des récits choisissant des sortes de voies parallèles. La haine fatiguée que provoquent les oiseaux du Bruit du canon est à la parallèle d’une politique raciste menée dans le même pays, tandis que la filière chinafricaine de Na China décrit par d’autres courbes les grandes artères de la circulation marchande. Mais la beauté des deux films tient peut-être plus encore à leur rapport à la masse, qui de l’un à l’autre change de visage : d’abord faite de ces innombrables oiseaux saturant le ciel, elle s’est ensuite identifiée aux volumes astronomiques de marchandises dont les ouvriers bourrent les camions. Il s’agit pourtant à chaque fois du même sublime de la quantité infinie, inimaginable, qui terrasse par le spectacle d’une disproportion. Par leurs échos, le début et le terme actuel de l’œuvre de Voignier montrent aussi que cette catégorie que les romantiques réservaient aux immensités naturelles trouve aujourd’hui ses meilleures applications dans les amas s’agglomérant à la surface d’une planète traversée en tout sens. Dans le sublime du Capitalocène, nuées d’étourneaux et monceaux manufacturés se rejoignent dans un même effroi face au dérèglement des flux.