À moins que vous n’habitiez une grotte nichée au creux d’une île méditerranéenne déserte perdue entre la Corse et la Sardaigne, vous savez qu’une adaptation dantèsque de l’œuvre d’Alexandre Dumas est sortie sur les écrans français cet été pour y demeurer, des mois durant avant d’achever son épopée aux Césars, auréolé de 14 nominations. Promu comme un blockbuster à la française au moment de sa sortie jusque dans la matinale de France Inter où l’acteur titre, Pierre Niney, s’est empressé d’insister sur le fait que cette superproduction n’aurait pas à rougir face à ses homologues hollywoodiens, Le Comte de Monte-Cristo a dépassé les neuf millions de places vendues. Quelques semaines après le retour d’Edmond Dantès dans les salles obscures, sortait Emilia Perez de Jacques Audiard, désormais représentante de la France aux Oscars. Dans cette comédie musicale en espagnol, un autre aristocrate du crime organisé répondant au très onomastique nom de Manitas Del Monte revient parmi les sien·nes, méconnaissable sous une nouvelle identité : celle d’Emilia Perez. Le tour est ensuite venu de l’Amour ouf de Gilles Lellouche où un jeune homme est emprisonné à tort dix années durant loin de sa bien-aimée, pour découvrir, à sa libération, son petit monde complètement changé et sa dulcinée prête à convoler avec un notable local. Ce film à la promotion offensive bénéficiait du très substantiel budget de 35 millions d’euros.
La structure même du récit, telle qu’elle était présente dans le roman-feuilleton original d’Alexandre Dumas, avait vocation à faire d’Edmond un revenant de l’ère napoléonienne finissante propulsé dans la France de la Restauration. Les descriptions comparant le Comte à un vampire sont nombreuses, insistant sur la pâleur de sa peau et son visage sans âge, si bien que cette théorie obtient un certain crédit dans les salons romains et parisiens que traverse le personnage. À ce titre, Monte-Cristo rejoint le panthéon des héros romantiques éternellement nostalgiques de l’épopée impériale et dont la simple présence anachronique suffit à manifester la décadence de l’époque : on pense au colonel Chabert de Balzac, spectre déchu des glorieuses campagnes du début du siècle, pataugeant dans une arrière-cour des faubourgs suds de Paris. Monte-Cristo, lui, apparaît comme un spectre superbe, endossant tour à tour le rôle d’un sultan oriental dont la fabuleuse hospitalité en sa grotte méditerranéenne rend mesquines les spéculations des rentiers parisiens, puis d’une ombre dont la stature étonne, hantant le Colisée ou les catacombes romaines, tandis que les élégant·es se pressent dans de superficielles sauteries. Une fois sa substance regagnée dans ces espaces nocturnes et souterrains, et l’identité nouvelle de Monte-Cristo peaufinée au contact de personnages sublimes – le bandit Luigi Vampa et l’honnête armateur Morel – le Comte peut quitter la Méditerranée et se rendre à Paris, au rendez-vous convenu avec Albert de Morcerf à Rome, un an auparavant, telle une statue du Commandeur à son festin de pierre. Là peut avoir lieu la confrontation avec la morale dissolue du Paris mondain de la monarchie de Juillet. Plus qu’une vengeance personnelle, moins qu’un défi adressé au Ciel et à la Providence, la tâche du justicier qui inspirera Batman exige la mise à bas d’une hiérarchie sociale érigée sur la dépouille de l’Empire et la ruine des parvenus à la fortune injustement gagnée.
La dernière adaptation de Monte-Cristo prend acte de son illustre successeur, Batman, en accentuant la ressemblance entre les modes opératoires et les fins poursuivies par les deux justiciers solitaires aux prises avec la grand-ville et ses vices. Le logis des Champs-Élysées devient un manoir aux mille gadgets, et le fils illégitime de Villefort prend les traits d’un orphelin dévoué, promu au rang de fils spirituel façon Robin.
Les adaptations plus lointaines que sont Emilia Perez et L’amour ouf reprennent à leur compte la mission de Monte Cristo en la transformant. La transition de genre d’Emilia Perez, lui laisse le corps recouvert de bandages – qui ne sont pas sans évoquer le linceul dans lequel Edmond parvient à fuir le Château d’If – comme si le processus dont la médicalisation est lourdement mise en scène l’avait davantage embaumée que transformée. C’est depuis ce passage par le royaume des mort·es qu’elle peut, comme Dantès, défier la Providence elle-même en se substituant à l’État défaillant et à la Madone, dont une gravure en pied orne un mur entier de son bureau. Là, Emilia reçoit les âmes damnées qu’elle entend sauver en les aidant à retrouver leurs proches engloutis par les charniers du narcotrafic, disséminés dans la pampa mexicaine. Richissime justicière, la fortune amassée au fil de ses années de crime organisé ruisselle désormais sur le mode philanthropique, visant la rédemption d’un pays en même temps que d’un personnage.
Clotaire, dans L’amour ouf, fait l’objet, comme Monte-Cristo, d’une erreur judiciaire ourdie par un père puissant tenant à sauver son fils (Villefort, dans le roman, entendait sauver son père). Après dix ans passés en prison, Clotaire retrouve La Brosse, ancien baron du crime local, dépeint en vieux gangster au grand cœur, dépassé par les pratiques modernes de la génération suivante, incapable de concevoir les coups géniaux des braqueurs d’antan et vautrée dans la facilité du trafic de drogue. Dans un Macumba aux néons roses et bleus appartenant à La Brosse fils, Tony, celui-ci est assis entre deux sbires noirs dont il a adopté la coiffure : des tresses collées fort peu seyantes à sa peau blanche et ses cheveux lisses. Tout paraît emprunté au clip de rap des années 1990 dans lequel Clotaire détonne – à sa sortie de prison, son jeune frère a pourtant tenté de le relooker à l’aide d’un bombers moiré, en vain. L’homme entend obtenir réparation pour les années passées à attendre et espérer, en silence, et exige soixante mille francs pour sa loyauté. De Tony et ses deux bras droits, il n’obtiendra qu’un billet de cent froissé jeté sur la table vernie et la suprême humiliation de se voir moqué par ces « nouveaux gangsters » qui ressemblent si peu à la joyeuse bande qu’il avait intégrée au sortir de l’adolescence. La nouveauté est raciale chez Lellouche : dans le gang d’antan, tous étaient blancs – l’ami de Clotaire, seul Noir, avait d’ailleurs refusé de le suivre dans cette aventure. Point non plus de personnages arabes dans la cité où il vivait avec sa famille, absence peu vraisemblable dans les quartiers populaires du Nord des années 1980.
Pour faire exister une modeste altérité raciale, Gilles Lellouche passe par deux modalités de représentation, aux marges du récit et de l’espace narratif : un troquet isolé, « Chez Salah », où Clotaire accomplit son premier coup d’éclat. Il y passe à tabac, seul, cinq Arabes d’une bande rivale ou subalterne refusant de payer ses dettes auprès de celle de La Brosse. Ou alors, elle prend les traits de Lionel, ami d’enfance de Clotaire trop lâche pour le suivre dans le crime puis, devenu adulte, sidekick rigolo, couard et un peu simplet – rôle de « l’ami noir » qu’on espérait relégué pour toujours dans les années 1980 dont il était issu.
À sa sortie de prison, le petit monde de Clotaire a donc changé. Non seulement son amour de jeunesse a épousé un bourgeois détestable, mais en plus, sa banlieue lilloise s’est peuplée d’intrus vendeurs de drogue – on sait le mépris que les braqueurs ont pour les « commerçants », simples trafiquants sans honneur ni intelligence du casse. Les deux figures – le non-blanc et le dealer – se retrouvent associées dans cette séquence en boîte qui suscitent chez Clotaire un irréfragable désir de vengeance. Sans la lente maturation d’un Monte Cristo, ce dernier poursuit Tony en voiture et le tue en provoquant un accident mortel dont inexplicablement, son ami Lionel (tout aussi inexplicablement interprété par Jean-Pascal Zadi) enfermé dans le coffre, survit. Celui-ci deviendra le Noir acceptable de la nouvelle bande montée par Clotaire. Bombers noirs et battes de baseball, discours inspiré sur la société dans une cave verdâtrement éclairée à la Fight Club : le revenant rassemble autour de lui les oubliés, les petits blancs, les exclus du « nouveau » crime organisé dans lequel ils ont été grand-remplacés.
Au sujet de cette « nouveauté » il suffira de lire quelques travaux de sciences sociales pour en percevoir la reconstruction partielle et partiale. Pour en comprendre la nature, deux discours qui ont entouré la sortie du film sont éclairants. Audrey Diwan, d’abord, co-scénariste du film, déclarait lors de l’avant-première, tenue le dimanche 16 octobre à Lomme et retransmise dans des centaines de salles dans toute la France : « Tu détestes que le temps passe, Gilles. Pour lui, il n’y a qu’un seul grand âge de la vie. » Ce seul grand âge de la vie se colore, comme tous les âges d’or, d’un vernis nostalgique aux agents suffisamment dissolvants pour effacer toute une partie de la société telle qu’elle fut pourtant. L’objet de la nostalgie de ce romantisme des années 2020 ne se loge plus dans l’épopée napoléonienne, du moins, pas directement. Ce qu’il conserve en revanche tient indéniablement à une vision aristocratique d’un individu exceptionnel, seul capable de s’ériger contre les turpitudes de l’État corrompu (Emilia Perez), de la racaille (L’Amour ouf) ou de la noblesse d’empire décadente (Monte-Cristo). Point d’option politique hors de la philanthropie rédemptrice ou du coup de poing des crânes rasés. D’ailleurs, une fois la remise en ordre morale accomplie, le personnage est sommé de quitter la scène et les hiérarchies sociales reprennent leurs droits. Clotaire et Jackie, enfin réuni·es et leur révolte adolescente évaporée, travaillent de conserve dans un supermarché. L’une est à la caisse, l’autre en entrepôt, et tous·tes deux ploient gaiement l’échine devant leur manager, avant d’aller se déclarer leur amour dans le restaurant d’une aire d’autoroute. L’amour que lui voue Clotaire, explique Jackie au contremaître, retient chez lui tout sentiment de révolte. Emilia Perez meurt – c’est souvent le destin des personnages lesbiens, gays ou trans – non sans avoir laissé échapper le grondement d’une voix masculine quand son ancienne épouse, une femme cisgenre, tentait de lui résister ; « voilà sa vraie nature » semble indiquer le film avant de la faire disparaître. Comme Monte-Cristo s’éloignant à l’horizon sur son navire, ces personnages n’auront été que des météores bouleversant, pour un temps seulement, les mœurs nouvelles d’une société que la noblesse avait désertée. Peu importe si cette noblesse se loge dans l’aliénation du travail ou du statu quo, dans l’individualisme romanesque débarrassé de toute ambition de transformation sociale. Peut-être est-ce finalement l’une des traductions esthétiques du libéralisme contemporain et de ses promesses d’« émancipation » faussement révolutionnaires, qui peinent à cacher une vision du monde vieille comme Edmond Dantès.