En distribuant soixante-sept entrées entre vingt-huit autrices et auteurs, Benjamin Thomas a dirigé son Cinéma de Bruno Dumont, en fragments alphabétiques à la façon d’une centrifugeuse critique. Bien qu’il en signe une part conséquente des articles, notamment tous ceux ayant trait aux références picturales du cinéaste et à son enracinement géographique, polygraphier la monographie lui permet de cartographier l’œuvre sous la forme d’une mosaïque. On comprend que l’appellation de « dictionnaire » ait été écartée : les notices, ici, évitent tout renvoi, pour fonctionner comme autant d’éclats ayant entre eux des échos plus que des liens. Lecture constellée d’autant plus intéressante qu’elle expose l’anatomie d’un cinéma ressassant quelques oxymores – le saint meurtrier, le mystère profane, le tellurisme céleste ou l’idiot élu – tout en basculant de genre ou de registre d’un film à un autre, si bien que les motifs se panachent. Pour suivre ces déclinaisons, les fragments se répartissent en trois grandes catégories : les films et séries, pris dans leurs singularités ; les maîtres de jadis que l’œuvre ou le cinéaste convoquent souvent (Epstein, Bresson, Bach, Bruegel) ou ponctuellement (Renan, Giotto, Van der Weyden, André Caplet ou Guillaume Lekeu) ; les thèmes (politique, langage, espace) et figures (oiseaux, femmes, zombies) ou problèmes, techniques (acteurs, dernier plan, raccord) et théoriques (maternité, transcendance, sexualité). Si le sommaire mêle aux entrées évidentes sur l’idiotie ou la mystique d’autres morceaux plus inattendus sur l’onomastique et la maternité, d’ailleurs très suggestifs, le miroitement motivique qu’il recherche lui fait souvent éluder des aspects plus génétiques ou contextuels. L’ouvrage, aussi, n’entreprend pas de renseigner sur les circonstances de production ou sur les méthodes de travail de Dumont, dont sont surtout cités les propos les plus spéculatifs. De même que ce cinéma se détourne de l’économie et sublime la sociologie, se refusant à filmer le travail comme à invoquer avec sérieux les institutions, ses exégètes renchérissent sur cette épuration du réel en favorisant une exploration interne – parfois d’obédience figurale – où les références ne mènent qu’à d’autres artistes, car seules les œuvres éclairent les œuvres.
« Eu égard aux fins que Dumont assigne à son art – hors du langage, donner à éprouver la profondeur mystérieuse d’un réel tangible bien plus que visible, où coexistent les contraires –, il n’est pas étonnant que son cinéma se déploie en s’ouvrant pleinement aux puissances figurales de l’image cinématographique. » (B. Thomas, « Réel, réalités », p. 337) La formule articule les deux principaux foyers interrogatifs de l’ouvrage : le rapport de Dumont à un édifice théologique qu’il vide de Dieu, pour laïciser le mystère et ne garder de la religion que des coordonnées spirituelles, et la généalogie de son geste profane à travers la recension de ses ascendances avouées, en faisant remonter le projet jusqu’à la peinture flamande (à un Bruegel qui, comme le cinéaste, « travaille à ramener le sacré et son ineffable à même le monde prosaïque », B. Thomas, p. 56) ou à Ernest Renan humanisant le Christ avec sa propre Vie de Jésus, plus d’un siècle avant celle de Dumont. La mystique grotesque de ce dernier et l’iconologie à coloration souvent warburgienne à laquelle font appel bien des notices se complètent fort bien, parce que la docte ignorance qu’observe la première encourage les subtilités érudites des secondes dans leurs déplis des survivances. Sans compter que le carnavalesque vers lequel l’œuvre a bifurqué depuis P’tit Quinquin finit par s’emparer de sa propre analyse, donnant lieu à de réjouissantes débauches herméneutiques : les étymologies génitales de Jean-Michel Durafour à propos de l’emploi de partitions de Guillaume Lekeu pour Ma Loute (p. 244), éclairant le drame phallique du film, ou l’analogie figurative repérée par B. Thomas entre le plan de P’tit Quinquin sur une vache hissée dans les airs par un treuil et les insignes de la Toison d’Or peints par Van der Weyden dans ses portraits des ducs de la Maison de Bourgogne (p. 394-395). Une troisième source d’éclairage est trouvée dans les textes, moins du côté d’une littérature finalement peu présente (l’entrée « Naturalisme » se concentre sur Courbet, au détriment d’un Zola qui, avec d’autres écrivains comme Bernanos ou Claudel, aurait peut-être mérité quelques pages) que de celui de la tradition apophatique croisant Nicolas de Cues aux mystiques rhénanes, qui prolonge d’une autre façon cette quête d’une transcendance intramondaine dont Le Cinéma de Bruno Dumont piste la formule.
Cette « mystique sans Dieu » (B. Thomas, p. 180) ne se laisse ainsi saisir qu’au moyen d’oxymores, par cette coïncidence des contraires que prônait le Cusain dans la recherche de la vérité (voir p. 249) : foi profane, sacré prosaïque, intelligence idiote. En cela fort proche de Tarkovski, qu’il n’évoque pourtant jamais, Dumont a besoin des lettres et des arts pour affirmer le primat d’une immédiateté sensible et mutique trouvant dans l’idiot son héraut. Vincent Amiel remarque dans l’entrée « Bresson » que les deux cinéastes français partagent un goût prononcé pour ce discours dont ils privent des personnages que Dumont voue aux vents et aux chocs (p. 53). Le cinéma devient alors pour l’ancien professeur de philosophie ce que la mystique représente pour le croyant ex cathedra, la promesse d’un dépassement du discours par une union sans voix, plus proche des visions de l’anachorète de Hors Satan que de cette fusion toujours frustrée en laquelle se résume l’image doloriste et tragique que Dumont se fait de la sexualité. Luc Vancheri explique cette trajectoire par analogie avec la mystique brabançonne ayant prêté son nom à une héroïne du cinéaste : « Comme Hadewijch d’Anvers qui a dû déposer sa théologie pour se laisser habituer par Dieu, Dumont a dû se débarrasser de sa philosophie pour faire des choses mêmes le milieu de l’être. On a confondu sa rudesse phénoménologique avec les contours du naturalisme, on a pris la boue des chemins ou le sable des dunes flamandes pour les dépôts matérialistes de son esthétique sans bien voir qu’ils n’étaient que les rameaux d’une vision qui, comme chez Hildegarde de Bingen, cherche à accorder les données physiques du monde aux poussées mystiques de l’esprit. » (article « Mystique », p. 274). Ce pourquoi les paradoxes de l’intellectuel voyant font aussi les délices critiques de ses commentateurs : le premier ne pouvant accéder à l’être-là des choses qu’en passant par une longue histoire culturelle, les seconds ont tout loisir de déconstruire l’échafaudage de cette table rase.
L’art et les textes ne constituent toutefois pas le seul sol dans lequel le livre ancre le cinéma de Bruno Dumont. Il y aussi le territoire – les Flandres, objet d’un article de B. Thomas, comme Lille ou Bailleul, toutes devenues des « espace[s] sensible[s] » (p. 155) arrachés à l’historicité, au peuplement – et la terre, cette glaise que pétrit Camille Claudel, que Pharaon embrasse ou dans laquelle Freddy et Marie font l’amour. Si l’entrée « Boue » manque au sommaire, plusieurs des articles se rapportent au matérialisme spirituel qu’alimente cet humus, dont celui sur la chute (comme tremplin vers la lévitation : autre voisinage tarkovskien) et celui sur le paysage. Ce dernier traverse de fait nombre de contributions, puisque les plans larges prélevés sur la côte d’Opale et diluant les figures ou répondant à leur regard font partie de la grammaire ordinaire de Dumont, qui réserve les vertus communielles aux seuls paysages (d’où, aussi, une légère inégalité de traitement dans l’ouvrage entre le visuel et le sonore, peu analysé en dehors des notices musicales de J.-M. Durafour malgré l’intérêt du mixage de ces films). Ce tropisme d’ensemble du Cinéma de Bruno Dumont vers les mystères de la présence et les épiphanies panoramiques n’y laisse pas moins la place à des tentatives d’inscrire cette œuvre dans un espace davantage idéologique. Raphaël Jaudon, outre un article plus iconologique sur les « Larmes », en signe deux autres sur les « Classes » et la « Politique », pour interroger les paradoxes de ce regard naturaliste ancrant ses sujets dans un corps social pour mieux les en arracher et n’approchant les faits politiques que pour en souligner l’échec ou l’absurdité. Dans trois textes, « Femmes », « Maternité », « Virilité », Daphnée Guerdin questionne cette dimension que taisent spontanément bien des critiques, la place centrale qu’y tient la domination masculine sur les corps féminins et le traitement ambivalent que semble en faire parfois le cinéaste. C’est là la probable rançon du regard mystique cherchant du brut esthétique au-delà de la brutalité sociale. Et la plus grande vertu de l’architecture du Cinéma de Bruno Dumont, en fragments alphabétiques est de permettre, en entrechoquant les analyses, de mieux faire jaillir les contradictions faisant tout l’intérêt de cette œuvre.