Pierre Jendrysiak : On sait aujourd’hui que dans le cadre du projet MKUltra, les services secrets américains ont mené des expériences de mind control visant à explorer les limites de la conscience humaine. LSD, électrochocs, hypnose : tout était bon pour découvrir de nouvelles méthodes de manipulations des masses. De ces faits avérés, certains complotistes ont tiré la conclusion que parmi les foules anonymes, les simples citoyens, les civils, se cacheraient des « agents dormants » manipulés à leur insu qui n’attendent que d’être « activés » par un code secret qu’il suffirait de leur faire entendre pour qu’ils passent à l’action. Ce code secret, cela pourrait être une mélodie, une image, une phrase, un mot ou un groupe de mots ; « Le Parfum vert », par exemple.
Le titre du nouveau film de Nicolas Pariser est en effet un nom de code, un mot de passe. Pour les personnages bien sûr, qui se transmettent ces mots « déjà entendus, mais jamais ensemble » pour désigner une organisation secrète d’extrême droite qui cherche à mettre la main sur un logiciel fabriqué par les services secrets chinois capable d’augmenter la rapidité de transmission de fake news (autre imaginaire complotiste, mais nettement plus proche de la réalité). C’est aussi un mot de passe pour les spectateur·ice·s du film, qui peuvent savoir ou ne pas savoir qu’il s’agit du titre d’un des plus célèbres pastiches des Aventures de Tintin. Mais plus profondément encore, ce titre, par son caractère mystérieux, sa sonorité, son équivoque, me donne un peu l’impression d’être un mot de passe pour cinéphiles, comme s’il « réactivait » le souvenir dormant du cinéma classique (celui d’Hitchcock en particulier) et la manière avec laquelle il fut imité ou synthétisé en France. Le film tout entier est d’ailleurs fait de réminiscences esthétiques ; il évoque Tintin, Hitchcock (La Mort aux trousses et les films des années 30 pour le récit, Vertigo ou La Main au collet pour la photographie), le Berlin Express de Jacques Tourneur, les films d’espionnage de Fritz Lang, le Triple Agent d’Eric Rohmer (« Le Parfum vert » peut aussi évoquer « Le Rayon vert »), les films de Rivette peut-être (sur le lien entre théâtre et enquête policière)… Mais en les convoquant, Pariser convoque aussi leur inquiétude historique et politique, celle qui est déjà dans Tintin, déjà dans Hitchcock, déjà chez Lang, qui hante parfois les films de Rohmer et de Rivette. Pour un public cinéphile qui reconnaît tout cela, bouder le film de Pariser, ça semble donc être bouder son plaisir… Je qualifiais déjà Pacifiction de film cinéphile irrésistible, et Le Parfum vert l’est aussi, mais autrement : moins par malice et audace que par chocs mémoriels successifs – des électrochocs ?
Gabriel Bortzmeyer : Pour ajouter du grain à moudre au moulin des références, j’ai cru distinguer un album de Blake et Mortimer situé en arrière-plan lors de la rencontre entre Martin et Hartz – mais il se peut que ce ne soit là qu’une projection légitime, puisque d’une part l’univers d’E. P. Jacobs répond très bien à celui du film (sinon que le « péril jaune » du dessinateur de droite s’est transformé en péril brun pour le cinéaste de gauche), et que d’autre part l’essentiel des références bédéphiles appartiennent à l’âge classique du neuvième art (exception faite bien sûr de la bédé de Claire, dont la jaquette rappelle celle des éditions L’Association et qui évoque le graphisme d’un Guy Delisle, primé à Angoulême pour des Chroniques de Jérusalem que semble convoquer l’œuvre du personnage, également basée sur un séjour en Israël). Une telle insistance sur la filiation entre ces deux arts du découpage rappelle Alain Resnais davantage que la figure tutélaire de Pariser, Rohmer (toujours invoqué, certes, même si ce climat de barbouzerie distinguée emprunte à Triple agent plus qu’au Rayon vert), et, de fait, cette tentative de re-hitchcockiser l’héritage de la Nouvelle Vague fait d’abord penser aux projets inachevés de Resnais, au premier chef son adaptation de Harry Dickson censée consommer les noces du roman de gare et du grand art. Plus que tout autre, le cinéma français n’a cessé de poursuivre ce Graal équilibriste, qu’on retrouve aussi dans une littérature nationale allant de certains Robbe-Grillet à Tanguy Viel et qui consiste en une sorte d’américanisme cartésianisé, auto-critique : Rohmer désossant Hitchcock pour en garder les schèmes paranoïaques, Godard filmant un éternel « almost made in US(SR)A », etc., jusqu’à Desplechin hexagonalisant le teen movie avec Trois souvenirs de ma jeunesse (et si l’on voulait céder à un esprit un peu taquin, on pourrait sans trop de peine montrer que Cédric Jimenez a réalisé avec Bac Nord et Novembre des remakes à la sauce Pasqua de Naissance d’une nation et Intolérance).
Reste à savoir pourquoi cette réflexivité très française est doublée d’un constant geste référentiel (peut-être en raison de l’importance, dans nos contrées, de la figure du cinéaste-critique, dont Pariser et Bozon sont aujourd’hui les plus éminents représentants), avec tout ce que ces jeux de pistes peuvent charrier d’ambivalences (les allusions excluantes, ou simplement le risque que les œuvres recouvrent le réel de références constituant leur véritable matière première). Et même si Le Parfum vert est très prenant, renouant avec l’efficacité dramatique de ces 39 marches que cite la fin, il fait parfois courir le risque aux spectat.rices.eurs cinéphiles de suivre le cheminement des échos volontaires davantage que l’intrigue qui les étaie – cela dès le premier plan rappelant l’ouverture de Pas de printemps pour Marnie. Le Grand jeu et Alice et le maire avançaient clairement sous drapeau rivetto-rohmerien mais reprenaient à leurs mentors des problèmes – comment narrer le complot ou dramatiser la politique sans en écraser la complexité – plutôt que des citations ; ce pourquoi il n’y avait en guise de références que des livres. Dans Le Parfum vert, ces derniers ont été remplacés par les bédés, non sans déplacer la question : il ne s’agit plus de résoudre par l’aporie celle, éternellement épineuse, de l’impact des livres sur la vie, mais simplement d’avérer le divertissement ludique commun à ces trois choses, la bédé, le cinéma et le complotisme. En cela, le film épouse davantage l’hémisphère rivettien (avec une nette coloration chabrolienne) de Pariser que son versant rohmérien, parce que Rivette, ce n’est pas que le théâtre dans le cinéma, c’est aussi sinon d’abord l’obsession pour le complot comme jeu de piste – soit la volontaire confusion du cinéphile, du ludomaniaque et du complotiste.
De ce point de vue, Le Parfum vert est réjouissant. Mais ce jeu allègre a tout de même un prix, une déflation de l’intérêt politique de l’intrigue. On y retrouve moins cet art de suggérer « les grandes manœuvres », comme le disait un personnage du court La République, et, de l’air du temps, le film ne filtre que des enjeux trop univoques, avec ce personnage néo-mabusien dans lequel se croisent Steve Bannon (éminence grise du fascisme international, comme Hartz) et Evgueni Prigojine (chef du groupe Wagner et surtout, par rapport au film, de la troll factory de Poutine, probable inspiration des menées de ce réseau de l’ombre). Certes, une telle figure en dit long sur notre époque, mais sa consistance est maigre au regard de celle du maire de Lyon qu’incarnait Luchini, en qui se cristallisaient tous les paradoxes de la gauche de gouvernement. Il a été, si l’on veut, « macguffinisé », comme cet « Anthracite » d’origine hitchcockienne plus encore que chinoise. On ne fera bien sûr pas reproche au film de ne pas être autre chose que ce à quoi il aspire. Mais cela n’interdit pas de rêver à ce que serait l’équilibre réussi d’Alice et le maire et du Parfum vert. Peut-être sont-ils toutefois aussi inconciliables que la démocratie et l’espionnage.
P. J. : Globalement, la reprise de références « classiques » (bédés et cinéma hollywoodien) ne se fait pas sans une certaine actualisation. J’ai vu le film en avant-première en présence de Pariser, et il rappelait que les films d’Hitchcock des années 30 ont beau être préoccupés par la montée des totalitarismes en Europe, on y trouve aucun personnage juif – et chez Hergé, encore pire, il y a des caricatures antisémites. Dans son film, les personnages sont juifs, ils en parlent, se reconnaissent, chose d’ailleurs fort rare dans le cinéma français, où la présence du judaïsme est soit folklorique, soit péniblement traitée comme un complexe « sujet » (je crois qu’un des rares films d’auteur français contemporain à avoir consacré quelques scènes affirmant l’identité juive de ses personnages est un film d’autrice, La Famille Wolberg d’Axelle Roppert, sorti en 2008 tout de même). Cela m’a d’ailleurs fait penser à l’un des derniers articles de Nicolas Pariser, celui consacré à Tre Piani publié dans les Cahiers du Cinéma, où il affirmait que le film de Moretti était un film « profondément juif » alors même qu’il n’en était jamais question dans les dialogues ou le récit, comme s’il était traversé par des préoccupations qui faisaient écho à la pensée ou la philosophie juive – et il y était en effet question de loi et de filiation. Et quand un film autant traversé par l’idée de l’Europe parle aussi de personnages juifs, il invoque nécessairement un autre référentiel historique : l’antisémitisme, autre sujet que le cinéma français n’aborde qu’avec des pincettes, qui transparait ici à la fois comme un fantôme qui hante toute la culture européenne (le film s’ouvre presque sur une réplique d’Ivanov de Tchekhov, « Tais-toi, sale juive ! » ; Claire, la dessinatrice, semble décrire la seconde guerre mondiale quand elle parle d’une « grande guerre civile européenne ») et à travers sa conséquence funeste, la déportation et la Shoah, évoqués à la fois subtilement et frontalement (exemplairement dans la scène où le personnage de Vincent Lacoste fait une crise d’angoisse dans un train qui traverse l’Europe d’ouest en est).
Pariser n’a donc pas peur de faire prononcer le mot « juif » à ses comédiens, et n’a pas non plus peur de leur faire nommer l’ennemi. Tout comme Luchini dans Alice et le maire était explicitement affilié à la gauche de gouvernement, le « Parfum vert » est très rapidement qualifié d’organisation d’extrême droite, avec les liens étatiques et médiatiques que tu as pu citer. Une manière de mettre les points sur les i sans insister, puisque le fond référentiel fait le reste du travail. J’ai été assez frappé par le « parfum » que cela infuse dans son film, comme cet esprit d’inquiétude et de résistance qui occupe Les 39 marches, jusqu’au courage dont les héros font preuve dans la scène finale ; au fond c’est peut-être cela que Parisier respecte le plus chez Hitchcock, moins des tics de mise en scène ou des détails de scénario que cette manière de transformer le « thrill » du film d’espionnage en inquiétude politique, mais par des moyens différents (Hitchcock, précisément, ne citait pas le « pays étranger » pour qui travaillaient ses espions). Pariser est parvenu à trouver un équilibre assez impressionnant entre la gravité de son sujet et la fantaisie de son traitement, sans jamais paraître grossier ou déplacé – cela vient sans doute de la rigueur formelle du film, car Pariser a bien révisé son classicisme, et de l’authenticité de son inquiétude, rendue parfaitement lisible. Le film ne prend pas le temps de se scandaliser outrageusement, il nomme brièvement un danger puis le filme avec précision – autre leçon de la Nouvelle Vague, qu’il vaut mieux être à la hauteur d’un sujet modeste qu’en deçà d’un grand sujet ; au fond le film ne dit à peu près rien sur la montée de l’extrême droite en Europe, mais il la « macguffinise », comme tu dis, pour pouvoir en faire quelque chose cinématographiquement parlant (un peu comme Chabrol résumant la lutte des classes à une famille bourgeoise, leur bonne et leur postière dans La Cérémonie).
Sur cette gravité sourde, la fin du film m’a beaucoup interrogé. Pariser a affirmé à la fin de ma séance qu’elle était avant tout un geste facétieux et ironique, une manière d’induire la possibilité d’une suite sans jamais la projeter réellement. Je me suis tout de même demandé s’il ne fallait pas intégrer cette fin ouverte à la parabole politique du film, un peu à la manière des Bourreaux meurent aussi de Fritz Lang, qui se terminait par un carton annonçant « NOT The End ». Les précédents films de Pariser s’intéressaient à la gauche du point de vue de sa cohérence interne, interrogeant les paradoxes entre les projets politiques qu’elle défend et ses actions concrètes ; Le Parfum vert s’intéresse à une autre question, un point que l’on peut supposer moins clivant et plus « unitaire » : la lutte contre l’extrême droite. Certes, il ne faut pas se faire de (grande) illusion, et je ne pense pas que Le Parfum vert aura un rôle dans la réalisation du danger grandissant des forces réactionnaires – nous avons d’ailleurs appris il y a quelques jours que les héros de fiction de Pariser semblent plus impliqués dans la lutte contre le terrorisme d’extrême droite que nos véritables services de renseignement. Mais un film français plutôt mainstream avec deux têtes d’affiches très bankables (et excellentes dans leurs rôles, d’ailleurs) qui a le courage de mettre les mots sur les choses, cela a le mérite de faire sentir un parfum plus agréable dans une ambiance globale assez nauséabonde – le parfum vert contre le parfum brun.