Au fil de leurs œuvres, les cinéastes russes Andreï Tarkovski, Andreï Zvyaguintsev et Kira Mouratova se sont interrogés sur la portée esthétique et philosophique de la figure de l’enfant. Parmi la pléthore des séquences consacrées aux enfants, trois extraits semblent se prêter à une analyse comparée : ils sont issus de L’Enfance d’Ivan de Tarkovski, de Trois Histoires de Mouratova et du Bannissement de Zvyaguintsev. Dans ces extraits, les cinéastes dépeignent une situation paradoxale : la confrontation des enfants à la mort dans le cadre du jeu. L’Enfance d’Ivan retrace le parcours d’un petit garçon de 12 ans, Ivan, devenu orphelin au cours d’un bombardement nazi. Il s’engage alors comme éclaireur dans l’armée rouge. Avant une de ses missions, il se met à jouer seul à la guerre en soumettant à la torture l’ennemi allemand imaginaire responsable de la mort de sa mère. Le Bannissement raconte le séjour d’une famille – Alex, sa femme Vera et leurs deux enfants, Kir et Eva -, dans leur maison de campagne. Vera avoue à Alex sa grossesse. Mais l’enfant ne serait pas à lui. Alex décide alors d’organiser un avortement clandestin avec l’aide de son frère Mark, afin d’oublier ce qu’il croit être un adultère. Dans l’extrait consacré à l’avortement (invisible), le montage alterné opère une confrontation entre les enfants réunis autour d’une activité ludique (un puzzle) et la mort de leur mère (mort virtuelle car, supposée par la narration, celle-ci étant viscéralement occultée, reléguée au hors-champ). Dans Trois histoires, enfin, une petite fille Lilya empoisonne froidement son colocataire très âgé chargé de la surveiller pendant l’absence de sa mère.
Trois situations similaires : des enfants confrontés à la mort directement (Lilya et Ivan) ou indirectement (Kir, Eva, Faïna, Frida, Flora) par la médiation du jeu. Cette conjoncture narrative devient alors le lieu de transformations des paramètres filmiques (montage, cadrage, composition de l’image, son) et du modèle linéaire du temps.
Dans le dernier court-métrage des Trois Histoires de Mouratova, la mort se manifeste au travers de la mise en scène du jeu. Celui-ci fait irruption à trois reprises et se décline selon plusieurs types.
Le premier type de jeu relève de la performance théâtrale. Lilya et son colocataire se disputent. Pour rapporter le dialogue, la cinéaste choisit le champ-contrechamp au rythme lent. Un long plan américain sur la petite fille qui se tient debout à l’entrée de la maison en proférant des insultes est suivi d’un gros plan sur l’homme silencieux. Ce dispositif rappelle celui de la représentation théâtrale : la comédienne se dandine, se déshabille, fait des grimaces, devant son spectateur silencieux et immobile. Son corps raconte sa haine (empruntée à sa mère) et annonce déjà la mort. Dans ce premier type de jeu, la cinéaste compose avec les corps mais aussi les mots.
Trois Histoires (Kira Mouratova, 1997).
Le flux des mots est organisé ici, et dans de nombreux films de Mouratova, selon la logique de la répétition. La répétition des répliques révèle le goût de la cinéaste pour le brouillage de frontières entre l’environnement fictionnel du film et celui, réel, de sa fabrication. Ces répliques répétées sont donc à la fois figures d’insistance et traces du labeur d’acteur en train de répéter, de travailler leur texte. Par leurs paroles répétitives et répétées, les deux protagonistes semblent convoquer la mort : la petite fille répète que sa mère ne fera plus de courses pour le vieil homme et qu’il mourra de faim ; l’homme rétorque qu’il racontera à tout le monde que la mère vole des beignets à la cantine, qu’elle perdra alors son travail et ainsi qu’elles mourront aussi de faim. La fille et le vieil homme se trouvent à deux extrémités de la vie et ne pensent qu’à la mort – chacun ayant sa façon de la convoquer et de lui résister.
Si la convocation passe par les mots, la résistance quant à elle circule par le tissu filmique. Celle-ci se reflète en effet dans la dialectique de l’immobilité relative de la fille (la « micro-mobilité » de son visage comme enfermée par le cadre du gros plan) et la mobilité tout aussi relative du vieillard paralysé (en imitant des pas de danse avec ses bras ou les roues de son fauteuil roulant). Eugénie Zvonkine souligne cette particularité de l’œuvre de Mouratova : « les personnages vivants tendent irrésistiblement vers l’immobilité, alors que les cadavres, eux, tendent à s’animer. »[11] [11] ZVONKINE Eugénie, Kira Mouratova : un cinéma de la dissonance, Lausanne, L’Age d’homme, 2012, p. 381.
Filmé en plan moyen, l’homme handicapé, cloué à son fauteuil roulant et proche de la mort, se met en mouvement. Le cadrage offre ainsi un vaste champ d’action à ce corps paralysé, tandis que le corps de la petite fille, dynamique et plein d’énergie, est contraint à une immobilité relative (elle ne peut dépasser les limites de la terrasse) et à l’immobilité filmique (le gros plan enfermant son visage exclut son corps). Ainsi, le gros plan dévoilant les grimaces de la fille concentre toute sa puissance et son énergie potentielles. Au contraire, le plan moyen vise à minimiser l’énergie déjà limitée du vieillard. Juxtaposant ces deux corps, le montage alterné devient alors une figure d’opposition confrontant deux sphères affectives antagoniques (amitié et haine) et deux régimes de performance filmique (expansif et intensif, concentré).
Trois Histoires.
Si l’opposition entre les protagonistes des Trois Histoires se manifeste au travers du jeu des acteurs, du cadrage et du montage, la séquence du Bannissement se construit sur un mode de confrontation issu du contraste visuel. Citons d’abord le contraste chromatique qui se déploie tout au long de la séquence :
– La luminosité du jardin autour de la maison d’Alex et Vera contraste avec l’obscurité dans laquelle est plongé l’hôtel de Mark ;
– L’obscurité à l’intérieur de la maison d’Alex tranche avec l’abondante luminosité dans le salon et la chambre à coucher chez Viktor, où les enfants sont réunis pour la nuit ;
– Les vêtements noirs des médecins jurent avec les tenues claires des enfants.
Ces contrastes soulèvent un paradoxe temporel : le montage alterné suppose une simultanéité temporelle qui semble ébranlée par le jeu de lumière crépusculaire. Ce dérèglement alerte le spectateur, l’informe sur la complexité de l’action représentée.
Le jeu dans L’Enfance d’Ivan est traité également sur le mode de l’opposition et du contraste. Le conflit érigé par la mise en scène, le cadrage, le montage et le son, oppose deux univers douloureusement entremêlés, entrechoqués : l’imaginaire de l’enfant et le réel du soldat, tous deux traversés par la mort. Comment cette mécanique du conflit est-elle instaurée ici ?
D’abord Ivan procède à l’installation et à l’exploration du décor qui sera celui du jeu.
– Installation du décor : Ivan installe soigneusement une cloche au plafond de la cave de l’église en ruine.
– Manipulation des accessoires : Ivan sort son couteau en signalant ainsi le début du jeu et disparaît dans l’obscurité. Autour de son cou, il y a une paire de jumelles, à la main, il a une lampe torche. Il trouve une bouteille en verre qui lui sert également d’instrument de jeu guerrier.
– Décor existant détourné : Il rampe au sol, sous les meubles de la cave en les transformant ainsi en obstacles ou en ruines d’un champ de bataille.
Lorsqu’Ivan lance la bouteille contre le mur, le bruit du verre brisé semble provoquer l’obscurité qui envahit la pièce. Mais son geste si physique et puissant fait aussi basculer le film vers une représentation imaginaire, fantasmée par Ivan. La bouteille ne semble pas briser de lampe. D’ailleurs, la source de lumière n’est pas visible à l’image. Ce geste affirme que l’image obéit désormais aux lois de l’imaginaire, se libérant ainsi de toute obligation de vraisemblance.
L’Enfance d’Ivan (Andreï Tarkovski, 1962).
Le son participe à l’instauration du jeu dans le cadre duquel Ivan est confronté de nouveau à la mort : la mort traumatique de sa mère, la mort récente des prisonniers exécutés, la mort désirée de l’ennemi allemand.
– Les sons diégétiques : le bruit du verre brisé ; la voix du garçon qui adhère pleinement au jeu en lançant des répliques à soi-même ou à ses camarades imaginaires.
– Les sons extradiégétiques : les voix menaçantes des soldats allemands ; une musique aux sonorités stridentes ; les pleurs et les cris de souffrance.
Les procédés filmiques et la mise en scène contribuent à l’instauration du jeu. Ivan est au centre du dispositif filmique : la lumière assure le passage de l’espace réel, vraisemblable, au labyrinthe de l’inconscient d’Ivan (le rayon lumineux se libère de sa source potentielle, il éclaire les doubles d’Ivan et de sa mère) ; le cadrage et le montage visent à suivre les mouvements du garçon, son déplacement du réel vers l’imaginaire (le cadrage exclut partiellement le décor pour se concentrer sur la figure du garçon). Le dispositif du jeu installé par Ivan devient ainsi instrument de mise en branle des figures filmiques et de confusion de perception : voyons-nous le jeu d’un enfant dans une cave ou bien les contours sinueux de son inconscient ?
Le jeu installé par Ivan dépasse le cadre d’une activité ludique : le dispositif convoque d’autres personnages tant au niveau de limage (doubles de la mère et d’Ivan) que du son (soldats allemands, prisonniers russes). La préparation du jeu aboutit à un long plan sans coupe qui relève d’une hallucination.
Ivan se confronte à la mort : de sa mère (traumatisme originel), des prisonniers, des soldats et civils russes et allemands. On assiste à une multiplication des doubles : Ivan et sa mère semblent jouer tous les rôles, ceux des victimes et ceux des ennemis. L’instant présent du jeu, comme fendu, laisse surgir le passé douloureux et la virtualité : de la mort d’Ivan, de sa vengeance, de la victoire. Le déferlement visuel et sonore convoque et superpose plusieurs couches temporelles et semble se rapprocher de la définition de la figuration proposée par Nicole Brenez et Luc Vancheri :
« Figuration : jeu symbolique visant à établir une corrélation fixe, évolutive ou instable entre des paramètres plastiques, sonores et narratifs susceptibles de relever des catégories fondamentales de la représentation (telles que visible et invisible, mimesis, reflet, apparition et disparition, image et origine, intègre et discontinu, forme, intelligible, tout et fragment…) et des paramètres – qui peuvent être les mêmes, selon le travail de détermination effectué – relevant des catégories fondamentales de l’ontologie (telles que être et apparence, essence et apparition, être et néant, même et autre, immédiat, réfléchi, intérieur et extérieur…). De telles catégories peuvent être selon le cas reprises, inventées, déplacées, questionnées ou détruites. »[22] [22] BRENEZ Nicole (coord.), Figuration défiguration Propositions, Aix-en-Provence, Projections Studio 24, coll. Admiranda : cahiers d’analyse du film et de l’image, 1992, p. 75.
Au cours du long plan sans coupe, avec des mouvements frénétiques et brusques, la caméra saisit les visages d’Ivan et de sa mère comme des bribes d’une mémoire ou d’une hallucination. Il y a bien un « jeu symbolique » entre les paramètres plastiques, sonores et narratifs qui soulèvent les différentes strates de l’être. Cette figuration-là renvoie à la mort et à la souffrance. Les figures filmiques ne montrent plus l’action réelle (le garçon qui joue dans une cave) mais le tourbillon imaginaire de la guerre avec ses héros, ses prisonniers, ses ennemis, ses morts et ses vainqueurs.
Dans Trois Histoires, Mouratova interroge la perception habituelle du spectateur. Spectateurs passifs, on observe une petite fille qui procède à la préparation méthodique et ritualisée d’un meurtre. L’espace du crime est bien délimité tandis que le temps semble suspendu. La fille accumule les pièges à rats et verse la mort aux rats dans un verre.
Dans le jeu de la petite fille, on observe un mélange de concentration et d’amusement, de méthode et de maladresse : on assiste, en fait, à une seconde forme de jeu. Les figures filmiques (montage alternant gros plans et plans taille en légère plongée) insistent sur la répétition du geste meurtrier. A la manière des répliques répétées, la répétition du geste peut faire penser à l’utilisation des différentes prises d’une même action. Elle accomplit une double fonction :
– le dévoilement du processus cinématographique. En analysant les « traces du film en train de se faire », Eugénie Zvonkine théorise le concept de la « dissonance graduelle » qui se révèle dans les éléments « renvoyant à notre statut de spectateur cinématographique et rompant le contrat implicite de la narration fictionnelle. »[33] [33] ZVONKINE Eugénie, op. cit. p. 376. L’auteur cite le moment du casting au cours duquel Mouratova peine à faire des choix en retenant parfois deux comédiennes pour un même rôle. Dans la narration, la répétition non justifiée diégétiquement d’une réplique apparaît comme le moyen de présenter au spectateur « des variations, des possibilités. » Au moment du montage, la difficulté de choix se manifeste dans la juxtaposition de deux valeurs de plans différentes représentant la même action : « Il n’y a donc pas raccord, mais juxtaposition de deux prises d’un même moment fictionnel. »[44] [44] Ibid., p. 377.
– l’interpellation du spectateur. Mouratova rend son spectateur complice du meurtre en lui rappelant son statut de voyeur. Cet empoisonnement, on le verra, sera aussi une allégorie du rapport de force que la cinéaste entretient avec son spectateur.
Le cadre narratif du jeu (grimaces, chats, toupies, empoisonnement) s’ouvre sur un autre régime de perception, un autre type de jeu – métafilmique – confrontant la cinéaste à son spectateur.
Trois Histoires.
Dans Le Bannissement, les enfants font un puzzle au moment où Vera subit une opération meurtrière. L’avortement, Vera, sa mort, tout cela reste hors-champ. Cependant, l’introduction des enfants dans la continuité narrative et visuelle insiste sur la tragédie invisible et la rend palpable. La dynamique de heurts est manifeste dans la composition géométrique des images, tant sur le plan de l’organisation de l’espace que de la disposition des corps.
a) Les deux espaces (maison d’Alex et maison de Viktor) rappellent des scènes de théâtre par le cadrage et l’éclairage : la maison d’Alex est filmée en plan large. Une source lumineuse ponctuelle (une lampe aveuglante) brise la noirceur ambiante ; à l’inverse, l’intérieur de la maison de Viktor approprié par des enfants (le salon et la chambre à coucher) baigne dans une lumière chaleureuse. Le décor est composé de couleurs pastel.
b) Les positions des acteurs sur ces deux scènes sont opposées. Dans la maison d’Alex, les personnages sont dispersés. Alex fait les cent pas à l’extérieur. Mark est à l’intérieur, puis sort sur la terrasse. Ils se tournent le dos. Les deux médecins ne font que se croiser dans le champ. Dans la maison de Viktor, les enfants sont en cercle, penchés sur le puzzle ou dans leurs lits.
c) L’exploration de la profondeur de champ des deux espaces semble renforcer le conflit plastique au sens eisensteinien[55] [55] « le CONFLIT comme principe fondamental le plus essentiel de l’existence de toute œuvre d’art et de tout genre artistique. », in EISENSTEIN S. M., Cinématisme, Bruxelles, « Kargo/Les presses du réel », 2009, trad. V. Pozner, E. Rolland, A. Zouboff (russe), D. Huillet (allemand), F. Albera (anglais), p. 22 . Dans la maison d’Alex, on prépare l’avortement clandestin. Cette séquence est composée, grâce à un double surcadrage, de quatre plans visuels : au premier, à l’extérieur de la maison, Alex fait les cent pas ; au second, Marc, témoin silencieux, boit son café ; au troisième, un médecin met sa blouse noire ; au quatrième plan, l’autre médecin prépare l’opération. Cette construction déployant une profondeur de champ démesurée semble attirer notre attention sur le hors-champ : le seul protagoniste invisible et inaudible, Vera.
Le plan moyen sur la chambre des enfants exploite également la profondeur du champ. Si la disposition des enfants donne une impression de circularité, l’alignement des lits introduit dans l’image un jeu de perspective. Les lignes de fuite convergent vers un endroit, ou plutôt un objet. Les enfants s’allongent, la mère s’approche de la table de chevet et s’empare d’un volumineux ouvrage : la Bible.
La logique géométrique de l’organisation de l’espace contamine celle du temps. Le montage alterné apparaît comme une figure critique[66] [66] On pense à la figure critique telle que la révèle et analyse Georges Didi-Huberman dans l’œuvre de Fra Angelico : « Un peintre théologien devra donc inclure dans ses propres « figures » – les semblances qu’il produit – la figure critique, la mise en crise de toute semblance. », in DIDI-HUBERMAN Georges, Fra Angelico, dissemblance et figuration, Paris, Flammarion, 1995, p.92. qui interroge le sens des images jusqu’à leur en donner un nouveau. La spiritualité qui émane de l’univers des enfants semble apporter à l’avortement et à la mort de Véra sa dimension mythologique. Le plan sur la sombre procession des médecins qui viennent réaliser l’avortement est suivi par un plan rapproché en plongée verticale sur le puzzle et les têtes des enfants penchés dessus. Un très lent travelling avant se rapproche de l’image que recomposent les enfants : il s’agit de L’Annonciation de Léonard de Vinci.
Ainsi, les enfants semblent se confronter au « mystère le plus haut et le plus obsédant de toute la civilisation chrétienne : mystère du Verbe divin prenant chair dans la personne de Jésus-Christ. »[77] [77] DIDI-HUBERMAN Georges, Idem, p. 14.
Contrairement aux enfants des Trois Histoires et de L’Enfance d’Ivan qui ont physiquement approché la mort, les enfants du Bannissement sont confrontés à la mort virtuellement, par l’intermédiaire du montage. Toutefois, cette disposition narrative possède les mêmes vertus que dans les deux autres extraits : celles de réorganiser la matière filmique, de déplacer le centre sémantique et d’élaborer une temporalité stratifiée.
Le Bannissement (Andreï Zviaguintsev, 2006).
Dans Le Bannissement, les citations bibliques infiltrent la séquence de rencontre virtuelle des enfants avec la mort : le puzzle reproduitL’Annonciation de Léonard de Vinci ; avant de se coucher, Frida lit un extrait des Evangiles à voix haute. Ces citations semblent interroger un type particulier de dispositif cinématographique : le mythe, tel que le conçoit Zvyaguintsev.
« Il arrive qu’on saisisse immédiatement la présence irréfutable du mythe dans l’histoire, l’histoire est née ainsi. Il faut seulement le dévoiler. Ensuite, on concentre toutes ses pensées sur cette chose, et à l’intérieur de soi, malgré soi, on sent le tic-tac d’une bombe à retardement. Jusqu’au jour où elle explose. Ce jour-là c’est la révélation, l’illumination, et on comprend enfin quelle sorte d’histoire est devant nous. Et tous les fils se mettent en mouvement vers une direction précise. C’est une blessure. »[88] [88] « Découverte des prénoms », interview avec Andreï Zviaguintsev, Moscou, 4 avril 2008, in La respiration de la pierre. Le monde des films d’Andrei Zviaguintsev, Moscou, Novoié litératurnoié obozreniié, 2014, p. 431.
« Le mythe est une réalité absolue. Nous pensons que c’est une sorte de jeu intellectuel. Mais nous vivons de mythe. Il vit en nous, nous devons seulement le découvrir. Nous sommes tous Ève et Adam. »[99] [99] ZVIAGUINTSEV Andreï, Réalisation, Master Classe 01, Moscou , Mir Iskousstva Art Kino, 2010, p. 30 .
L’avortement et la mort de Vera existent dans le film comme une virtualité. Invisible et inaudible, sa mort est suggérée par les dialogues, les couleurs ou la musique extradiégétique. En tant que corps, Vera disparaît de la matière filmique. En tant que spectre d’une figure universelle de la femme (Eve, Marie), elle tisse une autre matière filmique (comme un fin ornement), jaillissant des collures du montage et déplaçant le récit vers un nouveau régime de perception. On assiste à la rencontre sensible des enfants avec la spiritualité (L’Annonciation de de Vinci, Adam et Eve chassés du paradis de Masaccio sur le marque-page, l’extrait du Nouveau Testament). Or, le montage alterné opère une confrontation entre cet univers pur, clair et enfantin, avec l’univers sombre, morbide et dénué d’amour de l’opération. Cette confrontation narrative se manifeste grâce aux figures filmiques (montage, cadrage, musique extradiégétique) et provoque leur mise en crise : l’aspect palpable de la mort donne accès à la dimension mythologique du récit. En composant avec des indices temporels sensibles (succession, variations lumineuses) et des traces d’éternité (citations bibliques), l’histoire d’un adultère, d’un accident ou d’un suicide devient celle d’un sacrifice par amour et d’une transfiguration.
Dans Le Bannissement, l’univers des enfants étroitement lié au spirituel et à l’imaginaire semble impacter le réel tragique par le procédé du montage alterné. Dans L’Enfance d’Ivan également, le jeu du garçon s’ouvre sur le monde extérieur de la guerre réelle : s’en inspire et s’y projette. La puissance émotionnelle véhiculée par le jeu d’Ivan se déverse dans l’événement visuel et sonore : celui du bombardement. Le jeu d’Ivan impacte physiquement le réel.
Filmé en gros plan, le garçon abattu pleure. Mais ses pleurs sont couverts par le bruit des explosions. Tarkovski opère un montage de contraste : le silence étouffé de la cave souligné par les pleurs saccadés du garçon est opposé au surgissement soudain des explosions assourdissantes. En analysant ce procédé de contraste, Igor Evlampiev propose une interprétation philosophique. Selon l’auteur, Tarkovski travaille sur la notion de « plasticité » du réel qui entoure l’homme. Ce réel filmique serait dépendant de l’homme et de ses états d’âme. Les fortes émotions humaines des personnages tarkovskiens pourraient donc se refléter, se matérialiser, s’incarner dans le monde extérieur. Cette puissance d’extrapolation, de projection sur le réel est surtout sensible chez les personnages qui ont découvert leur appartenance à d’autres mondes – ceux du rêve et de l’imaginaire dans le cas d’Ivan[1010] [1010] EVLAMPIEV Igor, La philosophie artistique d’Andrei Tarkovski (Khudojestvennaya filosofia Andreya Tarkovskogo), Ufa, ARC, 2012, p. 471. . Ainsi, lorsque les sentiments intenses de haine envers l’ennemi, de compassion pour les prisonniers, de joie pour la victoire nationale atteignent l’acmé et se déversent dans les pleurs du garçon, ces tensions émotionnelles provoquent une décharge dans le réel.
Dans Trois Histoires, l’émotion de l’enfant influence jusqu’à l’univers du spectateur. Avec autant d’aplomb et de sang-froid qu’au cours de sa préparation, Lilya exécute le meurtre. Elle tend le verre au vieil homme qui le vide tandis que la petite fille l’observe avec un intérêt morbide. L’homme semble immédiatement souffrant et après un court échange, Lilya se lève pour partir. Mais elle revient un instant pour faire tourner les toupies. Une musique oppressante composée d’une seule note de synthétiseur qui perdure fait irruption et accompagne le mouvement entêtant des toupies. Le temps est alors de nouveau suspendu : le poison agit. Cette troisième forme de jeu achève la construction d’une confrontation matérielle et allégorique de l’enfant à la mort.
Virtuelle et inconnue, la mort se matérialise pour l’enfant dans la toupie. Le téléphone sonne, l’homme commence une conversation qu’il n’achèvera pas. La petite fille sort sur la terrasse et commence à répéter à tue-tête « nizzya » (en écorchant le mot russe « nelzya » signifiant « c’est interdit ! »). Dans son article intitulé précisément « Nizzya », Maya Tourovskaya remarque que ce mot appartient au jargon et agresse l’oreille du spectateur russe. L’auteur définit alors le cinéma de Mouratova en choisissant comme point de départ ce mot et cet épisode symbolique : « Elle ne fait pas un cinéma d’auteur, elle fait un cinéma du libre arbitre d’auteur, du « terrorisme » d’auteur. Elle oblige les spectateurs à regarder ce qu’elle veut montrer. »[1111]
[1111] Voir http://ec-dejavu.ru/m-2/Muratova.html (traduction personnelle)
Si la mort du vieillard signifie pour la fille la liberté, la mort symbolique du spectateur face à l’épreuve infligée par cet épisode permet la liberté de la cinéaste Kira Mouratova. Cette mort allégorique semble interroger le contrat fictionnel, le rapport de la cinéaste à son public. Tourovskaya affirme : « Tout ce que fait Kira, elle le fait contre « nizzya » […] »[1212] [1212] Ibid. , contre tout interdit artistique possible.
Trois histoires.
Didi-Huberman écrivait dans Devant le temps : « tout, dans le jouet, se joue aussi entre un temps de la chose démontée et un temps de la connaissance par montage. Inflexion tourbillonnaire : c’est le choc, nécessité d’une mise en œuvre ou d’un regard qui en passent par l’ouverture et, donc, par la destruction. »[1313] [1313] DIDI-HUBERMAN, Devant le temps, Paris, Minuit, 2000, p. 129.
Cette citation de Didi-Huberman rend compte de la double dynamique du jeu : destruction et montage. Lilya prépare méthodiquement le poison pour détruire le corps-obstacle du vieillard ; Ivan installe soigneusement le décor avant de renverser objets et meubles ; les enfants d’Alex et de Viktor rassemblent les pièces éparpillées du puzzle.
Le cadre narratif qui enferme les enfants dans le jeu et le ludique déclenche une transformation des paramètres filmiques (lumière, son, cadre, montage). Ils sont détournés de leur fonction principale (montrer une histoire) pour devenir des outils poétiques qui explorent le mythe, l’inconscient ou le contrat fictionnel. Ces différentes voies esthétiques génèrent des différents modes de temporalités qui insistent sur le caractère mécanique du temps :
– La préparation méthodique du poison, le tournoiement de toupie comme une métaphore du compte à rebours ;
– Les explosions en série font écho aux apparitions fulgurantes d’Ivan et de sa mère constituant un modèle de cause à effet ;
– La linéarité du temps de la construction du puzzle, de la lecture de la Bible devient reflet d’une temporalité virtuelle, celle du déroulement de l’avortement.
Le Bannissement.