Les gestes et la technique

Un prince de Pierre Creton, en passant par The Creator de Gareth Edwards

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le 22 novembre 2023

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Sur la côte haute-normande la vue d’un rivage désert, puis quelques plantes marines parmi les galets. Une main prolongée d’une petite pelle vient déraciner avec science un amas végétal. La voix-off de Françoise Lebrun peut alors commencer à déployer le récit à venir, la plante est emportée ailleurs. Gardons à l’esprit la cueillette, nous y reviendrons.

Sur les quatre-vingts minutes qui suivent, Un prince prend la forme limpide d’une autobiographie légèrement voilée (lorgnant par moment vers l’autofiction affabulatrice) de Pierre Creton. Aucun doute pour qui connaît un peu le réalisateur : Antoine Pirotte, qui joue Pierre-Joseph sur la quasi-totalité du film, en est la copie conforme avec trois décennies de moins. Ce décalque physionomique s’accompagne d’un même caractère posé à l’extrême, confondant de transparence mutique. Creton évoque d’ailleurs un miracle concernant leur rencontre à l’occasion d’une intervention à La Fémis. Antoine Pirotte étant également chef-opérateur, il a pu prendre en charge l’image pour le dernier quart du film durant lequel le réalisateur passe devant la caméra. Le récit déroule chronologiquement les péripéties de sa vie d’adulte : rencontres avec des métiers (pépinièriste, fleuriste, apiculteur, cinéaste, jardinier) dont l’extension immédiate et évidente sont des rencontres amicales et érotiques. Les passions successives, l’amitié et l’érotisme se fondent dans des amours homosexuelles intergénérationnelles, bohèmes et rurales, ignorant joyeusement l’autocensure (on songe aux communions festives de corps masculins dans certains films d’Alain Guiraudie) et le tabou (le territoire obscure de l’inceste est effleuré sans qu’il fasse l’objet d’une attention particulière).

Présentée ainsi, la structure du film est modérée en comparaison de ce à quoi nous a habitué Creton. Ses travaux ont tendance à proliférer en tout sens, à s’ouvrir à de micro-récits intermittents et sans suite, à accueillir des personnages, des points de vue ou des gestes qui échappent, glissent, nient la possibilité du film comme force uniformisante. Pour autant Un prince n’est jamais monolithique : en suivant les sillons de sa vie, Creton cherche moins à saisir sa destinée égocentrique qu’à observer toutes les semences qui s’y sont logées. Comme le dit Chaplin dans Limelight « la vie est un désir, pas un sens », après quoi il mime l’épanouissement d’une rose, l’enfermement d’un caillou, les contorsions d’un bonzaï. Pour filer l’image végétale on peut dire que Creton fabrique des objets rhizomatiques. Ce que raconte Un prince ce serait donc moins le sens (chronologique, prophétique) d’une vie que la multiplicité des désirs qui ont germé et se sont épanouis en son sein. Pas de narration univoque, trois voix-off se succèdent pêle-mêle : celle de Françoise Lebrun qui joue aussi brièvement la mère de Creton, celle de Mathieu Amalric, celle de Grégory Gadebois (à la première personne). Un travail collaboratif, mené par une communauté amicale dans la maison du réalisateur. Écrite à plusieurs, difficilement situable, chevauchante, créant des heurts : une polyphonie qui refuse le récit héroïque et individualiste. Le film est ainsi étrangement flottant, parfois confondant de platitude, parfois délirant, parfois alarmant de sincérité.

Deux mondes parallèles coexistent dans Un prince. Ils correspondent à deux lieux et deux qualités d’images différentes. Il y a le pays de Caux, terre natale et ancrage de Creton où les grands moments de sa vie (et donc la quasi-intégralité des scènes du film) se sont succédés. La terre de la continuité vécue, re-présentée dans le monde fictionnel du film. Une autre ligne, une autre dimension court en contrepoint. Il s’agit d’images tirées d’une petite caméra digitale et tournées sur les contreforts de l’Himalaya, qui ouvrent et clôturent le film. Plans d’un voyage durant lequel Creton eut la révélation de retrouver à l’autre bout du monde, dans leur géographie d’origine et avec des dynamiques de peuplement très différentes, des plantes qui prospèrent aussi dans sa région natale (le géranium par exemple). Ces images ont fait l’objet d’un petit film ethnobotanique de Pierre Creton et Vincent Barré en 2006, L’arc d’iris – souvenir d’un jardin, dont Un prince raconte en partie la genèse. Sublime objet, fragile et incandescent. Il est touchant qu’un long-métrage distribué dans un circuit classique (dont la couverture médiatique est par ailleurs inédite pour son auteur) accorde autant d’attention à une vidéo à la limite de l’insignifiance – comme si un cinéaste immensément reconnu faisait d’un film de famille l’apogée de son œuvre. Avec cet herbier tibétain, Creton donne à voir un jardin intérieur, un lieu cristallisant toute une vie en une métaphore que le temps ne saurait corrompre. Comme si se logeait dans ces images la discrète zone érogène d’une sensualité artistique. On y trouve sans doute la raison d’Un rince, film qui assimile plusieurs fois les bites à des fleurs, notamment par des dessins botanico-érotiques réalisés par Pierre-Joseph : la forme idéale d’une autobiographie serait un herbier des désirs. La magie des planches d’identification botaniques comme envers de portraits amoureux.

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La figure de Pierre Creton est salutaire. Cinéaste-paysan-jardinier, il est à l’exact opposé d’un paradigme mondain et hors-sol de fabrication des images et des sons. Prenons l’idée séduisante que la clef d’une œuvre se trouve dans le premier geste qui y est représenté, comme un impensé du film, l’image de son tact ou de sa manière. Dans le cas d’Un Prince c’est un geste de cueillette. Suivons alors Ursula Le Guin, une auteure qui s’est longuement illustrée dans l’écriture de fiction et a su illuminer la théorie littéraire de quelques éclairs éblouissants. Dans son texte Le fourre-tout de la fiction, une hypothèse elle définit sa conception de la narration, s’opposant à l’idée d’une histoire lancée comme une flèche rectiligne, héroïque et meurtrière :

« Ainsi le héros a-t-il décrété par l’intermédiaire de ses porte-parole, les Législateurs, que premièrement : la forme correcte du récit est celle de la flèche ou de la lance : elle part d’ici, elle va tout droit là et TOC ! Elle frappe sa cible (qui s’écroule, frappée à mort), et que, deuxièmement : le sujet principal du récit, roman compris, est le conflit ; et troisièmement : que l’histoire n’a aucune valeur s’il n’y figure pas lui-même »[11] [11] Ursula Le Guin, « Le Fourre-tout de la fiction, une hypothèse », dans Danser au bord du monde, trad. Hélène Collon, Editions de l’Eclat, 2020, p. 197-204. .

Elle part de considérations anthropologiques pour dresser l’hypothèse de la fiction envisagée comme un panier, un contenant :

« De nombreux théoriciens pensent que les premières inventions culturelles furent un contenant destiné à conserver le produit de la cueillette et un genre ou un autre de baudrier ou de filet de transport ».

« J’irais jusqu’à dire que la forme naturelle, correcte, adéquate du roman pourrait être celle de la besace, du sac.»

« Un fourre-tout plein de commencements sans fins, d’amorces, de pertes, de transformations et de traductions, avec bien plus de tours de passe-passe que de conflits, moins de triomphes que de pièges et de leurres […] ».

« …c’est être humain que de ranger une chose qu’on désire (parce qu’elle est utile, comestible, ou belle) dans une besace, un panier, un bout d’écorce ou de feuille roulées, un filet qu’on a tissé avec ses propres cheveux ou je ne sais quoi encore […] »[22] [22] Idem .

Les gestes et la technique. Les œuvres flottantes de Creton, pleines d’amorces et de transformations, de morceaux perdus ou sans fin pourraient trouver leur éthique dans le geste de la cueillette. Les films comme des paniers remplis de choses désirées, belles ou utiles. Un contenant dans lequel les humains, les plantes, les animaux sont abordés au même plan, qui insiste non sur des dichotomies, des conflits mais sur « la relation particulière et puissante [que les choses] entretiennent les unes avec les autres, et avec nous », qui montrent avec une modestie toute sensuelle : « comment les gens sont en relation avec tout ce qui se trouve là, avec eux, dans le grand fourre-tout, ventre de l’univers, matrice des choses futures et tombeau des choses qui furent, cette histoire sans fin »[33] [33] Idem . Des œuvres qui ne semblent pas exactement au prise avec des grands sujets, qui se refusent à adopter l’air du constat, du commentaire. Cherchant plutôt à se fabriquer au milieu du monde proche, à se faire le contenant de ce qu’on peut y ramasser en un geste attentif.

Un film sorti trois semaines plus tôt valide par l’extrême inverse la démonstration de Le Guin. Il s’agit de The Creator de Gareth Edwards. Il y est question d’un combat planétaire selon deux pôles, l’un américain, l’autre asiatique, dans un univers de science-fiction. Cet affrontement géopolitique sommaire a pour objet une différence dans le traitement (pro en « Asie », anti aux USA) d’une IA devenue porteuse d’une potentielle apocalypse suite au largage d’une bombe nucléaire sur Los Angeles. Disons d’abord que c’est un film désincarné où toute avancée dans la narration se fait par des coups de force scénaristiques. Des décomptes, des survies in-extremis, des actions salvatrices de dernière seconde. Autant de mécaniques narratives hollywoodiennes réduites à peau de chagrin d’une façon qui relève non pas de l’épure mais de la débandade scénaristique (un film incapable de tenir les « arcs » qu’il bande si fièrement). Les gestes des personnages sont sans teneur dramatique crédible (l’intime est niais, emprunté), soumis à une inflation héroïque constante ils servent d’outils fantomatiques pour l’avancée de la flèche du récit. Dans Un prince, à l’opposé, la sensualité des gestes fait narration, elle n’est pas le véhicule mais le cœur du récit. Si on peut trouver de la noblesse à un film ce serait précisément parce qu’il nous montre comment on enlace quelqu’un, comment on met du terreau en pot, comment on cueille une plante (avec tout ce que ça comporte d’équilibre précaire entre justesse et maladresse). Ce sont les gestes qui inventent une vie, et non la destinée héroïque qui prend en charge des gestes.

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The Creator est le symptôme d’un film écrit de façon bureaucratique, dans la plus grande confusion idéologique (qui s’y amuse y trouvera un nombre certain d’amalgames racistes). Ignorant de toute représentation de processus politiques (qu’ils soient institutionnels ou populaires), le seul imaginaire qui guide le film de façon à peu près cohérente est celui de l’ingénierie hollywoodienne. S’il a l’obsession de montrer un geste ce serait la façon dont une bombe est lancée, vole, explose. La rigueur dans la reproduction de ce phénomène physique a d’ailleurs fait polémique puisque les techniciens des FX (qui chantent les louanges du film) auraient recopié les images de l’explosion d’engrais agricoles qui a dévasté Beyrouth en 2020. En regard de Un prince, voilà un film pudibond, paresseux, stimulé uniquement par la représentation et la prospection de technologies guerrières (malgré son discours faussement ambivalent sur l’IA, un tel film ne peut être que vecteur de fascination envers toute avancée de la technologie de pointe). Toutes les inventions visuelles captivantes sont tournées vers la destruction : bombes kamikazes, vaisseau fossoyeur. Tant de soin (tant d’argent) dépensé à reproduire les effets audiovisuels d’une industrie du meurtre mondialisée (avec un degré de réalisme qui empêche toute possibilité de transfiguration de la violence), si peu de soin à capturer la gestuelle humaine quotidienne, les dynamiques complexes des sociétés vivantes (tout ce qui fait récit, contrairement à tout ce qui promet la mort). The Creator n’a rien d’unique sur ce point, il peut même passer relativement inaperçu mais en tant que blockbuster original avec un budget moyen (80 millions de dollars), ces problématiques de conception sont particulièrement symptomatiques. Sans surprise, un nombre inouï d’humains anonymisés meurt sans broncher dans The Creator, tandis que les protagonistes principaux trouvent des sauf-conduit d’immortels face à la grande faucheuse hyper-technologique. Toute une politique de la narration parfaitement résumée par Ursula Le Guin :

«Malheureusement nous nous sommes si bien laissés absorber dans l’histoire qui tue que nous risquons de nous achever avec elle. »

« Continuez à raconter comment le mammouth est tombé sur Boub, comment Caïn est tombé sur Abel, comment la bombe est tombée sur Nagasaki et le napalm sur les villageois, comment les missiles tomberont sur l’Empire du Mal, entre autres étapes de l’ascension de l’Homme. Celle-là on la connaît, tous nous savons tout ce qu’il y a à savoir sur tous les gourdins, javelots et cimeterres, tout ce qui assomme, transperce et frappe, toutes ces choses longues et dures. Si la science-fiction est la mythologie de la technologie contemporaine, alors son mythe est tragique. […]. La fiction qui incarnera ce mythe sera forcément triomphale (l’Homme conquiert la terre, l’espace, les extraterrestres, la mort, le futur, etc.) et tragique (l’apocalypse, l’holocauste le passé ou présents) »[44] [44] Idem. .

Dans deux plans sublimes, du terreau et du miel tombent en flaques à côté de deux morts (une pépiniériste, un apiculteur) dans Un prince. Deux semences pour deux décès intimes, voilà le genre d’équation poétique élémentaire qui devrait habiter quiconque cherche à représenter le monde en faisant des films.

Images : Un prince, Pierre Creton ; The Creator, Gareth Edwards.