Gabriel Bortzmeyer : Comme me le dit un élève découvrant Dumont avec L’Empire, « c’est difficile de saisir toutes les références ». Mes cinéphiles en herbe usent parfois de telles formules pour signifier avec délicatesse que certains films les laissent coi·te·s. J’avoue m’en lamenter plus que de raison : après tout, les affects ne dépendent pas d’allusions, et l’on peut espérer de l’art qu’il touche par-delà le savoir. Mais là, en salle, je ne pouvais que prendre la mesure de ce qui séparait mon plaisir si troublement référentiel de la circonspection confessée par mon élève. L’Empire se présente comme une ultra-synthèse prétendant nous mettre dans une posture paradoxale de docte ignorance, pour citer un philosophe cher au cinéaste, Nicolas de Cues. Qui n’a pas à l’esprit toutes les strates que recompose le film risque en effet de n’y voir qu’un salmigondis où la série Z côtoie des hybrides des Dardenne et de Fellini. Quant à celleux supposé·e·s savoir, ou à peu près, L’Empire les somme de déposer leur barda pour éprouver la dérision de tout discours face aux extases idiotes et à la nudité fragile du monde. Il est en tout cas difficile d’en pénétrer la mystique sans avoir à l’esprit la quête de l’au-delà catégoriel qui n’a cessé d’animer ce cinéma. L’œuvre a procédé par dépassements successifs, et le dernier film remixe ce qui l’a précédé en le croisant à son antithèse, la science-fiction. Je l’ai forcément regardé avec un œil-scanner, identifiant les signifiants et leurs provenances. Ils sont si nombreux que leur défilé vire rapidement au carnavalesque, d’autant plus que les remplois vont toujours avec une bonne dose d’ironie distanciée. De l’ouverture du film citant ouvertement celle du Mépris aux variations kubrickiennes dans l’espace (le château satanique extrapole la suite baroque de la fin de 2001), sans parler des noces de Star Wars et de la chevalerie équestre et, surtout, de l’informatisation de la théologie (la lutte du Bien et du Mal devient celle du 1 et du 0), tout suinte la référence. L’Empire contrecarre un visionnage inaverti.
Le trait est neuf chez un cinéaste ayant toujours eu le primordial en ligne de mire. Si ses films cultivaient çà et là le souvenir de quelques peintures ou textes religieux, ils se méfiaient de tout sens trop manifestement culturel, secondaire, dérivé. Et bien qu’ils soient discrètement innervés par un drame philosophique (comment transcender les contraires), ils exigeaient du regard qu’il se jette dans le monde tel qu’en lui-même, sans médiations, pour suivre le récit d’existences au bout de la déréliction desquelles survient la grâce. La sainte idiotie des êtres et l’épaisseur amorphe des choses demandaient des spectateurices débarrassé·e·s de leur culture, prêt·e·s à voir des vies nues errant dans des déserts où s’abat la violence. Du surnaturalisme extra-moral de La Vie de Jésus à la bifurcation burlesque de la dernière décennie, en passant par les traités mystiques (Hadewijch) et artistiques (Camille Claudel, 1915), l’œuvre s’était bien gardé de proposer des fables impénétrables aux profanes – ou du moins, on pouvait s’y promener sans guide, même si le discours savant était toujours en mesure d’en pointer des sources ésotériques. Dumont a longtemps poursuivi sa quête sous les habits d’un réalisme austère puis de la comédie décalée. Mais plus il a avancé, plus son travail s’est confondu avec une perturbation du répertoire générique dont les deux adaptations des pièces de Péguy sur Jeanne d’Arc avaient jusque-là représenté le pinacle. Mais L’Empire surenchérit dans le déplacement des dépassements, non sans aggraver ce trouble catégoriel brisant toute identification (celles des spectateurices aux personnages, toujours bloquées, mais aussi l’identification du genre, des polarités morales, des formes, etc.). Il reverse l’iconographie religieuse dans un futurisme rétro, aligne les vieux drames cosmiques sur des fantaisies galactiques, mélange les contes d’été aux séries B. On ne peut plus y entrer que par la porte des références qu’il désosse, et, une fois à l’intérieur, et malgré le manichéisme d’opérette du récit, on ne sait plus trop à quel saint se vouer.
Aussi est-ce le film le plus godardien de Dumont – le seul, en fait. Les autres étaient dreyero-epsteiniens, entre la terre, le ciel et la mer. Celui-ci a pour horizon principal une filmothèque et apparaît guidé par une interrogation d’ordre onto-technique davantage que spirituelle. La sortie de France avait révélé un cinéaste obsédé par la déréalisation qu’entraînerait le numérique comme pratique cosmétique. Allégorisé par ces reportages lisses et factices malgré leur viscéralité de surface, accusé en somme de karchériser le réel, la technologie digitale – pas l’enregistrement, mais son altération – n’était pas loin de tenir le rôle d’un Antéchrist audiovisuel. Nulle surprise donc à ce que L’Empire mette d’abord en scène une lutte entre le réel et les VFX, tous ostensiblement abstraits et comme préfabriqués. La science-fiction, avec Dumont, s’apparente moins à la création de mondes (façon Star Wars, ici réduit à des sabres-tungstène) qu’au spectacle d’une démondiation, où des espaces vides et disproportionnés abritent des divinités au rabais souffrant d’un déficit d’incarnation. L’Empire a quelque chose d’Alphaville version agreste : même méditation heideggerienne sur la technique comme perte de l’être et déni (de la poésie chez JLG, de l’idiotie chez Dumont), même stratégie déflationniste revoyant à la baisse tous les cadres et clichés du genre, pour en extraire des signifiants dégonflés. Les effets visuels prennent certes de la place, des invasions de vaisseaux-cathédrales jusqu’au grand trou galactique, mais tout, y compris les batailles stellaires, est traité sur un mode bressono-brechtien, impassiblement grotesque et ramené à quelques fétiches ou tics, avec par endroits des touches « comiconiriques » (le splendide concert par des musiciens entièrement masqués de noir et habillés avec des motifs en damier). Le film semble toujours vouloir signifier qu’il fait semblant, et le faire avec la grâce maladroite de quelqu’un empruntant un rôle pour la première (et probablement dernière) fois.
Ultra-synthèse, disais-je : synthèse de l’œuvre antérieure, du réalisme céleste des débuts (les imbéciles heureux et les dunes de sable, l’intersection de la grâce et de la disgrâce) et des récentes enquêtes burlesques (d’où les deux détectives, Van der Weyden et Carpentier, ici plus inutiles que jamais), synthèse du continent le plus contraire à ce cinéma, la SF (le film en récapitule à bien gros traits les topoï), synthèse théologi-comico-numérique (la guerre que se mènent le Ciel et l’Enfer est ramenée à une lutte littéralement binaire, prenant la forme d’un Star Trek baroco-rural où le drame de l’incarnation se résout en une reprise d’Invasion of the Body Snatchers), synthèse morale où les contraires s’abolissent mutuellement, et synthèse de toutes ces synthèses. À force de synthétiser, L’Empire se mue en une mosaïque référentielle. D’où le godardisme, si l’on peut appeler de ce mot le décrochage des signifiants à des fins de digestion méditative. On sait que cette histoire intestinale de la cinéphilie aboutit au tarantinisme, au méta-nanar. Avec cette incursion si inattendue – mais y a-t-il un cinéaste à s’être davantage déplacé de film en film ?[11] [11] En marchant en crabe, qui plus est. –, Dumont dessine une voie plus indécise, relevant d’une sorte de trans-nanar (qui transite par sa forme sans réellement s’y arrêter). Lui qui comptait parmi les derniers des hauts modernistes admet tout d’un coup avec L’Empire une approche post-moderne. Mais on sent que ce déménagement ludique de la SF dans une zone provinciale et crypto-catholique est une résidence provisoire, et que la dérision n’est pas chez lui une fin en soi mais un instrument dans son exploration des antithèses. J’ai le sentiment qu’il touche enfin à la synthèse dialectique qu’il a longtemps cherchée, de même qu’à la fin du film l’humanité est une fois pour toutes libérée des tourments de la transcendance inferno-divine. Pour ce cinéma, le dépassement ultime ne saurait être que celui du premier et du second degré. Au vu de l’insituable position dans laquelle nous met L’Empire, on peut dire qu’il n’en est pas loin.
Pierre Jendrysiak : Incontestablement, L’Empire est une synthèse, et même un retour à zéro, la fin d’un cycle, un dénouement. Car si la science-fiction est ce que l’on peut imaginer de plus éloigné du cinéma de Bruno Dumont, elle partage avec son œuvre une obsession pour l’affrontement entre le bien et le mal et pour la résolution de la quête des origines de l’humanité. Même si L’Empire est pour le moins avare en dialogues et en lore (n’ayant pas vu Coincoin et les z’inhumains, je soupçonne qu’il en reprend ici quelques clés, mais pour mieux les enfouir), on comprend bien que les 1 et les 0 sont liés à l’humanité depuis ses débuts, et que l’affrontement qu’ils finissent par mener aux abords de la planète Terre nous concerne profondément. Or, cette énigme de l’essence humaine, la recherche d’une signification cosmique, c’est ce qu’il a cherché partout, dans les corps et dans la terre ; pour la résoudre, il l’invente au fin fond de l’espace intersidéral. On peut alors se demander où il ira, désormais – peut-être va-t-il remaker plan par plan La Vie de Jésus.
Malheureusement, un geste synthétique révèle aussi le ver dans la pomme d’une œuvre – il y a un geste critique courant qui consiste à détester encore plus le « meilleur film » d’un cinéaste car il révèlerait tout ce que son style, son regard et sa pensée ont de plus désagréable aux yeux et aux oreilles du critique. Il est possible que L’Empire soit le « meilleur film » de Bruno Dumont, car bien qu’il ait de manière évidente délaissé une partie du soin qu’il a pu apporter à sa mise en scène (et en particulier à la direction d’acteur·ice·s), il touche aussi à l’os de son œuvre ; en l’abordant par ce qui lui est le plus étranger, son style se raffine, ses touches les plus intimes flottent à la surface comme la cape de l’alien qui revient sur terre, dans un des plus beaux plans du film. Pour paraphraser Cocteau, ce qu’on lui a tant reproché, il l’a cultivé, c’est lui – et c’est là.
Je ne me risquerai pas à décrire cette essence dumontienne – tu l’as déjà fort bien fait. Je me contenterai d’abord de dire que l’on peut ou non y être sensible, et que je ne le suis plus – que ce mélange mystico-érotique m’a séduit, que maintenant il me gonfle, que Dumont ne s’intéresse à rien d’autre et que, par conséquent, ses films me gonflent de plus en plus (y compris les premiers – seuls les grands artistes peuvent ainsi, par des nouveaux jalons, salir leur œuvre précédente). Je ne peux pas m’empêcher d’y voir une forme de puérilité, de pensée autophage, de regard qui, se portant toujours sur différents objets et sur différents genres, ne change pourtant jamais ; moins une pensée qu’un refus de la pensée, ou bien une pensée automatique que, maintenant, je connais trop bien pour la trouver impressionnante. Aujourd’hui même la chute de Pharaon dans la boue au début de L’Humanité – une des plus belles scènes de toute son œuvre – me semble téléphonée, facile.
Voilà pour ce qui me concerne. Mais je crois qu’il y a bien là un problème, un problème qui n’est pas moi. Le problème, c’est qu’il explore ces horreurs de la pensée de plus en plus complaisamment, sans garde-fou, sur un fil qui aboutit parfois à des scènes très belles, mais plus souvent à un mélange indigeste ; que son art, et le talent qu’il a dans son art, ne suffisent pas à faire tenir les films, et n’ont peut-être jamais suffi. Combien de circonvolutions ironiques faut-il faire pour se cacher les yeux face aux relents islamophobes d’Hadewijch, au goût qu’il semble prendre à filmer la guerre universelle de Flandres, à la misogynie de France ou de ce dernier film ? Pour combien de temps encore acceptera-t-on qu’il traque la supposée « bêtise sublime » (quoi d’autre ?) de ces prolétaires qu’il va « caster » au fin fond des campagnes du Nord ? Les excuses sont, à mon avis, trop loin, et leur légèreté est comme révélée par la nudité de ses derniers films.
Admettons qu’il y ait, chez Dumont, des accents quelque peu réactionnaires : il ne serait certes pas le premier, et l’histoire du cinéma est remplie de grands cinéastes très conservateurs, aux lectures et aux propos parfois bien plus droitiers que les siens – je pense à Bresson ou Rohmer, mais l’on pourrait aussi citer des cinéastes américains, de Hawks à Eastwood (et l’on pourrait même, à certains égards, y ajouter Straub ou Godard, chez qui la nostalgie d’un « monde d’avant » les a parfois rapproché d’un paradigme réactionnaire, qu’ils ont toujours su éviter [22] [22] Il faudrait dire presque toujours : Godard a eu quelques saillies difficiles à défendre, et le dernier film de Straub, La France contre les robots, est à mon avis au moins aussi réactionnaire que l’essai de George Bernanos qu’il met en scène. ). Mais ils faisaient aussi œuvre de cinéastes, et de grands cinéastes : ils savaient porter une attention complète aux choses, filmaient avec presque plus de soin les personnages qui contredisaient leur vision du monde que leurs héros virils, et ne cessaient jamais de s’interroger sur ces fondements de leur œuvre – ils revenaient certes toujours aux mêmes sujets, mais moins pour les ressasser qu’en les reprenant toujours à zéro. Au contraire, aujourd’hui, Dumont part du même point, et arrive au même point. Il change certes de porte d’entrée, mais finit par tourner autour du même pot-pourri confus : le fantasme médiéval-paillard dans ses films sur Jeanne d’Arc, la critique des merdias de France, et maintenant Belzébuth dans les Palais de la République (alors que les « bons » aliens se déplacent dans des cathédrales).
On pourrait dire que Dumont, au contraire, est plein de distance, et qu’il vise toujours « autre chose ». Ou bien que justement, dans ce film synthétique, il rompt avec le bien et le mal, la gauche et la droite, le sexe et la mort, qu’il clôt toutes ces thèses et ces antithèses dans le maelström final, prouvant qu’au fond il avait déjà un temps d’avance et qu’il avait déjà dépassé tout le monde. Mais justement, dépasse-t-il vraiment ? Dumont s’approche tout de même de plus en plus près d’un discours sans ambigüité, et il vient bel et bien de réaliser un film dont tous les personnages de jeunes femmes sont des objets sexuels destinés à être baisés et regardés en train de baiser. Tu le dis toi-même : Dumont dépasse le premier et le second degré. C’est qu’à mon avis, comme avec tous les cinéastes qu’il admire, et tous ceux à qui il emprunte – Godard en premier lieu – ce « dépassement », ce jeu avec le feu cache un discours ou plutôt une esthétique à prendre au pied de la lettre, que l’on peut lire dans L’Empire, mais au fond dans tous ses films et toutes ses séries, à prendre à la fois au premier et au second degré – c’est-à-dire aussi et surtout au premier. Peut-être quelque chose comme ce célèbre slogan pétainiste : « La terre, elle, ne ment pas. » Une phrase que l’on pourrait lire, presque mot pour mot, sans être étonnés, dans un de ses dossiers de presse [33] [33] On lit déjà, dans celui de France : « Le Nord est une terre en grâce perpétuelle où le cinéma élève mystiquement tout sous sa lumière lumineuse et se fait montre sous ses dehors monumentaux de la spiritualité du monde, à l’unisson du tout uni. Ainsi, France accomplit-elle dans le Nord toute la résolution du Mal dont elle n’était qu’un écho parce que gît ici l’enfer. » .
Son cinéma serait-il un dogwhistling au long cours ? Comme le dit Belzébuth-Luchini, pourtant, « L’entreprise est vouée à l’échec », et ne saura convaincre personne : ni les vrais réactionnaires, qui n’accepteront de toute façon jamais que l’on fasse chanter Jeanne d’Arc sur la musique d’Igorr, ni les intellectuels de gauche, qui seront (espérons-le) toujours trop choqués par sa misogynie et son conservatisme pseudo-ironique. Le « dépassement » que tente Dumont est-il le « dépassement » macroniste, dont on sait aujourd’hui vers quel bord politique il « dépasse » ?