1. Parfois, avec très peu de provocation, j’aime dire que les jeux de FromSoftware – leurs jeux « modernes », disons, de Demon’s Souls à Armored Core VI : Fires of Rubicon en passant par Dark Souls – ne sont « pas difficiles ». Ce que je veux dire par là, c’est que ces jeux étant construits tout entier sur le rapport à la mort, à la prise de risque et au fait de dépasser un obstacle qui paraissait insurmontable, leur « difficulté » fait partie intégrante de leur mécanique. Le fait de mourir des dizaines de fois contre le même boss, d’expérimenter différentes stratégies, d’apprendre en perdant, ne sont pas des conséquences inévitables d’un design ou d’une approche trop limitée, mais le fondement même du rapport que le·a joueur·euse entretient au monde – hostile, brisé, intransigeant. C’est pour cela que quand on aime les jeux de ce studio japonais, on a tendance à dire que leur jeu le plus difficile est le premier auquel on joue : il faut apprendre à accepter cette sévérité. Et j’ajoutais, récemment, alors que j’avançais sans trop de difficultés dans Armored Core VI : Fires of Rubicon (sorti en août), que si ces jeux sont difficiles, ils le sont comme on le dit d’une langue étrangère. Et je me suis aperçu qu’en effet, apprendre à jouer aux jeux de FromSoftware, c’est un peu apprendre à comprendre et à parler leur langage – Wittgenstein faisait des analogies entre le fait d’apprendre une langue et de « suivre une règle », soit exactement ce que l’on fait quand on apprend à jouer à un jeu.
2. Une autre habitude que l’on prend en jouant aux jeux FromSoftware, c’est justement un certain rapport au langage. Ce sont des jeux où l’on lit beaucoup, notamment des descriptions d’objets. Celles-ci ont une double utilité : elles renseignent, de manière codée, sur le fonctionnement d’un item ; elles nous apportent des informations sur l’univers du jeu, son histoire, son « lore » comme on dit. Deux « codes » différents, qui parfois se complètent : par exemple, dans Armored Core VI, jeu dystopique où s’affrontent des robots mercenaires recrutés par des multinationales, certaines entreprises ne fabriquent que des armes infligeant un certain type de dégâts, et apprendre à les repérer permet de simplifier la fabrication de notre robot. C’est, certes, le propre de tout bon game design que d’apprendre aux joueur·euse·s à se repérer dans le monde comme on apprend une grammaire (et de dépasser, à certains égards, cette analogie langagière), mais les jeux FromSoftware ont la particularité d’être particulièrement exigeants : le·a joueur·euse ne peut presque jamais « bruteforce » le jeu pour dépasser une épreuve sans la comprendre, en « forçant » son chemin et en détournant les systèmes qui y sont prévus (à l’inverse des immersive sims ou des derniers Zelda). Bien souvent, malgré les ouvertures permises dans Elden Ring et son monde ouvert, dans Armored Core VI et la complexité de ses « builds », le·a joueur·euse n’a « pas le choix » : il doit lire, interpréter, comprendre, et répondre en faisant exactement ce que le jeu exige de lui (utiliser un certain type de dégâts, esquiver une attaque très rapide). Pour se repérer dans le jeu, il faut se repérer dans son langage ; les limites du langage y sont les limites du monde.
3. Or, si l’on suit leurs jeux année après année (et il faut admettre que l’entreprise a réussi à amener derrière elle une communauté de fans qui ne fait que s’étendre depuis le succès inattendu de Demon’s Souls), on est frappé de constater que si les cadres changent, la langue est presque toujours la même. De la dark fantasy de Dark Souls au monde futuriste d’Armored Core, les jeux modernes du studio semblent obsédés par les univers décrépits, les dynasties dégénérées et les héritages perdus. Cela passe, bien entendu, par un univers visuel redondant, où l’on ne compte plus les seigneurs fatigués, les princesses maudites, réfugié·e·s dans des châteaux immenses dévorés par une décomposition divine. Des univers, aussi, où il est constamment question de feu, de cendres, de braises et de matière combustible ; dans Dark Souls, leur jeu le plus mémorable, où les points de sauvegarde sont des feux de camp, le·a joueur·euse est ainsi constamment appelé à « raviver la flamme ». Ainsi cet intérêt pour le feu est aussi, et peut-être avant tout, langagier : on ne cesse de lire et d’entendre (il faut aussi dire que l’écriture des dialogues est particulièrement soignée) des mots relevant du champ lexical du feu ou de l’incendie. Même le nom de l’item de soin, « estus », évoque le latin aestus, la chaleur, et l’effet visuel qui apparaît lorsqu’on le voit le rapproche d’un feu sous forme liquide. Cette obsession langagière passe d’ailleurs par un usage très particulier de la langue anglaise par des créateurs japonais, à travers des mots rares ou désuets ; on pense à la récurrence du mot cinders, étrange latinisme venant souvent faire doublon avec le mot ashes (les deux mots désignent les cendres), à la fois dans Dark Souls 3 (où le·a joueur·euse doit défaire les Lords of cinder – soit, dans une expression typique de l’imaginaire de ces jeux, les seigneurs de cendre) et dans Armored Core VI : Fires of Rubicon (où un des personnages principaux est nommé ‘Cinder’ Carla). Par ces répétitions, les mots deviennent des rimes ; la langue de ces jeux, pourtant tellement violents, ardus, virils[11] [11] J’esquisse seulement par ce terme une possible critique idéologique de ces jeux, dont l’obsession pour les ruines peut avoir des accents presque réactionnaires, et qui, en même temps, dans les profondeurs cachées de leur lore, rappellent que l’obsession des seigneurs et autres guerriers pour la conservation de leur gloire passée provoque de terribles catastrophes. presque, devient une langue poétique.
4. On pourrait penser que cette langue commune viendrait de l’obsession artistique personnelle d’un « auteur » dont l’imaginaire gouvernerait ces jeux. Et en effet, l’obsession du studio pour les mondes croulant sous les cendres coïncide avec l’arrivée de Hidetaka Miyazaki aux échelons les plus importants de création. Quand on joue aux différents épisodes de la série Armored Core, on sent tout de suite qu’Armored Core 4 et, plus encore, Armored Core : For Answer sont singuliers et qu’une patte unique y apparaît. Et Miyazaki, en dirigeant Demon’s Souls et Dark Souls, deviendra un de ces développeurs de jeux vidéo « star », dont on reconnaît le nom, l’identité, l’esthétique. Or, Miyazaki n’est pas crédité comme director de Armored Core VI : Fires of Rubicon, et ce rôle est ici assuré par Masaru Yamamura – qui a travaillé sur plusieurs jeux de FromSoftware. Si l’on est honnête, on doit admettre qu’il est impossible de connaître la teneur exacte des rôles attribués, et que la différence entre le director, le président du studio et d’autres rôles annexes varie en fonction des jeux et des entreprises. On peut cependant estimer que cette tendance à faire d’un développeur unique l’auteur complet d’un jeu est une construction légèrement absurde, plus absurde encore que l’auteurisme critique qui fait de tout metteur en scène l’auteur intégral de son film. Même si l’on pense à l’un des développeurs de jeux vidéo les plus célèbres et « identifié », Hideo Kojima, on sait aujourd’hui que certains des aspects les plus mémorables de ses jeux ne sont pas de son fait (il n’a par exemple écrit qu’une petite partie des emblématiques conversations « Codec », surtout écrites par Tomokazu Fukushima). Disons-le : la « starification » d’un développeur n’est, bien souvent, qu’un argument marketing.
5. Pourtant cette identité existe, indéniablement, et Armored Core VI poursuit le sillon tracé par les jeux précédents de FromSoftware, ces jeux dont Miyazaki était crédité comme auteur central – tout comme Death Stranding est sans hésitation un prolongement de la série Metal Gear Solid, tout comme les jeux de Goichi Suda (créateur, entre autres, de Killer7 ou de la série No More Heroes), malgré des changements d’équipe, de genre et de console, ont bien une identité commune. Ce qui est étonnant, c’est que ce qui rassemble les jeux d’un supposé auteur ou d’un studio ne peut pas être, par définition, le genre auquel ils appartiennent, mais plutôt un « style » qu’ils auraient en commun – le « style » pouvant s’entendre, ici, à la fois dans son sens littéraire et dans un sens « vidéoludique ». Les mots de FromSoftware sont aussi archaïques que leur conception du game design ; la langue tordue et troublée des jeux de Goichi Suda rejoint la construction labyrinthique de ses jeux. Ce qui est surprenant, quand on cherche à identifier des entités auteuristes dans un univers aussi impur que celui du jeu vidéo, c’est que l’on passe par la chose qui semble être la moins vidéoludique qui soit : l’usage du langage, l’esprit des mots.
6. Il se trouve que nous n’avons cité, jusqu’ici, que des studios japonais, et plutôt des jeux d’action. Mais ce constat que l’identité d’un jeu se trouve dans la langue qui y est parlée permettrait, peut-être, de comprendre le paradoxe du succès des RPG et autres visual novels, formes en apparence tellement éloignées de l’idéal du jeu vidéo, imitant souvent des jeux de plateau basés sur d’imposants livres de règles. On comprend alors que si les jeux d’Obsidian nous touchent comme nous touchaient les jeux de Black Isle, Fallout et Baldur’s Gate, c’est parce que les jeux y exigent la même lecture attentive. On devine aussi que le succès de Baldur’s Gate 3 doit moins au souvenir de ses prédécesseurs (qui, il faut l’admettre, ne sont plus des jeux de notre temps) qu’à l’écriture plus moderne de Larian Studios, que l’on a déjà connu dans la série des Divinity. On en conclue enfin que c’est précisément la profondeur et l’anachronisme de l’écriture de Brian Fargo qui, dans Wasteland 2 et Wasteland 3, nous rappelle les anciens Fallout ; et que l’écriture de Disco Elysium est, quant à elle, absolument unique. Et si ces jeux, en faisant de la lecture et du texte leur objet essentiel ( Pentiment , sorti l’an dernier, faisait même de l’écriture et l’imprimerie ses thèmes centraux), touchaient au fond le cœur le plus essentiel du jeu vidéo ? Paradoxal, peut-être. Mais dire que le plus beau, dans les jeux de FromSoftware, ce sont les mots qu’on y lit, ce n’est pas plus paradoxal que de dire d’un beau film qu’il est fixe, d’un beau livre que les pages y sont blanches, d’une belle peinture qu’elle est vide – ce qu’un·e critique peut dire sans sourciller.