Quelques semaines se sont écoulées depuis la sortie, le 10 avril, du Mal n’existe pas, le dernier film de Ryûsuke Hamaguchi. Largement couvert lors de sa sortie, notamment par le biais d’un entretien fleuve accordé par le cinéaste à Marcos Uzal dans les pages des Cahiers du cinéma, le film paraissait exiger d’y revenir à froid, de prendre le temps de l’analyse pour élucider son fonctionnement. Nous souhaitions déplier, avec précaution, les enjeux d’un film qui nous a tous deux intrigués et fascinés.
Élias Hérody : L’une des séquences centrales du Mal n’existe pas consiste en une réunion publique où les habitants d’un hameau de la campagne japonaise prennent connaissance d’un projet de glamping, contraction des mots glamour et camping, porté par deux cadres venus de Tokyo. Ces deux personnages, initialement agents de stars, se heurtent vite au scepticisme de la population locale et aux limites environnementales du projet : les discussions s’axent autour de l’emplacement de la fosse septique qui nuirait à une source d’eau potable, essentielle pour le village ainsi que pour les territoires en aval. On peut penser ici aux enjeux qui parcourent les films de Dominique Marchais et, plus généralement, les problématiques de l’écologie politique où l’eau devient un objet social dont les conflits d’usage s’appréhendent de manière holistique, mêlant plusieurs domaines d’analyse et de facteurs. La discussion en elle-même n’a rien de véhémente, et hormis l’un des villageois, tous alimentent de manière constructive la discussion, en particulier le maire du village, une restauratrice et Takumi, « homme à tout faire » du hameau et personnage principal du film.
Dans cette réunion publique, un détail surprend. Son intervention tardive dans le récit advient après la description d’une journée ordinaire de Takumi, où le mode de vie pastoral de cet homme ressemble, dans un premier temps, à un modèle de relation à la nature. Par conséquent, assez ironiquement, l’un des responsables du glamping se désaltère avec l’eau d’une bouteille en plastique. Une sorte de fil sarcastique se tisse au fur et à mesure du film, tournant en dérision ces personnages venus de la ville. Lorsque l’on découvre leur environnement de travail, c’est d’abord par le biais d’une image en basse définition tirée d’une visioconférence entre le promoteur du projet et l’agence des deux employés sous-traitant son exécution. À Tokyo, le cadrage des plans imite la bi-dimensionnalité des visioconférences. Plus précisément, la perspective se construit sur deux lignes de fuite, rendant l’arrière-plan plat et superficiel. A contrario, lors du retour à la campagne, la perspective ne suit qu’une seule ligne de fuite invitant ainsi à saisir la profondeur de l’image. Ces deux ressorts, thématiques et esthétiques, déploient une opposition structurelle entre le synthétique et le naturel.
Cette opposition de façade s’étiole progressivement au fil du Mal n’existe pas. L’un des premiers plans du film montre Takumi fendre du bois puis s’éloigner de la caméra pour allumer une cigarette. Enregistrés sans son d’ambiance, les bruitages sont habillés d’un léger effet d’écho, comme absorbés par la neige. Ce plan revient à la moitié du film, lorsque les cadres vont à sa rencontre pour l’associer au projet. Enregistrée à l’identique, l’atmosphère sonore autarcique est vite interrompue par l’irruption d’un son d’ambiance, celui des avions qui survolent le hameau. À d’autres endroits, plusieurs plans, en apparence fixes, se révèlent être extraits du hublot d’une voiture par les tremblements de la caméra. La mise en scène place ainsi en son cœur un rapport subjectif à l’espace et au temps. Film mental, Le Mal n’existe pas évite cependant de préciser la source de cette subjectivité, qui reste abstraite.
L’environnement se rapporte ainsi à une différence paradigmatique. Le montage du film cherche justement à décorréler les personnages : à plusieurs endroits, Hamaguchi laisse une action en suspens et se concentre sur des récits parallèles pour revenir sur le premier personnage que la narration avait abandonné. Parfois, le laps de temps de cet abandon se mesure en secondes, parfois, c’est en heures que l’écart temporel se produit. La construction elliptique du film cherche justement à créer un entre-deux qui, invisible, oriente le récit vers ses propres béances. Cette conception du montage rend souvent floues les relations entre les plans. Cette indécidabilité, à savoir si les plans entretiennent un rapport de causalité, de simultanéité ou d’équivalence, préside justement à une forme d’écologie de l’attention. Au centre de ce dispositif, le spectateur voit ses sens se décupler, dans un mélange d’hypervision et d’hyperacousie. Le mystère non élucidé du montage du film se ramène à celui d’un espace mental, clos, dont les symboles restent muets.
Thomas Vallois : Depuis le succès de Drive my car qui a fait de Ryûsuke Hamaguchi le réalisateur japonais incontournable des grands festivals internationaux, son cinéma s’est comme doté d’une patine élégante. Loin des productions indépendantes et relativement précaires de ses débuts, ses derniers films sont impeccablement photographiés, ses cadres élégamment composés, les vêtements de ses acteur·ice·s parfaitement cintrés, etc. Or j’appréciais la simplicité visuelle des premiers films, tout comme les compromis qu’il avait réussi à trouver dans un mode de production plus commercial avec la forme du mélodrame populaire, proche des dramas télévisés, pour Asako I & II. Si on aurait tort de reprocher à un cinéaste d’avoir les moyens de ses ambitions, ce changement de standard m’a conduit à porter rétrospectivement un regard légèrement suspicieux sur la filmographie d’Hamaguchi et je ne peux pas m’empêcher de voir dans son cinéma un certain côté scolaire, bien appliqué : cela tient peut-être à la rigueur de son écriture, et au milieu petit-bourgeois dans lequel évoluent maintenant la plupart de ses personnages.
J’ai donc accueilli avec quelques réserves Le mal n’existe pas. D’autant plus que, comme tu l’as dit, le film s’articule autour d’enjeux écologiques, or il me semble en cela participer d’un élan d’après confinement, marqué par l’accélération de la crise environnementale, qui a vu des cinéastes citadins investir la campagne en tant qu’espace d’émancipation – une certaine vision des territoires non urbains quelque peu réductrice. Les réalisateur·ice·s, néanmoins, montrent parfois le décalage qu’il peut y avoir entre une représentation idéalisée de la nature et la réalité des populations locales, par exemple en confrontant acteur·ice·s professionnel·le·s aux habitant·e·s des lieux. Hamaguchi d’ailleurs n’hésite pas en entretien à se présenter comme un citadin ayant été « simplement ému par la beauté des paysages [11] [11] Cahiers du cinéma n°808, p.36. » et nous invite à rire de ce personnage de cadre qui au contact de la forêt est pris d’une envie de reconversion professionnelle. Mais malgré ces signes qui manifestent une certaine conscience de cette position d’extériorité, il y a dans ce qu’il filme quelque chose qui m’apparaît comme trop beau, trop propre, notamment lorsqu’il décide de nous montrer ce que la campagne a de plus matériel et de plus trivial. En atteste ce plan sur un tas de fumier bercé d’une lumière douce : l’image est si belle qu’elle contraint Hamaguchi à montrer dans le plan suivant Hana en train de se boucher le nez afin de faire comprendre à qui ne le sait pas que cet amoncellement de déchets organiques dégage une odeur désagréable. De plus, je note que, si l’économie globale du village (son organisation interne et l’écologie du territoire) est au cœur de la séquence centrale de réunion entre les habitant·e·s et les promotteur·ice·s du glamping, ce que nous voyons de son fonctionnement reste très en surface, pas très loin d’une image d’Épinal : Takumi en train de couper du bois ou de récolter l’eau de source nécessaire à la fabrication de nouilles udon, pour un restaurant traditionnel à l’allure soignée.
Et pourtant, et pourtant, lorsque je revois le film, trop beau, trop propre, il s’avère qu’une certaine présence me saisit. L’importance du hors champ (le bruit d’un avion qui passe, les habitations que l’on devine au loin ou même le grouillement tokyoïte) laisse penser que la vie se joue ailleurs. Les images de cette ferme déserte m’ont rappelé certains plans de No Man’s Zone (Toshi Fujiwara, 2012) qui montraient des villages évacués après la catastrophe de Fukushima [22] [22] On peut rappeler que Hamaguchi a réalisé avec Ko Sakai une trilogie documentaire sur la région du Tohoku, touchée par le séisme, et que dans Asako I & II les deux personnages principaux sont bénévoles auprès des réfugié·e·s de cette même catastrophe. et présentait également la voiture comme moyen privilégié d’exploration de ces territoires excentrés. Si le film mettait dès l’ouverture son/sa spectateur·ice face à des images sidérantes de paysages dévastés par le tsunami, il montrait par ailleurs des lieux en apparence paisibles, mais que les radiations ont rendus inhabitables. Sans vouloir nécessairement faire du Mal n’existe pas un film post-Fukushima, je perçois derrière ses images bucoliques un même sentiment d’inquiétude. Cela tient peut-être en premier lieu à l’entre-saison où se déroule le récit, ce moment où les premières lueurs du printemps se font sentir alors que l’hiver tarde à finir : les arbres nus bercés par la lumière qui entoure le village à perte de vue créent une sensation de temps suspendu que vient renforcer le travail sonore. En effet, le point d’écoute fixé au plus près des corps et de la matière donne aux sons un aspect étouffé, tout cela corroborant avec ce que j’essayais de dire plus haut : en plus de se tenir à l’écart du monde, Mizubuki, le village et la forêt qui l’entoure, semble être coupé du temps.
Il faut alors relever la dimension fantastique du film, et notamment comment celle-ci est intimement reliée à ce personnage mystérieux qu’est Hana, la fille de Takumi. Aux lents travellings introductifs en contre-plongée sur les arbres nus, succède un plan sur le visage de la petite fille, le regard porté en hauteur : le personnage est ainsi d’emblée lié à la forêt. Un peu plus tard, elle apparaît subitement, au détour d’un travelling latéral, sur le dos de son père quand celui-ci marche au milieu des arbres. Cette apparition soudaine anticipe bien sûr sa disparition brutale à la fin du film, mais de façon plus générale elle confère à Hana une présence insaisissable, presque fantomatique. Toujours en mouvement, portée par un élan qui la pousse sans cesse vers l’espace naturel, elle semble évoluer sur une ligne différente des autres protagonistes (ce qui explique peut-être pourquoi Takumi l’oublie à deux reprises) : au montage, Hamaguchi alterne par exemple souvent entre des scènes où les adultes sont en train de discuter et des plans où la petite fille explore les environs. À cet égard, une image en apparence anodine m’a frappée : elle montre un homme fermant la porte au nez d’Hana quand celle-ci s’approche du lieu où se déroule la présentation du projet de glamping, comme s’il ne l’avait pas vue. Le cinéma de Kiyoshi Kurosawa [33] [33] Kiyoshi Kurosawa a d’ailleurs été le professeur de Hamaguchi à l’Université des Arts de Tokyo. a montré par la précision de sa mise en scène que le fantôme est par essence un être des seuils dont les traces, souvent visibles au fond du cadre, hantent le monde des vivants. Dès lors, le personnage apparaît comme étrangement lié aux signes de mort que le film distille ici et là : les plumes d’oiseaux qu’elle ramasse lors de ses excursions, les cerfs dont les cadavres sont autant de mauvais présages, la photographie de la mère qui imprègne le foyer familial d’une certaine mélancolie. Exclu du lieu de l’intrigue, mais intimement lié à la forêt, le personnage d’Hana est tout aussi ambigu : derrière sa vitalité expansive guette l’ombre de la disparition.
É.H. : On connaissait Hamaguchi pour sa religion du scénario et sa confiance inébranlable dans la parole. C’est en monteur qu’on le retrouve. À titre personnel, j’émettais des réserves à l’égard de Drive my car car le film me semblait cousu de fil blanc, alors que les sutures du Mal n’existe pas raccordent des objets hétérogènes et mystérieux. Le film donne le sentiment ambivalent d’avancer à la fois pas à pas et de former un tout. Les travellings arrière en contre-plongée au début du film, suivant la cime des arbres de la forêt, résonnent avec cette même forme de travelling, cette fois-ci vers l’avant, à la fin. Cet effet de boucle referme le film sur lui-même tout en le laissant en suspens : là où les travellings inauguraux étaient suivis d’un raccord sur Hana, un râle inconnu se fait entendre en hors-champ sur ce plan final. Ce paradoxe, cultivé par le film, place le spectateur dos à l’intrigue, chaque plan s’examinant à l’aune de celui qui le précède et non en vue de la suite du récit.
C’est ainsi que se déploie le mystère qui parcourt la troisième et dernière partie du film. Hana, connue pour ses fugues à la sortie de l’école, est cette fois plus difficile à trouver. C’est par des indices morbides insistants (un coup de feu, une goutte de sang) qu’Hamaguchi fait basculer la redondance vers l’urgence : on devine bien vite que cette fugue a mal tourné. En même temps, Hana, à qui Takumi transmettait ses connaissances botaniques et les pistes secrètes de la forêt, semble s’être fondue dans ce décor, sa disparition rimant avec sa dilution dans un espace sans cesse étendu. Aussi est-on presque étonné quand, au bout de leur recherche, Takumi et Takahashi aperçoivent la silhouette de la fillette, debout face à un immense cerf dont une balle a perforé l’épaule. Dans ce plan rapproché, Hana au premier plan est cadrée de dos, au niveau des épaules, et le cerf occupe l’arrière-plan. Après une coupe, nous observons lointainement Takahashi appeler Hana puis Takumi le saisir à la gorge, le plaquer au sol et le laisser pour mort. Puis, nous découvrons Hana étendue, inerte, en plan d’ensemble ; Takumi s’avance vers elle ; le cerf a disparu. Au lieu d’apporter une résolution à la quête de Takumi et Takahashi, la réapparition d’Hana relève de l’énigme parce que son cadrage donne une vision parcellaire du tableau. L’acte de Takumi, à savoir l’étranglement de Takahashi, surprend par sa soudaineté. Dans cet intervalle, l’événement qui préside à la chute et à la mort d’Hana demeure inconnu. Par ce montage laconique, Hamaguchi donne au hors-champ une dimension nouvelle : celui-ci décorrèle les plans entre eux. Aussi en vient-on à se demander si la réapparition d’Hana, aux côtés du cerf, ne s’apparente pas à une métaphore, passage nécessaire avant d’affronter le tragique. Ces trois plans forment trois blocs à partir desquels le spectateur devine des relations et des signes que le film se refuse à donner.
Revenons au début de la séquence. La recherche d’Hana rassemble à nouveau le hameau. Des haut-parleurs appellent à la retrouver et une foule quadrille la forêt. Mais c’est seul que Takumi va affronter l’image de son cadavre. Thomas, tu parlais de la dichotomie entre l’apparente solidarité des habitant·e·s et la solitude de chacun des personnages. La conclusion du film en vient à préciser cet écart. Si les chasseurs sont relégués en hors-champ tout le long du film, la recherche d’Hana ressemble à une traque, d’autant qu’il s’agit de remonter la piste des cerfs que la petite fille avait appris à suivre. Je connais mal la symbolique japonaise mais il n’en demeure pas moins que le dernier plan du film, revenant sur les cimes inaugurales, nous invite à voir dans ces arbres des ramifications semblables aux bois des cerfs. À l’intersubjectivité du film s’oppose un hors-champ, un en soi apparemment inaccessible, celui d’une nature muette qui exclurait les hommes. Mais la traque d’Hana, tout comme l’arrivée des deux tokyoïtes, rejoint un autre mouvement : celui de la pénétration d’un espace mental, celui de Takumi, par une foule de corps étrangers. S’il rappelle lors de la réunion publique que personne au sein de cette communauté ne semble originaire de cette région, il semble cependant faire de la forêt le lieu de son autarcie, oubliant régulièrement sa fille à l’école et c’est seul, Takahashi étant évanoui, qu’il paie le tribut de cette harmonie rêvée.
Pour autant, la mort – elle est inanimée à tout le moins – d’Hana devient bien un objet collectif. Comme dit précédemment, les parties de chasse ne sont jamais vues, mais toujours entendues par le prisme de coups de feu qui résonnent dans la vallée. Quand, accompagné des deux tokyoïtes, Takumi entend pour la deuxième fois ces tirs, l’événement paraît anodin. Pour autant, la suggestion de la chasse demeure ambivalente. Traditionnellement représenté comme un fait singulier – quelqu’un tire sur quelqu’un ou quelque chose, un coup de feu est en réalité un fait collectif ne serait-ce que parce que, s’il manque sa cible, il peut atteindre quelqu’un d’autre. En l’occurrence, la résonance de la détonation dans la combe renvoie tout de suite à un environnement englobant. Comme l’eau qu’ils recueillent à la source de la rivière, le tir signale un paysage tissé d’interdépendances : celui de la vallée, son amont et son aval, et celui de la forêt, son chasseur et son chassé. Si la succession de faits qui président à la mort d’Hana demeure inconnue, elle n’a rien d’un dommage collatéral : elle se rapporte à l’effondrement d’un équilibre, écologique, certes, mais surtout intime.
T.V. : Si la trame narrative oppose deux modes d’appréhension de l’environnement – l’un hors sol, sous l’égide d’un rapport marchand et l’autre au contraire ancré dans la terre – il figure par ailleurs la nature comme une réalité séparée du monde des humains, évoluant à son propre rythme. Je pense que c’est ce que vient signifier la musique de Eiko Ishibashi [44] [44] La collaboration entre Eiko Ishibashi et Hamaguchi est à l’origine du film. La compositrice a en effet proposé au réalisateur d’habiller par des images un de ses concerts, à partir desquelles sont nés Le mal n’existe pas et Gift, une version alternative, plus courte et muette. , les violons lancinants donnant au paysage un caractère intemporel. Quand Hamaguchi fait le choix d’interrompre brusquement la mélodie pour nous faire entendre des bruits provoqués par l’activité humaine, il montre la coexistence de la nature et des personnages, sans que toutefois la première perde son aura mystérieuse. Cela tient notamment à l’étrangeté de la matière sonore dont j’ai parlé au-dessus, mais aussi aux lents travellings qui font défiler les arbres à perte de vue, indiquant en cela que les humains n’ont accès qu’à une infime partie de l’espace sauvage. Cette séparation ontologique entre les humains et la nature nous donne à mon avis des clés pour comprendre la fin du film.
Si j’ai précédemment décrit la manière dont Hamaguchi place à certains endroits des éléments qui nous mettent sur la piste du fantastique, avec cette dernière séquence nous y plongeons pleinement. Tu as décrit avec précision la manière dont le montage brouille les pistes et entraîne la perte des repères spatio-temporels, or cette désorientation semble affecter les personnages eux-mêmes, comme si la forêt se refermait sur eux. Ce moment me renvoie à une scène typique du cinéma de fantômes japonais où le héros masculin, alors séduit par un spectre féminin, se retrouve piégé dans un espace aux coordonnées incertaines. Dans Kuroneko (Kaneto Shindō, 1968), par exemple, la demeure hantée s’entremêle avec l’espace de la bambouseraie environnante par un jeu de surimpression qui entraîne les personnages dans un dédale infernal. Mais là où le fantôme incarnait une figure maléfique identifiable, il est difficile d’établir clairement l’origine du dérèglement provoqué à la fin du Mal n’existe pas. Si piège il y a ici, il fonctionne en miroir, renvoyant aux humains leur propre violence [55] [55] Notons à cet égard que la seule action violente qui apparaît dans le champ est le meurtre d’un homme par un autre. qui, si elle était jusque-là maintenue hors champ, n’en était pas moins prégnante : coups de feu entendus au loin, plans sur le ruisseau alertant sur sa contamination à venir, etc. À cet égard, l’image de l’épine ensanglantée me paraît équivoque : elle met en garde contre une forêt potentiellement dangereuse, mais elle est aussi le symbole d’une forêt blessée.
Cela nous amène donc au titre. Quand il apparaît au début du film, la négation « not » de la version internationale (Evil does not exist) surgit – d’une façon très godardienne – à contretemps et dans une couleur différente des autres mots, laissant ainsi la possibilité du mal en suspens. J’y vois une manière d’indiquer que celui-ci n’est pas absolu, que la violence n’existe pas en soi, qu’elle est toujours le fruit d’une situation, d’un contexte. C’est d’ailleurs ce qu’explique la longue discussion au sujet des cerfs précédant la recherche d’Hana – l’animal attaque uniquement lorsqu’il se sent en danger – et que la forêt semble appliquer dans la dernière séquence : l’espace naturel piège les humains quand ceux-ci viennent menacer son équilibre. Le titre nous laisse ainsi entendre que ces forces obscures ne sont pas « mauvaises » moralement dans le sens où elles émanent d’une nature indifférente, évoluant selon une logique parallèle, différente de celle des humains, mais elles « existent ».
En s’attaquant au responsable marketing, Takumi se fait alors protecteur de l’environnement. Tu notais très justement à quel point le personnage avait fait de la forêt le lieu de son autarcie, je dirais même qu’il paraît en être une émanation : il se montre comme elle souvent bienveillant (les ressources naturelles qu’il récolte font vivre le village) mais il reste insaisissable, voire parfois menaçant, comme lorsqu’un plan le montre en contre-plongée en train de découper du bois. Le meurtre est ainsi exécuté avec froideur, dans la même indifférence que celle des arbres. Une fois le crime commis, Takumi porte le corps de Hana et l’emmène en territoire sauvage. Nous revoyons alors un travelling en contre-plongée similaire à celui qui ouvrait le film tandis que le souffle du personnage se fait entendre hors champ, comme s’il faisait corps avec l’environnement. Tu relevais à juste titre l’effet de boucle entre le début et la fin, en précisant qu’il s’agissait d’une boucle ouverte. Or je vois dans cette ouverture une sorte d’appel de la nature car c’est la première fois qu’un plan sur ces arbres me paraît réellement habité. Comme si Takumi, une fois sa « mission » accomplie, quittait définitivement l’humanité pour rejoindre une autre rive. Le film n’aura eu de cesse de le montrer à la frontière entre les humains et la nature, entre les vivants et un au-delà, quel qu’il soit.