Après avoir décrit les procédés esthétiques et historiographiques mis en œuvre par Farocki pour esquisser une histoire du et par le cinéma, il nous faut maintenant nous interroger sur le partage que souligne l’auteur entre temps du travail et temps du loisir. Partant des causes économiques et idéologiques – ces dernières découlant souvent des premières – d’une telle séparation, nous tenterons de mettre en avant ses conséquences esthétiques et leurs enjeux politiques (ou vice versa).
Pour cela, il nous a paru opportun de revenir d’abord sur un film cité à deux reprises, Clash by night, réalisé par Fritz Lang en 1952, dont le traitement du travail apparait d’emblée représentatif du modèle hollywoodien à l’âge classique (1930-1960), mais aussi, plus largement, de la majeure partie des productions narratives. Nous parlions précédemment des séquences de sortie d’usine comme d’un signe d’un discours sur le travail. C’est ce discours que nous allons à présent questionner, avant de voir ensuite comment la pratique de l’auteur s’oppose à ce traitement.
Le travail dans le décor
Scène vue à plusieurs reprises dans Les ouvriers quittent l’usine : devant les portes de l’usine, quelqu’un attend, une femme son mari, un jeune homme son amie. La caméra reste sur le seuil, puis suit le couple qui se forme, par exemple Joe Doyle (Keith Andes) et Peggy (Marylin Monroe). La sortie du travail coïncide ainsi avec l’entrée dans la fiction. Nous précisions pourtant en note dans notre précédente partie que Fritz Lang tournait en réalité quelques plans dans la conserverie de poisson de cette petite ville portuaire : dans un prologue de plusieurs minutes, nous passons d’une mer démontée sous un ciel lourd, tandis que défile le générique, à la faune de la baie, quand les éléments retrouvent un calme apparent. Phoques et mouettes nous conduisent alors à une flottille de chalutiers. À bord de l’un d’entre eux, un jeune homme apporte une tasse de café au capitaine qui tient la barre. Au plan suivant, dans un écho troublant avec le sifflet de Metropolis que l’on aperçoit chez Farocki, une sirène semble annoncer le retour au port des pêcheurs et le début d’une nouvelle journée d’usine. Peggy-Marylin consulte son réveil, se tire du lit en baillant et s’habille. S’ensuit un plan d’ensemble de la conserverie de San Xavier, le même que l’on retrouve dans le film de Farocki, à l’exception près que, début de journée oblige, les ouvrières entrent à l’usine plutôt que d’en sortir. Les quelques plans qui suivront nous détaillerons le trajet du poisson de sa pêche en mer à l’état de produit de consommation en conserve : déchargée, la cargaison passe sur divers tapis roulants, avant d’arriver à la portée des mains gantées des ouvrières (dont Peggy). Nous la voyons debout en plan moyen durant quelques secondes, face à la chaine avec deux de ses collègues, puis un panoramique surplombant parcourt une chaine où les sardines sont déjà en conserve, et enfin un plan nous montre les conserves fermées, prêtes à partir en livraison (notons que l’activité du travail est escamotée : impossible de dire en quoi consiste le poste de chaque ouvrière). Nous sommes à cinq minutes et demi. Nous n’entrerons plus dans l’usine, ni ne reverrons un seul poisson.
La fonction d’un début de film de fiction classique est de planter le décor, de présenter rapidement et de façon exhaustive un univers à un spectateur qui ne le connait pas. Ce prologue n’échappe pas à la règle, et le traitement qu’il réserve au travail doit nous interpeller. En effet, le parcours du poisson nous permet de rencontrer successivement trois des cinq personnages principaux, aux prises avec leur quotidien. Roger Odin constate qu’une fiction doit, pour emporter l’adhésion du spectateur au récit, composer un univers crédible : la diégèse. Celle-ci fournit à l’histoire, tout en lui étant dissociable, « les éléments descriptifs dont elle a besoin pour se manifester », donne au spectateur « le sentiment d’être face à un espace dans lequel [il] pourrai[t] avoir sa place »[11] [11] Roger Odin, De la fiction, De Boeck Université, 2000, p23. . Mais en tant que tels, les éléments de cet « espace habitable » sont eux-mêmes interchangeables : la ville portuaire n’est qu’un décor réaliste où la fiction peut prendre place. Occupé à travailler, Jerry D’Amato (Paul Douglas), Joe et Peggy nous paraissent avoir leur place dans ce monde fictif, sans qu’aucune spécificité de la pêche ou du traitement du poisson n’ait un effet sur l’intrigue.
Toutefois, le discours tenu sur le travail dans le film est loin d’être neutre et renseigne quant au choix de Farocki sur cet extrait. Trois des cinq personnages principaux sont en effet en proie au doute quant à leur activité : Peggy a peur de finir sa vie à la conserverie, mais acceptera son sort par amour pour Joe, lui-même jeune pêcheur modèle ; Earl Pfeiffer (Robert Ryan) et Mae Doyle (Barbara Stanwick) « n’aiment pas travailler » (Earl le mentionne en ces termes explicites) et refusent cette vie rangée. Mais, alors qu’ils sont prêts à partir ensemble, Mae choisira à la dernière minute de rester auprès de son mari et de leur nouveau-né. Jerry, enfin, ne se pose pas de question, et quand on lui demande s’il aime son métier, il répond simplement qu’il fait son travail, comme son père avant lui, et le père de son père. En faisant du renoncement à ses aspirations et de la résignation un (fade) happy-end, de la préservation du foyer un pas nécessaire vers un hypothétique bonheur, le film laisse entrevoir l’idéologie qu’il défend. Le travail y est l’antithèse du rêve de jeunesse, mais on finit par s’y plier, sous peine de finir seul. Ceux qui refusent l’ordre des choses sont des égoïstes (Mae Doyle), des écervelés (Peggy) ou des névrosés (Earl)[22] [22] On aurait pu imaginer une trame similaire questionnant en profondeur le malaise social des personnages, et faisant de la résignation finale de Barbara Stanwick un renoncement tragique. Or, celle-ci s’apparente plutôt à une révélation qui renie sans concession un passé peu avouable (elle était la maitresse d’un riche politicien). .
À travers son héroïne, Lang effleure une mise en question du modèle social américain, mais le valide finalement in extremis, par le volte-face de l’héroïne, renonçant à abandonner sa place de femme au foyer pour partir à l’aventure. Ses doutes apparaissent comme des fêlures personnelles, qui en fin de compte ne remettent pas en cause le mode de vie promu par le système, dont le travail et l’abnégation sont des valeurs-piliers, de même que le mariage et la maternité. Femme adultère, Mae obtiendra sa rédemption en regagnant de justesse l’amour de Jerry. « Cette constante valorisation de l’amour », analyse Anne-Marie Bidaud, « s’apparente à une proposition idéologique dans la mesure où elle met en avant des modèles de comportement bon pour l’ordre social »[33] [33] Anne-Marie Bidaud, Hollywood et le rêve américain, Cinéma et idéologie aux Etats-Unis, Masson, 1994, p157. : de même que Peggy qui devient ouvrière par amour, Mae reprendra sa place dans le rang sans faire de vague, et ses aspirations apparaissent comme le fruit d’un égoïsme patenté. On voit bien alors comment Clash by night, comme bien d’autres œuvres de l’âge d’or des studios, peut défendre certaines valeurs (conservatrices, le plus souvent). En opposant le brave Jerry, colosse pataud au grand cœur et dur à la tâche – l’archétype du common man –, à son soi-disant ami, le fourbe et paresseux Earl, le film fait mine de confronter deux façons de vivre tout en orientant notre choix sur l’une d’entre elles, valorisant une façon de vivre plutôt qu’une autre[44] [44] Par ailleurs, le personnage de Robert Ryan, par sa relation trouble avec les femmes, son ton suffisant et un fort penchant pour l’alcool, parait presque instantanément antipathique. C’est un procédé récurrent du Hollywood classique que de discréditer physiquement et moralement les personnages qui contrarient les valeurs américaines. Voir Anne-Marie Bidaud, op cit., p207. . Il rappelle ainsi comment le cinéma de fiction est implicitement gouverné par une machine idéologique, qui produit des récits pour préserver son intérêt de classe[55] [55] Peut-être faut-il rappeler que la création de Hollywood correspond à la soumission du cinéma commercial au grand capital (alors que les inventeurs, Edison en tête, pouvaient encore auparavant faire payer aux exploitants la location des brevets de leurs appareils). L’avènement du parlant et les centaines de millions de dollars nécessaires à la modernisation scellera le sort des Majors en nécessitant l’investissement des banques et des grands groupes financiers. À titre d’exemple, Clash by night est produit par la RKO, filiale de l’empire contrôlé par Joseph Kennedy. .
Une image « cosmétique » du monde.
Nous pourrions aller plus loin, et dire qu’une fiction qui ne démonte pas le système est une fiction qui l’accepte et qui, cherchant à divertir le public, le détourne de la réalité et joue le jeu des classes dominantes – c’est par exemple le point de vue marxiste défendu dans son Manifeste du ciné-œil par Dziga Vertov (1923). Un tel point de vue, proche de celui de Farocki, explique ainsi pourquoi le travail n’apparait pas à l’écran. Idéologiquement, cette disparition du travail a plusieurs buts. D’abord, très simplement, occulter le travail permet d’occulter les conflits sociaux, et les revendications des travailleurs. À ce titre, le terme de « classe » est banni du vocabulaire, et les syndicats sont souvent décrédibilisés[66] [66] Sur les quais (Elia Kazan, 1954) ou F.I.S.T. (Norman Jewison, 1978) ne sont que deux exemples parmi d’autres. . Le prolétariat apparait lui-même très peu à l’écran[77] [77] Bidaud comptabilise par exemple, en 1940, 61% de héros filmiques américains riches ou très riches, contre 0,05% de la population réelle. , au profit de la middle-class, ce qui permet tout à la fois de promouvoir l’idéal du bonheur par la consommation et de réduire à l’écran la visibilité des écarts sociaux[88] [88] D’une autre manière, Truffaut reprochera violemment à une « certaine tendance du cinéma français » de propager une vision bourgeoise du peuple, faite de stéréotypes et de vulgarité appuyée. Voir son célèbre article, réédité entre autres dans Vive le cinéma français !, Cahiers du cinéma, 2001, pp17-36. . Réduit à la diégèse, le travail et la peine s’effacent pour ne privilégier que la consommation : « Les hommes peinent. Les rois et les dieux dépensent. Ils dépensent la peine des hommes, qui ne dépensent pas leur peine précisément pour cette dépense, dont ils jouiront en rêve, en spectateurs. »[99] [99] Edgar Morin, Les Stars, Seuil, 1972, p56, cité par Anne-Marie Bidaud, op. cit., p156. Et de la sphère de consommation à celle de la politique politicienne, il n’y a qu’un pas, que franchit Alain Badiou en affirmant que cette classe moyenne correspond au « peuple idéal des oligarchies capitalistes »[1010] [1010] A. Badiou, « Vingt-quatre notes sur les usages du mot « peuple » », in Qu’est-ce qu’un peuple ?, La Fabrique, 2013, p19. Selon le philosophe, l’importance donnée à cette classe moyenne remonte à Aristote, qui en fait « le support obligé d’une constitution de type démocratique » (p18). Et l’auteur d’ajouter que les cinq cent millions de consommateurs chinois qui ne veulent rien d’autre qu’on leur fiche la paix pour profiter de produits nouveaux « font du Aristote sans le savoir » ! . La sphère politique s’adresse à elle en priorité, c’est elle qu’on représente, à l’assemblée comme à l’écran.
D’un point de vue esthétique, il faut noter encore que l’usine semble faire partie de ces phénomènes qui échappent à la rédemption, en ce sens qu’il parait impossible de montrer une chaîne de montage faisant le bonheur des hommes, comme si la chaîne était d’emblée rébarbative, voire violente. Le directeur de l’usine Citroën de Rennes en a fait l’expérience, en 1972, devant Humain trop humain de Louis Malle : sans aucun commentaire, le film donne à voir la répétition incessante de gestes des O.S. En France, depuis 1947, il appartient à la direction des entreprises (et plus à l’État) de donner ou non l’autorisation de filmer chez eux. Et de manière générale, elle le refuse [1111] [1111] Encore aujourd’hui, il est presque impossible de pénétrer une usine sans appui intérieur, syndical principalement. C’est de cette manière que Gilles Perret a pu filmer Rio Tinto dans De mémoires d’ouvriers (2012), par exemple. : toute entreprise est aujourd’hui consciente de son image, et de ce fait se montre plus qu’hésitante à l’idée de voir à l’écran une vision négative du travail. Et, en ce qui concerne le cinéma de fiction, sans doute les studios pensent-ils que renvoyer au spectateur une image de son exploitation serait non seulement moins vendeur, mais risquerait en plus de provoquer une prise de conscience des travailleurs, d’entrainer d’hypothétiques revendications, risque qu’ils préfèrent ne pas courir. Ainsi, la grande majorité du cinéma hollywoodien (du cinéma commercial en général) tend à renvoyer du monde un reflet embelli, une image « cosmétique » de la réalité (dixit Barthes) qui se veut rassurante, faisant du film une marchandise standardisée.
Et dire que les studios produisent des films comme des marchandises, c’est dire qu’il faut les vendre. Pour cela, rien ne vaut le divertissement et le spectaculaire. Or, la vie en usine est aux antipodes du récit spectaculaire[1212] [1212] On pourrait opposer à cette assertion, qui vise ici essentiellement le cinéma comme usine à rêves, les films de Vertov, son enthousiasme devant les rouages et sa volonté de réaliser une épopée de la modernité industrielle. . Le choix de Farocki de comparer l’usine à la prison est d’ailleurs éloquent : condamnée à tort ou par amour, une prisonnière (et pourquoi pas une ouvrière) peut être enfermée ou s’évader d’une prison ; de même, des gangsters peuvent cambrioler une usine (Les tueurs de Siodmak, 1946) ; mais dans les deux cas, c’est un élément étranger qui entre dans les lieux d’enfermement, et enclenche ainsi une possibilité de fiction. La prison est presque par nature un lieu de fiction : dotée d’une inquiétante étrangeté, on ignore (le plus souvent) ce qui s’y passe, ce qui stimule l’imaginaire et favorise les fantasmes. La promiscuité favorise les comportements violents, les rencontres sordides, les plans d’évasion. Lieu d’aventure, empreint d’un certain exotisme, où chaque individu a son histoire extra-ordinaire à raconter (la raison de son emprisonnement), on comprend que le cinéma ait filmé bien plus de portes de prisons que de portes d’usines, ces dernières étant rejetées dans le domaine du banal, du déjà-vu, du trop bien connu.
Ceci nous éclaire encore sur la part idéologique de la fiction, du moins d’un certain type de fiction. Si Jacques Rancière a bien montré dans sa distinction entre plusieurs régimes de l’art, que le cinéma était à la croisée des régimes esthétique et représentatif – la fable cinématographique étant toujours une « fable contrariée »[1313] [1313] Jacques Rancière, « Une fable contrariée », La fable cinématographique, 2001, p19. –, il n’en demeure pas moins que la logique commerciale dans laquelle est prise le cinéma narratif impose de produire du récit à grand spectacle. Celui-ci réglerait alors le sort du partage de l’intéressant et de l’inintéressant : si le cinéma est susceptible de faire signifier l’insignifiant, d’intéresser le spectateur à l’inintéressant, il faut reconnaitre que dans sa production industrielle, ce partage (néanmoins jamais aboli : il faut toujours planter le décor, et le fonctionnement diégétique du film impose un retour à une contemplation certaine, à un régime esthétique), tourne davantage du côté de l’extra-ordinaire. Fable contrariée, certes, mais tout en soulignant que ce qui contrarie est réduit au maximum : « ce n’est pas ce qu’on voit dans les films qui les rend merveilleux, mais ce qui en est retranché »[1414] [1414] Ernie Pyle, « The Movies », in Home Country, William Sloane, 1947, p266, cite par Anne-Marie Bidaud, op. cit., p197. . Le banal, tout ce qui compose la vie, est systématiquement éliminé au profit des temps forts et des grandes émotions, bonheur extatique ou désespoir.
Selon cette thèse, les rares luttes sociales qui ont pu trouver leur place à l’écran ont sans doute été plus faciles à filmer que le travail lui-même, surtout si celles-ci s’apparentent, comme dans Intolérance (1916), à une véritable guerre civile. Griffith tourne ainsi l’un des affrontement de classes les plus terrifiants, or celui-ci ne remet pas en cause le système de classes (comme chez Lang, la raison de la colère des ouvriers n’est pas le système lui-même, mais un dérèglement de ce dernier), et fait de la lutte un spectacle. Commentant les images de lutte, Farocki aura quant à lui plutôt tendance à en réduire le spectaculaire : « les luttes des travailleurs sont moins violentes que celles qu’on commet en leur nom. » À l’écran, on croirait voir des écoliers qui se chamaillent. Là encore, la représentation dépasse le représenté : la représentation cinématographique dépasserait la violence de la réalité, et ceux qui disent représenter les travailleurs usurperaient leur confiance pour leurs propres intérêts[1515] [1515] On peut bien sûr nuancer ce propos, en lui opposant, exemple parmi tant d’autres, les affrontements violents survenus à Sochaux le 11 juin 1968, filmés par le groupe Medvedkine local. La forme choisie pour rendre compte de cet épisode fait par ailleurs l’impasse sur le spectaculaire, au profit des récits des témoins présents, comme autant de voix qui s’élèvent contre les déclarations officielles. . Il est vrai que la forme commune de la grève, moins souvent violence et guerre civile qu’attente et guerre des nerfs, est sans doute moins cinématographique. Elle peut aussi donner lieu, dans de rares cas – et peut-être dans ses plus grandes réussites – à des occupations des lieux de travail et à l’invention de nouvelles formes de vie dans l’usine (songeons à Classe de lutte). Enfin, Farocki ajoute que « la police redoute moins les coups de triques que « la portée » des travailleurs » : la véritable force des travailleurs tient moins dans leur violence physique que dans le corps qu’ils sont susceptibles de constituer, tels qu’on les voit dans ce film Est-allemand où, marchant d’un pas commun, ils chassent la police de l’usine.
Un partage politique du visible.
Cela dit, « la victoire du capital sur le travail réside moins dans la quantité de films produits que dans le maintien de la séparation entre la vie au travail et l’autre vie, considérée comme la seule « vraie » »[1616] [1616] Gérard Leblanc, « La disparition du travail », Images documentaires, n°24, Filmer le travail, 1er trimestre 1996, p52 : non seulement montrer le temps libre plutôt que le temps de travail, mais donner l’impression que ces deux temps son étanches l’un à l’autre. L’analyse de Gérard Leblanc rejoint celle de Farocki, mettant en avant cette division exclusive entre travail et loisir, entre usine et fiction. En instaurant ce partage, les films refusent de penser ensemble la vie professionnelle et la vie privée. Or, toute personne qui a jamais travaillé peut témoigner des liens qu’entretiennent ces deux aspects du quotidien, comment l’un et l’autre se déterminent. C’est pourquoi Leblanc enjoint les auteurs potentiels à représenter le travail sur un « mode inclusif », permettant « d’envisager une interaction effective entre temps de travail et temps de loisirs. Dans le mode inclusif, les deux temps correspondent toujours à des activités séparées […], mais interagissent entre eux et se transforment l’un et l’autre, l’un par l’autre. »[1717] [1717] Ibid.
Cette frontière spatiale et temporelle est symbolisée dans le film par la récurrence d’un autre motif, complémentaire à la sortie d’usine : ces grilles, portes en fer et autres barreaux, qui stoppent la progression de la caméra. La porte de l’usine devient cette frontière concrète entre deux espaces, public et privé, visible et invisible. L’enceinte de l’usine est interdite au regard, et les corps y sont régis comme dans une prison : depuis les frères Lumière, les ouvriers tournent le dos à l’usine, et la quittent « comme s’ils avaient perdu assez de temps » (commentaire). Mais ces grilles séparent aussi ceux qui ont une place dans la société ouvrière des chômeurs qui en sont exclus : le travail, bien qu’il ne soit pas censé communiquer avec la « vraie vie », n’en demeure pas moins la condition d’accès à celle-ci, et permet de créer des relations sociales entre travailleurs, entre membres d’une même communauté[1818] [1818] Dans Clash by night, Robert Ryan qui refuse cette vie laborieuse, finit seul, au contraire de Peggy et Mae. . Et si les ouvriers vont à l’usine « comme des condamnés » – le pas lent et cadencé des ouvriers de Metropolis, aussi bien que la vision d’Irène dans Europe 51 (Rossellini, 1952)[1919] [1919] En 2000, Harun Farocki réalise une installation sur la télésurveillance dans les prisons sous le titre J’ai cru voir des condamnés. –, les exclus de l’usine ne seront pas plus épargnés puisque derrière les grilles, Farocki devine les futurs détenus des Camps. Pas d’évasion possible au sein de cette société industrielle, de part et d’autre des grilles, le travailleur est en prison.
Qui plus est, ces images de grilles, barrages et caméras de surveillance, sont dites « images de sauvegarde de propriété » : elles protègent de l’entrée des gangsters de Siodmak, mais aussi et surtout des aspirations et des luttes des (vrais) travailleurs (le camion qui s’écrase sur le barrage, auquel nous faisions allusion en première partie). Entre le risque fictif et la fonction réelle des dispositifs sécuritaires, entre les bandits imaginaires et les revendications véritables, Farocki met à nouveau en avant la part d’idéologie qui commande le cinéma de studio, qui évacue toute question de classe. En faisant le lien entre les images de fictions et les images publicitaires, l’auteur montre comment les premières ont nourri l’imaginaire collectif et ont pu servir de prétexte pour équiper les usines contre la menace de classe, contribuant à faire des usines des bastions imprenables de l’extérieur, et toujours plus quadrillés à l’intérieur.
L’action des syndicalistes choisie par Farocki, ce n’est pas anodin, investit l’esplanade de l’usine. L’esplanade, ce lieu frontière, incarne spatialement une continuité entre l’usine et le dehors. En cela, elle est un lieu politique : espace qui dément la séparation, où les travailleurs ne sont plus à leur poste mais sont encore reconnaissables en tant que tels, et où l’on peut s’adresser à eux. En RFA comme dans Le désert rouge, mais aussi bien dans Classe de lutte ou A bientôt j’espère[2020] [2020] Le désert rouge, Michelangelo Antonioni, 1964 ; À bientôt j’espère, Chris Marker et Mario Marret, 1967 ; Classe de lutte, Groupe Medvedkine de Besançon, 1969. , l’esplanade est un lieu de choix pour s’adresser aux travailleurs, par des tracts, des annonces ou des vers de Maïakovski. Comment faire pénétrer dans l’usine les idées qui entreprennent de la changer ?[2121] [2121] Dans un récit autobiographique glaçant, Robert Linhart raconte son expérience d’intellectuel embauché chez Citroën en septembre 68 dans le but de faire prendre conscience à la classe ouvrière de son exploitation et de lui donner les moyens de combattre. Sous la forme du journal, Linhart rend compte des difficultés pratiques rencontrées et de la vie quotidienne des travailleurs à la chaine en banlieue de Paris. Voir Robert Linhart, L’établi, Minuit, 1978. Les haut-parleurs des syndicalistes permettent aux mots et aux idées de passer par-dessus les murs. De même, aux alentours de mai 68, la branche la plus inventive du cinéma militant filmera les usines comme pour en faire tomber les murs, comme s’il fallait tout à la fois libérer les hommes et y faire pénétrer le changement. Et pourtant, champ de bataille de choix pour les conflits entre salariat et patronat, « lieu historique » dit Farocki, l’esplanade n’en est pas moins un lieu sans mémoire, où le patronat, à la fin du 20ème siècle, aurait remporté une victoire. Lieu de passage par excellence, où peu sont ceux qui ralentissent leur mouvement pour écouter les syndicalistes, rien ne vient y indiquer l’histoire qui s’y est jouée. Exemplairement, les vers du poète soviétique choisis par un syndicat allemand portent en ce lieu histoire et culture, deux notions dont il est dénué.
Mais l’esplanade est également un lieu d’histoire du cinéma : en 1916, avant que Hollywood n’ait conquis sa forme définitive, Grifftih peut encore montrer une guerre civile qui éclate aux portes de l’usine dans une grosse production ; très vite, le cinéma ne montrera plus ces luttes que dans des formes alternatives. Voilà pourquoi cette lutte entre classes peut-être dite « la plus terrifiante qu’on ait vue au cinéma » : car elle reste finalement bien seule. On peut lire comme une réponse aux deux morts et aux cent cinquante blessés du 11 juin 1968 à Sochaux cette image d’un « barrage [qui] sort indemne du choc ». Car si en 1916, c’est l’armée qui mate la révolte des travailleurs américains, ou la police française en 1968, l’esplanade est aujourd’hui surveillée par les caméras. Or, si on peut affronter la police, on n’affronte pas l’œil impassible de l’appareil de surveillance. C’est de cette manière qu’il faut lire le commentaire de Farocki sur cette travailleuse des usines Lumière qui hésite à entrer dans le jeu de sa collègue qui lui tire sa jupe : capté par la première caméra braquée sur une usine, ce geste demeurera un « acte sans riposte ». La surveillance généralisée à laquelle aucun ouvrier n’est censé échapper, en épiant les comportements dans leurs moindres détails, va mettre fin symboliquement à toute possibilité d’initiatives, donc de fiction et de résistance.
Figures historiques, figurants dans l’histoire.
Plus profondément, Farocki souligne ici une inadéquation entre la fiction et le destin des foules. La fiction serait affaire de particulier, alors même que la vie en usine est cette vie de groupe où chacun joue un rôle semblable : les ouvriers à l’usine sont ce corps multiple et collectif occupant un même espace et régi par les mêmes horaires (et pour la chaine, faisant des gestes identiques). Cette vision collective du travail, même si elle s’applique à la majorité des travailleurs américains de l’époque, est contraire à l’image que les studios veulent en donner : « Hollywood vend le concept que l’homme est un individu et non une masse. Hollywood vend le concept que l’homme est fait pour être libre et qu’il le peut. »[2222] [2222] Eric Johnston, en 1957, alors président de la Motion Picture Association of America, cité par Anne-Marie Bidaud, op. cit., p137. Cette idéologie issue d’Adam Smith, selon laquelle la mise en commun des intérêts individuels débouche sur le bonheur de tous, est clairement incompatible avec la vision collective des hommes dans leur milieu, d’autant plus quand celui-ci est l’usine.
Dès le film des Lumière, les ouvriers sont cadrés par la porte et synchronisés par les horaires de sortie. La fiction classique, obéissant aux principes définis par Aristote[2323] [2323] « L’agencement d’actions vraisemblable ou nécessaire qui, par la construction du nœud et du dénouement, fait passer les personnages du malheur au bonheur ou du bonheur au malheur. » Jacques Rancière, op. cit. , concerne toujours un individu (voire une poignée). De ce fond humain anonyme, offrant à l’histoire une diégèse plus crédible, le héros a besoin de se différencier pour exister à l’écran. L’intrigue peut donc difficilement faire exister ses personnages dans l’usine, à moins qu’il y ait perturbation, dérèglement, fin de service ou sortie de route : Lang, Chaplin, ou encore Clair jouent de ces écarts à la chaine. Ou alors, si le récit fait exister la foule, c’est en tant qu’entité, que chœur, comme au théâtre ou sur une scène d’opéra, comme si tous pensaient de la même façon, sans nuance ni personnalité, à l’instar de cette chorale citée par Farocki. Là encore, c’est insuffisant : faire de la foule une entité agissante plutôt qu’une multitude d’individus, tel est typiquement le « paradoxe des figurants », ainsi que le décrit Georges Didi-Huberman : « ils ont un visage, un corps, des geste bien à eux, mais la mise en scène qui les requiert les veut sans visage, sans corps, sans geste à eux. »[2424] [2424] Georges Didi-Huberman, Peuples exposés, peuples figurants – L’œil de l’histoire, 4, Minuit, 2012, p152.
Pourtant, si la foule des travailleurs reste le plus souvent anonyme, elle peut parfois trouver à s’incarner, comme dans ces visages creusés par la faim, dans Le déserteur (Poudovkine, 1933). Dénués de nom ou d’histoire, ces visages ne valent que pour ce qu’ils représentent : les laissés-pour-compte du système. Seuls gros plans du film, Farocki rappelle à travers eux l’exclusion qui est la base même du capitalisme. Mais ce parti-pris entre aussi dans ce qu’on pourrait appeler un usage politique de l’archive. Alors que nous voyons à l’écran des stars (Monroe, Chaplin, Vitti…), les gros plans, les visages que choisit l’auteur, sont ceux des anonymes, des figurants. Ceux-ci sont alors mis dans le film sur un pied d’égalité avec Marylin et Monica. Ces quelques visages valent certes pour l’ensemble de la misère organisée par le capitalisme, mais ils valent aussi comme individuation de cette foule au travail, ils donnent « figure aux figurants », comme pour « remonter l’histoire à la recherche des visages perdus »[2525] [2525] Ibid. p148 . De la même manière que toutes les images peuvent avoir valeur d’archive, tous les visages imprimés dessus peuvent trouver grâce à nos yeux, c’est-à-dire redéfinir ce corps collectif de ceux qui ont fait l’histoire, prolétaires des usines ou précaires du cinéma, unis au nom d’une même dignité volée. L’autre versant politique de cette pratique de l’archive serait alors à chercher dans l’éclatement des frontières et des temps, par lequel l’auteur rassemble ces foules travailleuses, réalisant d’une certaine manière cette Internationale prolétarienne décrite par Marx, rassemblée au cri de « figurants de tous les pays, unissez-vous ! » Badiou rappelait qu’un peuple se définit toujours contre l’inertie d’un Etat qui lui dénie le droit d’exister en tant que tel[2626] [2626] Alain Badiou, op. cit. . Contre les visages des stars et contre les producteurs, ces visages s’affirment ici comme la véritable population mondiale.