On n’a peut-être pas assez envisagé l’hypothèse que, du Redoutable, Godard ne soit que l’objet accidentel, et qu’il n’y figure qu’à titre de cible plus commode qu’une autre. Sans présumer cette contingence, toute critique du film risque de s’enfermer dans une apologétique que d’autres annuleront bien vite en la taxant d’idolâtre (« touche pas à mon auteur »), alors que le cinéaste y est au fond interchangeable avec n’importe quel émissaire de la gauche culturelle. À l’inverse, trois personnages du film n’y pouvaient pas manquer : le jeune flic aux yeux perdus, qu’un bref plan de coupe montre après que Jean-Luc s’est essayé à hurler « CRS, SS ! » ; l’ancien résistant qu’insulte l’artiste abruti par sa gloire, parce qu’il refuse d’adouber une jeunesse aux combats de pacotille ; Emile, le brave valet s’invitant dans la conversation des bourgeois qu’il conduit en rappelant que lui (et lui, c’est le peuple), il aime bien quand les films sont drôles, parce que la vie ne l’est pas. Ce trio de figures indispensables à Hazanavicius forme la sainte trinité de l’innocent, du sage et du naïf, figurés en éternelles victimes d’un terrorisme politique et culturel dont Godard n’est jamais que la proue. L’attaque contre le quichottisme de l’un vaut donc surtout comme défense de l’authenticité des autres. Le Redoutable est certes le procès du petit-bourgeois contre l’artiste-aristocrate. Mais c’est surtout la vengeance du castré contre le castrateur : Godard est décrit comme celui qui (s’)interdit de jouir ; a contrario, seul un homme qui bafouille comme Emile peut prétendre à la vraie jouissance (quand celui qui articule a déjà trahi la sienne). Or, ce type de plainte ne se juge pas.
Le Redoutable se donne pour mission de protéger Godard contre lui-même, en retirant ses films du feu dans lequel il les a jetés ; et puisque chaque recyclage exige un tri sélectif, Hazanavicius travaille d’abord à séparer un Godard récupérable d’un autre voué à l’incinération (cf l’article de David Faroult). Mais l’opération principale tient peut-être à un traitement de l’histoire de l’art qui en conserve la valeur sociale (le passé culturel comme bon objet) en la délestant des exigences qu’elle colporte (la forme comme surmoi) : de même que The Artist proposait à ses contemporains de voir un film muet sans s’infliger du cinéma muet (c’est-à-dire sa grammaire propre, évacuée par le film), Le Redoutable leur permet de se faire une idée de Godard sans avoir à passer par ses œuvres (les références au corpus godardien des années soixantes y fonctionnent davantage comme résumé synthétique que comme citations en forme d’hommage). Dans cette mesure, le cinéma d’Hazanavicius relève moins du détournement que du soulagement : il équilibre la plus-value culturelle (le film comme vade-mecum d’autres films) et le plus-de-jouir naturel (il n’est pour lui de vraie pureté que la naïveté, face à une critique forcément pollueuse).
On aurait beau jeu de critiquer une telle médication. En revanche, il y a quelque bassesse à faire porter à Anne Wiazemsky une attaque qu’Hazanavicius n’ose lui-même mener de front, qui plus est en nous forçant à une identification par la pitié (donc par le bas) : la posture de Godard vis-à-vis du cinéma est en dernier recours invalidée par sa position de maître jaloux à l’égard d’une femme dépeinte en spectatrice idéale. Le débat esthétique s’en trouve ramené à une histoire conjugale, et le désaveu du public est par avance justifié par le désamour de la femme [11] [11] Qui, pour un droitier comme Hazanavicius, représente la voie médiane du plaisir immédiat, quand la gauche se range soit du côté du tabou logocentriste – Gorin en Méphisto du gauchisme – soit de celui de l’abrutissement émeutier – Le Redoutable est aussi un manifeste contre ladite « haine anti-flics ». . S’il y a un scandale dans ce film, c’est moins parce qu’il attaque une icône [22] [22] Avec ce paradoxe propre aux iconoclastes, qui croient plus au pouvoir des icônes que les iconophiles eux-mêmes : tous les cinéphiles n’aiment pas forcément Godard, mais un philistin comme un Hazanavicius reste persuadé de la valeur de ce dont il veut dénoncer la nullité. que parce qu’il le fait en se dissimulant derrière la jupe d’une jeune fille que par ailleurs il méprise (si le film fait mine de raconter l’étouffement de Wiazemsky par Godard, il documente aussi l’écrasement d’une actrice débutante par un acteur adulé).
C’est là qu’on comprend que la politique d’Hazanavicius a toujours consisté à se cacher derrière quelqu’un ou quelque chose. Son œuvre a tout du long évitement, tant son travail a pris soin de se réfugier derrière d’autres films pour échapper à la responsabilité inhérente au prélèvement d’images sur le monde (en ce sens, La Classe américaine : le grand détournement est bien le manifeste de cette esthétique des plus veules). D’une autre manière, les deux OSS 117 lui avaient permis de se cacher derrière les années cinquante pour être raciste sans en rougir – s’ils alignaient les pires vignettes, ils pouvaient toujours s’en dédouaner en mettant ça sur le dos d’une décennie trop bien morte pour venir s’en plaindre. Cela éclaire le lien entre la détestation d’Hazanavicius à l’égard d’un cinéma autocritique et la colère d’une certaine droite contre un antiracisme qui verrouillerait son discours : la revendication du cinéaste à l’endroit du plaisir du spectateur voisine la façon dont d’autres réclament de pouvoir haïr sans honte.