Comme de nombreux cinéastes identifiés avant tout pour leur parti-pris formel, Bertrand Mandico a affronté, suite au succès de son premier long-métrage Les Garçons sauvages (2018), une sorte de crise. Avec son moyen-métrage Ultra pulpe (2018), puis avec son second long-métrage After blue (2021), le cinéaste échouait à renouveler son style marqué d’emprunts au cinéma de genre. Dans After blue, la recette des Garçons sauvages tournait cours dans un récit qui peinait à exercer la moindre fascination à force de rester en surface. Son geste inaugural anti-naturaliste ne semble valoir qu’en tant que tel, refusant toute allusion à la réalité. Le cinéma romantique, dont il se revendique dans le manifeste Flamme publié dans les Cahiers du cinéma co-signé par Yann Gonzalez, Caroline Poggi et Jonathan Vinel, construit son récit en dehors de tout cadre socio-politique. Et ce romantisme renvoie à un héritage culturel et référentiel qui, dans les films suivant Les Garçons sauvages, prévaut sur toute autre chose. La digestion par Mandico d’un cinéma expérimental et d’un cinéma bis des années 1970-80 devient progressivement l’unique critère d’évaluation de son œuvre. Comme tout cinéma qui peine à se distancier de son érudition, l’œuvre de Bertrand Mandico ne finit par être examinée qu’à l’aune de sa grille référentielle.
Avec son troisième long-métrage Conann (2023), Bertrand Mandico invente un principe narratif simple qui offre un cadre nouveau à son œuvre. À 65 ans, dans les Enfers, Conann se souvient de la vie qui l’a conduite à devenir la reine des barbares, la plus barbare de toutes. S’ensuit un récit en flash-back où l’on suit Conann à chacun de ses âges. Plutôt que d’opter pour une ellipse franche, Mandico figure les changements de décennies comme des passages de relais entre les actrices. La Conann de 15 ans embrasse la Conann de 25 ans qui la poignarde de dos en retour. Cette réécriture de la figure narrative de l’ellipse regroupe une somme de récits brefs dans lesquels Conann commet systématiquement un acte de barbarie. Chaque récit donne l’occasion à Mandico de s’ancrer dans un genre particulier : heroic fantasy pour la Conann de 15 ans et de 25 ans, film new-yorkais des années 90 pour la Conann de 35 ans, film de guerre pour la Conann de 45 ans, style buñuellien à 55 ans, etc. Cette hétérogénéité générique se concrétise à l’image par le décor et le costume. Invité par Philippe Quesne à tourner au théâtre des Amandiers, le film partage avec les planches une certaine scénographie conçue dans l’unité de lieu et de temps. Chaque mue entraîne un changement de plateau comme les tableaux successifs d’une représentation. Le projet Conann se décline aussi sous la forme d’une performance théâtrale intitulée La Déviante.
En adaptant le roman de Robert E. Howard Conan le Barbare, Mandico fait fi du film de John Milius sorti en 1981 avec Arnold Schwarzenegger dont il refuse la virilité hyperbolique. Comme Les Garçons sauvages et After blue, Conann genre l’entièreté de ses personnages au féminin choisissant pour certains rôles des acteurs masculins comme Christophe Bier, familier du cinéma de Mandico. Le seul personnage masculin du film est joué par l’actrice Elina Löwensohn, compagne de Bertrand Mandico dans le civil, alter ego du metteur en scène à l’image. Elle incarne Rainer, homme-chien à mi-chemin entre Charon et Cerbère, qui épaule Conann dans ses différentes vies. Mais, a contrario de ses deux précédents longs-métrages où Mandico prend le temps d’installer son univers, l’usage du féminin n’est pas particulièrement justifié, il va de soi. Le principe elliptique regroupe différentes incarnations de Conann autour d’un nom commun. En ce sens, le film repose sur une égalité de fait entre ses actrices qui, réunies autour d’un même personnage, partagent le rôle principal.
Avec ces différents âges d’une même femme, Bertrand Mandico joue habilement sur la durée de chaque épisode déployant, à chaque fois, de véritables fables. En quête de vengeance, Conann à 25 ans poursuit Sanja, la précédente reine des barbares qui a assassiné sa mère quand elle avait 15 ans. Pourtant, cette séquence marque par sa brièveté. Supplantée par son alter ego de 35 ans qui finit par la poignarder, la Conann de 25 ans ne parvient même pas à combattre Sanja. Ainsi Mandico crée-t-il un effet complexe mêlant continuité et rupture narrative. « Tuer sa propre jeunesse est le comble de la barbarie » : cette réplique de Rainer paraît insuffisante pour définir cette séquence. À 35 ans, Conann fait un pacte avec Rainer : quitter les Enfers et vivre dans le réel avec Sanja à condition qu’elle les pourvoie en cadavres. Autour de cette ellipse, Mandico semble faire écho à After Blue, film de traque, et pivote son récit vers de nouvelles possibilités. À ce titre, le film s’insère pleinement dans la filmographie d’un auteur qui centre systématiquement ses œuvres autour des comédiennes. Convaincu que le vieillissement d’une actrice n’implique pas sa déchéance, Bertrand Mandico refuse le seul âge possible pour une femme de cinéma et, en tuant la Conann de 25 ans, offre aux Conann plus jeunes comme plus âgées d’autres récits. Conann, comme le cycle 20+1 censé filmer chaque année le vieillissement de sa muse Elina Löwensohn, pose la question de l’incarnation. Non seulement Conann se genre au féminin mais elle s’incarne, avec ses différentes mues, dans des actrices d’âges et de couleurs de peau différentes qui dévient des carcans promus par le cinéma commercial.
Cependant, les ellipses de Conann redessinent son récit biographique et autobiographique. Alors que les flash back sont communément scindés par des ellipses franches et, après une coupe, par un changement d’acteur ou d’actrice ou un vieillissement artificiel. En mettant à nu l’artifice narratif, Bertrand Mandico découvre une phénoménologie de la mémoire au cinéma mêlant continuité et rupture. En ce sens, les évolutions de l’héroïne peuvent être interprétées comme des mues. Avec ces transitions, Mandico figure la façon dont une vie se redéfinit dans la durée et trouve dans ces mues un terreau pour une méditation éthique.
Rainer occupe à la fois le rôle d’un ami et d’une menace dans une interprétation souvent duplice et, littéralement, cynique. Ainsi manipule-t-il la Conann de 35 ans en couchant avec elle et en l’amenant à sacrifier Sanja pour honorer leur pacte. Quand Conann passe à un âge supérieur, Rainer réapparaît et entérine chaque mue par une photographie. Les flashes de l’appareil photo permettent d’ailleurs à Mandico de colorer son récit tourné en noir et blanc.Dans une des ultimes séquences du film, Conann à 55 ans est devenue une milliardaire, nostalgique, et propose à un parterre d’artistes engagés et underground de la déguster vivante, cuisinée de façon gastronomique, puis d’hériter de sa fortune. Bien sûr, la satire du mécénat trouve dans cette parabole une forme boursouflée, hyperbolique évoquant Mécène, bienfaiteur d’Horace, Virgile et Ovide, qui prête allégeance à Octave et met les poètes latins sous le joug du nouvel empereur. Les mécènes, comme Conann, deviennent des patrons, à la fois protecteurs et maîtres des artistes de leur temps. Les photographies de Rainer s’intègrent aussi dans cette référence romaine : elles sont littéralement des imagines, moules de cires placés sur le visage du défunt et exhibés sur sa sépulture. Mécène de notre futur, Conann rappelle bien entendu les prétendus philanthropes de notre présent, construisant leur fortune sur le champ de ruines du cataclysme à venir et protégeant les arts plus que le monde dans lequel ils vivent.
Pour sceller le pacte entre Conann et les artistes, Rainer les photographie et se fend d’un commentaire : « La photographie fait acte ». Cette phrase ironique sous-tend une histoire théorique de la véracité des images – par leur rapprochement avec l’acte notarié – et de l’acte photographique lui-même. Présageant de la cruauté de la séquence à suivre, cette phrase tourne en dérision l’idée commune, depuis La Chambre claire de Roland Barthes, du punctum qui, opposé au studium relevant de l’acte volontaire du photographe, est l’élément de hasard que contiendrait chaque photographie. Roland Barthes finit par relier le punctum au « ça a été », c’est-à-dire à l’intensité temporelle de chaque photographie irrémédiablement reliée à la mort. : une photographie comprime le passé. Ainsi, à chaque fois que Rainer sort son appareil, nous ne voyons jamais le résultat et, quand il exhibe ses photos, elles restent cachées au spectateur. Le fait de photographier vaut en tant que tel comme assassinat. Cette interrelation entre la création et la mort se retrouvait déjà dans son film Living still life, où Elina Löwensohn interprète une cinéaste qui anime, image par image, des cadavres d’animaux puis d’humains. En exergue du film figure une citation de Walt Disney : « L’animation est l’illusion de la vie ». En prenant au mot Walt Disney, le film tourne en dérision une idée simpliste et l’illustre de manière littérale. Ainsi en va-t-il des citations de Rainer qui systématisent l’idée du punctum en l’attribuant à un Charon photographe.
Conann, une fois dévorée, retourne aux Enfers. Mais son souhait de vivre à travers les artistes se heurte à la fois à leur massacre par une créatrice qui avait, au préalable, refusé le piège de Conann et à une remarque de l’une d’elles, purement physiologique : Conann ne vivra en elles que quelques heures, le temps d’être digérée. Conann est aussi victime de chacun de ses crimes, soumise elle-même aux ruses de Rainer. La séquence d’anthropophagie n’évoque pas uniquement la Rome du premier siècle mais aussi la figure du monarque français : « Conann est morte, vive Conann », ainsi se résume la mue de Conann dans des actrices successivement plus âgées. En retournant aux Enfers, Conann devient Conann reine, passant de Nathalie Richard à Françoise Brion. Le film se construit dans une dichotomie à la fois spatiale, entre les Enfers et le monde des vivants, et de personnages, entre la mue permanente de Conann et la présence immuable de Rainer. Une figure statique se heurte à une figure dynamique.
Dans Les deux corps du roi, Ernst Kantorowicz distingue le corps terrestre et le corps politique du monarque français, c’est-à-dire son incarnation mortelle et son sens institutionnel, spirituel etimmortel. De même le nom Conann unifie des incarnations successives et différentes. Comme le roi, Conann indexe le récit de sa vie à la création d’une unité, celle de sa biographie, du film lui-même. Mais plus que Conann, Rainer structure le film, présent dès l’ouverture du récit. Rainer offre à Conann le trône puis en devient l’administrateur tout en orchestrant ses mues et son temps. Contrairement aux actrices jouant Conann, Elina Löwensohn porte un masque. Ainsi, alors que le visage des actrices se soumet à l’altération du temps, celui masqué de Rainer demeure le même tout le long du film. Rainer, comme toute institution, domine et supplée le gouvernant mais, dans tous les cas, lui survit.
Dans Conann, la digestion des références devient anthropophagie absconse et, plutôt que de développer un monde purement onirique, Mandico ne cesse de ramener son héroïne à sa matérialité et sa finitude, à son corps en somme. En intégrant des effets de réel à son film, Mandico ne se détourne pourtant pas de l’artifice. Au lieu de se complaire dans un onirisme autotélique, Conann fait de son artifice une fable etconstruit un univers mimétique qui, à cheval entre la parodie du réel et sa critique froide, parvient à le réfléchir et révéler ses contradictions. Conann quitte la mélancolie pour la rage, la nostalgie du passé pour la révolte contre l’ordre malsain du présent.