Cette conversation s’est nouée tandis que Romain Lefebvre écrivait sa critique de Detroit. Malgré d’évidents points de convergence, il nous a semblé que les différences étaient suffisamment importantes pour justifier cette double publication.
Raphaël Nieuwjaer : Commençons par le “problème Bigelow”. Je crois qu’il est possible de le résumer à une affaire d’échelle. Depuis Démineurs, le reproche me semble en effet toujours le même : elle filme de trop près des histoires trop grandes. Ce faisant, elle perd de vue la complexité des déterminations historiques, sociales et politiques qui ont conduit aux situations qu’elle décrit, ou tout du moins qu’elle prend comme contexte – respectivement, la seconde invasion américaine en Irak (Démineurs), la “guerre contre le terrorisme” (Zero Dark Thirty), et enfin les émeutes de Détroit en 1967 (Detroit). Et, en effet, il n’est sans doute pas illégitime de se demander pourquoi elle adopte des points de vue souvent très limités, voire exceptionnels. L’expérience que fait de la guerre un démineur semble incomparable à celle que connaît le soldat de base – unité de mesure généralement employée au cinéma pour quantifier l’inhumanité d’un conflit, ou le justifier. Bigelow choisit pour sa part un spécialiste, et même un spécialiste qui est possédé par son métier. Qu’est-ce qui peut alors se transmettre au spectateur, si ce n’est le goût de l’adrénaline et le vertige de la technique ? De la même façon, un personnage obsédé comme Maya, qui semble venue au monde le 11 septembre 2001, ne paraît pas à même d’ouvrir le champ des interrogations concernant la légalité ou la légitimité des opérations militaires menées par le gouvernement de George W. Bush. De telles lectures me semblent cependant limitées par leur propre souci idéologique. Le sous-entendu est bien qu’en nous racontant cela, Bigelow nous masque quelque chose d’autre, plus essentiel. Toute fiction ne peut alors être perçue que comme un cache. En témoigne encore la réception de Detroit : on nous parle des émeutes, mais aucun des personnages principaux n’y participe. N’est-ce pas là le signe le plus évident d’une manœuvre de dépolitisation ? Son cinéma est ainsi toujours divisé de l’extérieur. Si on loue sa capacité à saisir l’action d’une manière quasi-abstraite, ce sera pour lui reprocher son manque de hauteur concernant l’Histoire. Si on loue au contraire son ambition historique ou politique, ce sera pour lui reprocher de s’enferrer dans des détails. Il faut pourtant revenir à une question élémentaire : quel champ chacun de ces films délimite-t-il, et qu’est-ce qu’il permet de voir exactement ? Il serait vain de reprocher à un microscope de montrer les cellules et non l’animal entier. Celui-ci ne “cache” rien ; il (re)configure le champ du visible. Il en va de même pour les films de Bigelow – et, sans doute, pour n’importe quel film.
Jean-Sébastien Massart : Le « problème Bigelow », je ne le caractériserais pas en terme d’échelles, mais plutôt de point de vue. Que Bigelow choisisse une petite échelle pour traiter d’un sujet très large n’a rien d’exceptionnel : dans The Deer Hunter (Cimino, 1978), la guerre du Vietnam était réduite à une scène de roulette russe entre trois soldats et leurs geôliers. Pourtant, quand on me parle d’un film américain sur le Vietnam, je pense immédiatement à cette scène – et je pourrais presque dire la même chose de Démineurs sur la guerre en Irak : le point de vue adopté par Bigelow – qui est très technique – condense tous les autres et fait du film une sorte de prototype. American Sniper, par exemple, doit beaucoup à Démineurs.
Je ne crois pas que ZDT et surtout Detroit, puissent prétendre à ce statut de films-prototypes, bien qu’ils traversent tout aussi profondément l’imaginaire américain contemporain. En décembre 2012, le critique A.O. Scott écrivait sur le site du New York Times que la réussite de ZDT tenait à sa façon de synthétiser, à travers le point de vue de Maya, les émotions collectives de l’Amérique d’après le 11 Septembre : douleur, peur, frustration, fatigue. Autrement dit, Maya n’est pas loin de fonctionner comme une allégorie, mais comme Bigelow n’est pas patriote, cette allégorie n’est pas réintégrée à la légende nationale (au contraire du sniper d’Eastwood). Tout le problème qui se pose à elle, depuis Démineurs, tient à son ambition de décrire un pays en état de guerre – ça devient même complètement littéral dans Detroit – sans jamais donner au spectateur le confort d’un point de vue « moral ». C’est ce que tu appelles le point de vue du spécialiste – point de vue de technicien en somme, aussi sensible dans la démarche et le style de Bigelow depuis Démineurs : écriture nourrie par un travail d’investigation, caméra portée, récit quasi journalistique des faits. Les vingt premières minutes de Detroit opèrent une synthèse assez remarquable de ce style, au point que les newsreel de l’époque se confondent dans la texture des images de fiction qui reconstituent les scènes d’émeutes. Il y a pourtant dans ces vingt minutes d’ouverture un problème d’échelle : le point de vue me paraît trop large, je ne vois pas ce qu’on me raconte. Puis on arrive dans l’Algiers Motel, sur lequel Bigelow et son scénariste Mark Boal focalisent leur récit. Tu as raison de noter qu’aucun des protagonistes se trouvant à l’Algiers n’a pris part aux émeutes : l’un est un chanteur de soul qui espère être produit par la Motown, l’autre est un gamin qui travaille aux usines Ford. Il y a un brusque changement de perspective qui nous place presque hors de « Detroit, 1967 ». L’Algiers, de ce point de vue, ressemble presque à une utopie : des filles – blanches, c’est important de le préciser – sirotent des cocktails au bord d’une piscine, on entend Get ready des Temptations, un Noir se livre à une sorte de jeu de rôles dans lequel il incarne le flic blanc, qui tire sur un autre Noir, forcément suspect. Jusqu’à cette scène, la façon de mettre la violence des émeutes hors-champ est surprenante.
Le « problème Bigelow » selon moi, surgit au moment où les flics effectuent une descente dans l’Algiers. Nouveau changement de registre : cette partie-là, la plus longue du film, est pour moi un torture porn. C’est d’ailleurs ce moment précis – qui s’étire considérablement, comme le jeu de la roulette russe dans Deer Hunter – qui a valu à Bigelow un procès en moralité[11] [11] Voir le texte, abondamment repris et commenté, de Richard Brody : « The Immoral Artistry of Kathryn Bigelow ». .
R.N. : En parlant de « problème », j’essayais simplement de saisir pourquoi les derniers longs-métrages de Bigelow suscitent une telle incompréhension, voire un tel rejet. Qu’un film ne puisse pas tout raconter est une évidence. Je crois néanmoins qu’on juge généralement de la « qualité » d’un point de vue à ce qu’il permet d’avoir une vue globale d’une situation ou d’un moment – quand bien même cette idée n’est au fond qu’une vue de l’esprit. Il y a ainsi un rapport métonymique, ou éventuellement métaphorique, au « réel ». La figure du spécialiste (Démineurs) ou de l’obsédée (ZDT) me semblent au contraire du côté de l’intransmissible. L’action devient à elle-même sa propre fin, si bien que les raisons tendent à s’effacer. Dans Detroit, ce qui se passe à l’Algiers semble exactement l’inverse de ce qui se passe dans les rues. Aussi la possibilité de projeter la petite image du film sur le grand écran de l’Histoire se trouve-t-elle tordue ou brisée. Encore une fois, cela nous contraint à réajuster la focale – pour le dire bêtement, qu’est-ce qui intéresse exactement Bigelow ici ? Et pourquoi a-t-elle malgré tout besoin de filmer Détroit, en 1967 ? La première raison n’est sans doute pas éloignée du film que tu citais, The Deer hunter. Pour ma part, je ne réduirais pas la guerre à une partie de roulette. Au contraire, Cimino montre que le Vietnam est déjà dans la goutte de vin qui tâche la robe de la mariée, et qu’il est encore dans le God Bless America que lancent, hagards, les personnages à la fin le film. La question est la même que dans Démineurs, la même également que dans American sniper – où s’arrête la guerre ? A-t-elle seulement une fin ?
De ce point de vue, il me semble que Bigelow est très proche d’une œuvre essentielle, celle de David Simon. Il est évident, quand on regarde The Wire et Treme, que l’Etat américain traite certains quartiers comme des territoires en état de siège. Et il n’est bien sûr pas anodin qu’entre ces deux séries, il ait « supervisé » Generation kill, qui raconte l’histoire du Premier Bataillon de Reconnaissance des Marines – ceux-là mêmes qui ont ouvert la voie jusque Bagdad et qui, eux, ne cessent de comparer ce qu’il se passe là aux traitements infligés à certaines populations aux Etats-Unis. Cette circulation, cette mise en rapport, est constante chez lui. Dans Detroit, c’est également saisissant – une nuit d’émeute, et le lendemain des chars sont dans les rues. Il n’y a de place ni pour la politique, ni pour la police – ou, si la police trouve une place, c’est à l’intérieur d’une logique de guerre, dans laquelle il s’agit d’occuper et de contrôler une zone. La question en fait s’inverse : est-on vraiment dans un pays en paix ?
J-S.M. : Une fois que les flics investissent l’Algiers, l’espace se resserre considérablement, il se dépouille au point de ressembler aux black sites où se déroulent les séances de torture de ZDT. Soit un mur, contre lequel les hommes noirs et les filles blanches doivent poser les mains, dos aux flics, et une pièce dans laquelle sont menés des interrogatoires individuels. Le changement d’échelle, le caractère quasi abstrait du décor et l’étirement des séquences de violences correspondent à l’esthétique du torture porn. Je ne le souligne pas pour dire que c’est une qualité, mais je dois dire que cela m’a frappé. Il me semble qu’aucun autre cinéaste américain de l’importance de Bigelow ne s’autoriserait, au milieu d’un film embrassant un grand sujet historique, un tel degré d’abstraction. En même temps, le mot « abstraction », qu’on emploie beaucoup aujourd’hui pour qualifier le style de Bigelow, me semble inexact : sa façon de faire du cinéma n’est pas du tout abstraite, elle n’est pas dans la conceptualisation. Si c’était le cas, les scènes de torture dans l’Algiers n’auraient pas cette durée et cet impact. Il faudrait plutôt dire qu’elle procède par abstraction, en isolant certains éléments de « Detroit 1967 » pour les considérer par eux-mêmes. Cette nuit dans l’Algiers Motel au cours de laquelle trois Noirs sont tués par la police n’est pas, d’un point vue strictement historique, l’élément le plus représentatif des émeutes. C’est même un fait marginal, qui n’est d’ailleurs pas mentionné dans l’article américain « 1967 Detroit Riot » que l’on peut lire sur la version américaine de Wikipédia, alors que tous les faits décrits au début du film (le raid de police dans un bar clandestin de la 12e rue, le concert de soul interrompu au Fox Theatre) sont relatés en détail. Je crois que ce qui intéresse Bigelow dans l’histoire de l’Algiers, c’est la présence du chanteur de soul, Larry Reed, dont elle fait, dans la troisième partie, le personnage principal. C’est sur lui que s’opère le travail allégorique. Une partie de la presse américaine, focalisée sur la seconde partie du film et plus précisément sur les scènes de torture, a refait à Bigelow le procès de ZDT, oubliant que l’équilibre du film tenait dans l’articulation de ses trois parties.
Mais je m’éloigne peut-être de ta question qui disait, dans le fond : qu’est-ce qu’un pays qui n’est jamais en paix ? Je pense que Bigelow y répond déjà à la fin de ZDT, lorsque le personnage de Maya s’effondre après la réussite de l’opération militaire contre Ben Laden. Cet effondrement est pour moi comme une réponse au God bless America qui clôt The Deer Hunter. A la fin de ce film, la guerre ne continue que pour Nick (Christopher Walken), qui joue encore à la roulette russe au Vietnam, et n’est jamais vraiment revenu. Tous les autres font le deuil avec dignité, chantent le chant éternel de l’Amérique, d’une Amérique blessée certes, mais soudée au moins autour de son hymne. C’est toute la différence avec le personnage de Larry Reed chez Bigelow : il ne fait pas le deuil, et il ne chante pas – ou plus – pour l’Amérique.
R.N. : Se déclarer ou non en état de guerre revient à instituer un certain cadre – légal, mais aussi symbolique – à l’action. C’est, je crois, cela qui intéresse Bigelow depuis ZDT – non pas l’action pour elle-même, mais le cadre dans lequel elle se déploie. Qu’est-ce que cela autorise, ou produit, de considérer l’autre comme un citoyen, un délinquant, un criminel ou un ennemi ? Dans un pays si prompt à se déclarer en guerre – contre la pauvreté, contre la drogue, contre le terrorisme, … -, Bigelow montre que celle-ci ne relève pas que de la métaphore. Que cet imaginaire a des conséquences bien réelles. Par exemple : un bidasse sur un char plombe une gamine dans sa salle de bain parce qu’il a entraperçu un reflet. Ce n’est pas un malencontreux accident ; c’est au contraire ce qui ne peut manquer d’arriver quand un Etat déploie des armes de guerre contre sa population. Chose qui, à l’époque de l’état d’urgence permanent, mérite d’être souligné.
Qu’il puisse y avoir des traits communs avec le torture porn, je ne le contesterai pas, ne connaissant pas assez le genre. Mais, précisément, nous avons d’un côté des films de genre, qui travaillent des codes et un certain « programme », et de l’autre un film où la torture survient de manière tout à fait imprévisible. Ce qui ne signifie pas de manière « illogique » – simplement, cette logique découle de l’état des rapports de domination entre Blancs et Noirs, et non d’un genre cinématographique où la torture est par définition « excessive » – au sens où elle vient figurer une violence (contre les « Occidentaux », la jeunesse décadente ou autre) qui ne prend jamais de telles formes dans la réalité. Je remarque par ailleurs que, du point de vue de la tension, Bigelow fait quelque chose d’assez étrange – au moment où celle-ci atteint son comble, elle introduit, ou réintroduit plutôt, un élément de simulation. Les flics ne tuent pas les gens qu’ils vont interroger à part ; en tirant à côté de leur tête, ils comptent à la fois les réduire à l’immobilité et terroriser ceux restés dans le couloir. Tout à coup, le spectateur se retrouve lui-même tiraillé entre la peur bien réelle des accusés et le stratagème pervers des policiers. La tension décroît assez brutalement, mais le malaise augmente. On comprend alors ce que peut signifier être à la merci de quelqu’un : non pas simplement se retrouver soumis à une menace de mort, mais que la possibilité de mourir ou de vivre soient rendues exactement équivalentes ou indifférentes. Et, de fait, tuer ne change absolument rien pour les policiers, qui détiennent tout pouvoir, quand bien même ils ne cessent de faire porter la responsabilité de leur violence sur ceux qu’ils torturent (je renvoie à la critique de Romain). Évidemment, le spectateur placé dans une si inconfortable position pourra, en un geste de retournement assez facile, supposer que le pouvoir n’est ici que celui qu’exerce la cinéaste sur lui – et la détester pour cela.
Il me semble que ce serait négliger une autre dimension du film, qui concerne la révolte. A la fin du prologue, Bigelow pose son caractère inévitable – le problème semble juste de savoir quand, et comment. Or, nous l’avons déjà dit, le récit va se concentrer sur des personnages qui préfèrent braver la foule et les barrages policiers pour aller aux usines Ford, ou participer à une audition, plutôt que de participer aux émeutes. Ce faisant, la révolte est singularisée – il y a mille raisons d’y participer, mais il y a mille raisons aussi de ne pas y participer. Être Noir ne suffit pas. C’est une évidence, certes, mais elle n’est pas négligeable. Le film est d’ailleurs très soucieux de montrer la force des processus de racialisation, même et surtout lorsque ceux-ci ne semblent que le fruit d’une généralisation maladroite – je pense notamment au moment où un garde national demande au jeune vigile noir quand tout cela va finir, comme s’il devait forcément connaître la réponse. Un autre moment intéressant, que Romain décrit dans sa critique : quand le vigile apporte du café, le garde demande s’il n’a pas du sucre. Question au fond anodine, mais qui charrie presque malgré elle le spectre, sinon de l’esclavage, du moins de la domination. C’est le paradoxe d’une société où le racisme n’est plus institutionnel, officiel, mais où les rapports entre Noirs et Blancs sont intégralement vécus selon le prisme de la race. Dès lors, le moindre mot, le moindre geste, doit être décrypté – non sans raison, d’ailleurs. Il y a toujours la possibilité d’un sous-entendu – c’est-à-dire d’une chose que Noirs et Blancs n’entendent que trop bien.
Deuxième mouvement, peut-être plus intéressant encore : où commence la révolte ? Où passe la frontière entre la soumission et le soulèvement ? Il y a des choses sur lesquels les personnages torturés dans l’Algiers ne transigent pas : le vétéran du Vietnam n’accepte pas qu’on lui dénie ce statut ; un jeune homme n’accepte pas de dire qu’il n’y a rien là où il y a en réalité un homme mort, abattu dans le dos par un policier. Cela lui coûtera d’ailleurs la vie. Et puis il y a des moments profondément indécidables : quand le flic ordonne aux Noirs de prier, il est impossible de savoir si on atteint là l’humiliation suprême, ou si ces derniers trouvent malgré tout dans le chant une ligne de fuite.
J-S.M. : Le jeu, la simulation font partie intégrante du torture porn : c’est le principe des Saw, sans doute les films les plus emblématiques du genre. Ce qui m’intéresse dans Detroit, ce n’est pas tant la façon dont Bigelow intègre ce jeu sadique au cœur de son film – ce n’est pas si surprenant après tout, c’est même un retour aux sources de Blue Steel – que la manière dont la séquence de l’Algiers quitte, pour finir, le terrain du jeu pour arriver au cœur du fait qui intéresse Bigelow : à savoir l’exécution de plusieurs Noirs dans un motel, en marge des émeutes. C’est par là qu’elle « déprogramme » le genre et sort de l’opposition bourreau/victime sur laquelle Richard Brody a construit une partie de son attaque dans le New Yorker. Je ne vais pas reprendre point par point ses arguments parce que ce n’est pas l’objet de notre discussion. Je note cependant qu’après avoir émis des réserves morales assez générales (et ressorti, en passant, l’épouvantail de Schindler), Brody avance l’argument le plus intéressant de son texte : Detroit aurait dû être un documentaire. C’est cela, il me semble, qui est gênant dans le film : si l’on suppose que son cadre est celui de la violence raciale et que son sujet est, comme tu l’écris, la révolte, son style le situe esthétiquement à l’opposé d’œuvres comme Django unchained ou Get out, qui, malgré les différences de contexte historique, ont exactement le même cadre (la violence raciale aux États-Unis) et abordent la même question (comment se révolter ?). Pourquoi ces deux films ont-ils été de grands succès commerciaux – à l’inverse de Detroit ?
La réponse me paraît simple, elle tient à une question de programme : chez Tarantino et Jordan Peele, la révolte du « nigger » est racontée sur le registre de la farce horrifique. Le spectateur est dans une jouissance assez confortable, il voit une sorte de Zorro noir massacrer des Blancs dépeints comme d’immondes salauds. Bigelow est moins programmatique, ce qui ne veut pas de dire que sa caractérisation soit forcément plus ambiguë : il est difficile de trouver de la nuance dans le portait des trois flics blancs de l’Algiers. Ce qui est nuancé, en revanche, c’est le rapport de force : on n’est pas, comme chez Peele ou Tarantino, dans un schéma de soumission/vengeance qui s’inverse. Par rapport à la question posée dans le prologue (quand et comment la « révolte noire » va-t-elle se manifester?), la conclusion du film est même très pessimiste : la révolte, ce n’était pas à Detroit, ce n’était pas en 1967.
La focalisation opérée finalement sur le personnage du chanteur de soul en fait une allégorie complexe : il renonce à sa carrière dans l’industrie musicale et devient chanteur de gospel dans une petite église de quartier. Dans n’importe quel film hollywoodien, on aurait eu droit à une longue scène de gospel fédératrice. Bigelow fait un autre choix : son film ne dit pas que Larry Reed est passé à côté de la chance de sa vie à cause des émeutes, comme l’a écrit Brody, il dit presque le contraire, il montre comment les émeutes ont éveillé une conscience de classe – et de race, si l’on peut dire – chez ce chanteur destiné à être un poulain de la Motown. Reed dit – je cite le film de mémoire – qu’il ne peut pas chanter de la soul pour divertir les Blancs. Ainsi, il tourne le dos au monde du spectacle pour devenir, seulement, la voix de sa communauté. Le dernier plan de Detroit montre une allégorie brisée, épuisée – qui n’est pas sans rappeler le visage de Jessica Chastain à la fin de ZDT. Par ces deux plans, Bigelow – et c’est là toute sa force de cinéaste, toute sa grandeur – dit aux spectateurs américains, Blancs ou Noirs : dans quoi peut-on se regarder ensemble ? Qu’est-ce qui peut nous représenter ?
R.N. : J’irai plus loin : Noirs et Blancs peuvent-ils seulement voir le « même » film ? Est-ce qu’il y a encore quelque chose de partageable dans la vision qu’ils auront les uns et les autres de cette histoire ? De nouveau, on retombe sur le personnage de Larry – lui aussi finit par atteindre le point de l’inacceptable, seulement cela survient une fois qu’il est sain et sauf, dans un studio d’enregistrement et qu’arrive, tout à coup, un manager blanc. Il ne chantera pas pour lui, il ne peut plus. Or, le répertoire de soul édulcorée qui est au début le sien est précisément celui qui ravit les oreilles du public blanc – sans doute parce qu’il met en scène une sensualité si « typique » des Noirs. Pour des raisons qui tiennent aussi de la peur, il préfère rompre avec ce jeu, avec cette duplicité.
En fait, le film ne se contente pas de poser la question de la race comme performance, où chacun surenchérit sur son propre rôle, parfois jusqu’au grotesque – il suggère que chaque performance contient aussi des éléments d’une « contre-performance », d’une performance secrète qui subvertit les apparences et s’adresse d’abord aux membres de la communauté. On sait bien que la Bible a autant été un moyen d’acculturation et d’asservissement des esclaves qu’un formidable réservoir de récits émancipateurs – notamment à travers la figure de Moïse. Un film récent, sans doute maladroit mais pas inintéressant, a bien montré cette dynamique : Naissance d’une nation de Nate Parker. Ce qui change, dans Detroit, c’est que la « contre-performance », cette façon de faire résonner à l’intérieur du récit du dominant la voix du dominé, est aussi connue du dominant. Son oreille s’est aiguisée. Tout le monde sait que l’autre joue deux rôles en même temps. En témoigne, encore une fois, le moment où le flic exige qu’ils prient et chantent. Mais aussi, peut-être, celui où le flic confond le jeu avec la réalité, et abat un homme – la ligne de la « contre-performance » blanche a été mal entendue par lui, il n’a pas compris que le vrai pouvoir n’était pas de tuer, mais de pouvoir indifféremment tuer ou laisser en vie. D’un côté, la contre-performance ouvre à des formes d’émancipation ou de subversion ; de l’autre, elle situe le pouvoir blanc hors de la loi actuelle. Cela, les uns et les autres l’entendent et le craignent. Faut-il réagir comme si l’on était véritablement face à la police, dans un État de droit, quand les policiers jouent en même temps un autre rôle que celui que la société leur a officiellement confié ? Il y a là quelque chose d’assez vertigineux. Et qui, d’une certaine façon, permet de comprendre ce qui autrement peut passer pour une aberration du scénario : pourquoi personne ne dit que le flingue était faux ? Est-ce parce que les accusés ne peuvent même pas imaginer que la cavalerie prend d’assaut le Motel à cause de ces faux tirs ? Ou est-ce parce qu’ils savent très bien qu’ils ne seront de toute façon pas entendus, mais toujours “sous-entendus”, c’est-à-dire considérés comme des menteurs ? Le pistolet n’est d’ailleurs jamais retrouvé, comme s’il cristallisait la part de fantasme qui préside aux relations entre Noirs et Blancs.
Il faut pour finir rappeler que Detroit est contemporain d’un moment, ouvert en 1992 par le tabassage de Rodney King à Los Angeles, où la violence faite aux Noirs est visible de manière massive. (Certes, celle-ci l’avait déjà été auparavant, mais dans un contexte différent où elle pouvait même être valorisée socialement.) Des vidéos de l’étranglement d’Eric Garner et de la violente arrestation de Freddie Gray – tous deux étant morts peu après – ont largement circulé. Bigelow aurait même pu choisir de raconter les émeutes de Baltimore, en 2015. Et, évidemment, il est difficile d’imaginer qu’elle ne se pose pas la question de l’utilité ou de l’efficacité de son propre film. Pourquoi aurait-il plus d’effets que ces vidéos ? Pourquoi ouvrirait-il plus les yeux du peuple américain ? En même temps qu’un certain volontarisme, il y a chez elle, je crois, un grand scepticisme, ou une grande circonspection. Il n’est pas sûr que la rédemption vienne par le spectacle. Et peut-être que Detroit présente surtout un miroir brisé, ou plutôt la brisure même du miroir qu’était censé être le cinéma. Chacun se raconte son histoire, au tribunal, dans l’église, mais il n’y a plus de points de raccord, d’imaginaire commun.