Locarno 2015

Signes de vie

par ,
le 12 septembre 2015

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Dans le paysage européen, Locarno occupe une position qui, du point de vue cinéphile, se révèle idéale : soustrait aux pressions inévitables qui peuvent transformer les « trois grands » (Cannes, Venise, Berlin) en épreuves de force, le festival parvient à occuper une des toutes premières places sur l’échelon inférieur. Unique sur la scène nationale[11] [11] Dédiées au cinéma helvétique, les Journées de Soleure, qui se déroulent chaque année au mois de janvier dans le canton du même nom, n’attirent presque personne en dehors du pays ; les Visions du Réel de Nyon peuvent se targuer d’une ampleur plus internationale mais, du fait de leur focalisation sur le documentaire, elles relèvent d’une cinéphilie plus spécialisée. Locarno est donc l’endroit où la cinéphilie suisse a rendez-vous avec le reste du monde. , il trouve par là même la garantie d’une solide assise financière ; et si les prix suisses font le malheur de ceux venus d’ailleurs, la taille modeste de la ville, qui rend presque mitoyens la plupart des cinémas, ainsi que son exceptionnelle situation géographique (la tête dans les montagnes et les pieds dans le Lac Majeur), en font un cadre qui aiguise l’attention plus qu’il ne distrait.

Une fois décrite l’idylle, la rigueur impose de nuancer le constat. Sur la fameuse piazza grande, les séances du soir ne jouent plus, depuis que Carlo Chatrian a pris la relève d’Olivier Père en 2013, leur rôle de pont entre un cinéma exigeant et le grand public. L’inauguration cette année-là de Signs of Life, la branche la plus expérimentale de la programmation dont les films sont projetés en même temps que ceux de la piazza grande, avait d’ailleurs entériné le divorce : aux uns les cimes de l’avant-garde, aux autres la tiédeur des grandes productions œcuméniques ou la sûreté des classiques établis (cette année, Cimino et Fellini). Quant à la fameuse rétrospective, celle de l’année dernière avait pu, en se focalisant sur le studio italien Titanus, permettre à un public international de découvrir des chefs-d’œuvre plus ou moins oubliés comme Banditi a Orgosolo de Vittorio de Seta ou Il Demonio de Brunello Rondi. La décision de la consacrer cette année à Sam Peckinpah laisse plus perplexe, tant semble faible sa possible contribution à l’écriture d’une autre histoire du cinéma.

Paradoxalement, la plus grande émotion de cette rétrospective sera venue du dernier long-métrage de Don Siegel. Jinxed ! offre le spectacle d’un réalisateur ayant parfaitement saisi les ficelles de son métier et qui, n’ayant plus rien à prouver à personne, décide de se faire plaisir – Siegel avait alors 70 ans. Un croupier malchanceux est poursuivi de casino en casino par un homme qui a la certitude de gagner à chaque fois qu’il s’assied face à lui à la table de blackjack. Pour tenter de conjurer son sort, le croupier décide de séduire la femme de son adversaire. Très rapidement, cependant, celle-ci lui propose de tuer son propre mari pour encaisser son assurance-vie, ce à quoi le jeune homme acquiesce, mais non sans réserves… Dans le premier acte, Siegel construit patiemment un système de personnages à base d’ambitions frustrées (la réalité trailer trash du rêve de l’argent facile des casinos et du star system de Las Vegas), où tout bonheur ne semble pouvoir s’obtenir qu’aux dépens d’un tiers. Le deuxième acte le voit basculer dans une hybridation de la comédie et du policier et élaborer un système d’objets, jouant avec les codes du film noir pour faire de chaque élément la promesse d’un indice fatalement oublié ou d’un piège déjoué au dernier moment. Le principe moteur du film est la rupture de ton, corollaire d’un refus de se laisser enfermer dans la formule d’un genre unique : Siegel les maîtrise tous, et ne nous laissera nous complaire dans aucun. Ainsi d’une séquence de suicide : en quelques plans secs construits sur le regard d’un personnage et l’inattention d’un autre, le cinéaste provoque, au moment même de la mort, l’identification du spectateur à un personnage présenté jusque-là comme détestable; quelques instants plus tard, lorsque se posera le problème du transport du cadavre, celui-ci laissera échapper un pet coupant court à toute solennité résiduelle. Parti s’aventurer le temps d’une séquence sur les terrains de la chasse au trésor, le film se clôturera sur une reconfiguration rendant utopique une relation qui était jusqu’alors d’exploitation.

Du point de vue d’une histoire des formes et des sociétés heureusement toujours à réécrire, la véritable redécouverte de Locarno aura plutôt été Marlen Khutsiev, à qui le festival décerna un Prix pour l’ensemble de sa carrière. Cinéaste soviétique tombé dans un oubli relatif, il est surtout connu aujourd’hui pour Bastion Il’ich, un des films symboliques du dégel. Tourné en 1962, il ne sortit qu’en 1965 une fois renommé I am twenty et amputé de quelques scènes-clés. Ce film appartient à la catégorie malheureuse des films plus souvent mentionnés dans les livres d’histoire que réellement vus. Les aléas d’emploi du temps ne permirent de voir que quatre des six films sélectionnés : Bastion Il’ich, dans lequel un jeune moscovite tombe amoureux et affronte l’âge adulte, hanté par l’absence d’un père mort à la guerre ; July Rain, qui à travers la relation entre Lena et son compagnon ausculte le malaise diffus des classes moyennes russes aux alentours de la trentaine ; Afterword, qui raconte la relation changeante entre Volodia et le beau-père qu’il est contraint d’accueillir tandis que sa femme est absente ; et enfin Infinitas, regard rétrospectif d’un homme sur son existence, qui procède par raccords thématiques et associations poétiques plus que par progression narrative.

Le monde social dessiné par ces films a pour coordonnées principales la prospérité de l’après-guerre, l’émergence d’une classe de travailleurs intellectuels semblables à celle qui émerge en Europe et aux États-Unis au même moment[22] [22] Bastion Il’ich et July Rain serviraient admirablement de pièce à conviction pour l’hypothèse selon laquelle les sociétés soviétiques et occidentales des Trente Glorieuses partageaient plus de points communs que de différences… et étaient plus proches l’une de l’autre qu’elles ne le sont de leurs héritières contemporaines. , et surtout l’héritage écrasant de la Seconde Guerre Mondiale. Les deux premiers films sont séparés par le format (1.66 pour Bastion Il’ich et Cinémascope pour July Rain), ainsi que par l’âge et le sexe des protagonistes, mais partagent nombre d’éléments : noir et blanc, appartenance des personnages à la petite bourgeoisie intellectuelle, dialectique entre monde public de la rue et monde privé de l’appartement, absence des pères… Khutsiev construit ses films selon le principe d’une lente accumulation de tensions qui n’ont pas vocation à exploser mais à être déplacées, esquivées. De réunions entre amis en rendez-vous amoureux, le cadre recompose les rapports entre personnages, reconfigure les relations entre protagoniste et environnement (les grandes places et avenues de Moscou dans Bastion Il’ich, les constructions modernistes dans July Rain, et bien sûr dans les deux les chambres et halls d’appartement où rôdent la chaude torpeur familiale et la mélancolie). La narration de Khutsiev organise rarement des affrontements moraux. Plutôt, elle met à jour, lentement, des dilemmes, des malaises.

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Pour le spectateur occidental chez qui les nouveaux cinémas des années 1960 relèvent avant tout de l’affrontement avec le père et l’ordre établi, le rapport de Khutsiev au passé surprend d’autant plus que ce qui fut à l’époque pris pour de l’iconoclasme semble aujourd’hui relever d’une interrogation équilibrée sur l’idée de transmission. La scène-pivot de Bastion Il’ich, une de celles qui valut à Khutsiev la censure, voit le héros Sergei rêver sa rencontre avec son père mort à la guerre alors qu’il était encore nourrisson ; perdu face aux choix de sa vie de jeune adulte, élevé aux récits de survie que lui raconte avec une tendre nostalgie sa mère, il lui fait face non dans une perspective d’affrontement oedipien, mais comme s’il avait enfin trouvé un modèle. « Quel âge as-tu ? », lui demande le père, et Sergei de répondre « 23 ». « J’en avais 20 », répond le père. Condensation de la lourdeur d’un mythe fondateur pour ceux qui arrivent après, cet échange sera perçu comme une critique par le régime de Khrouchtchev, qui désapprouva l’idée que les fils devraient faire leur chemin sans se reposer sur une autorité sûre. Mais, comme le prouve assez une scène mondaine durant laquelle Sergei se brouille avec un ami qui plaisante à propos de la Grande Guerre Patriotique, le respect du sacrifice des aînés sert aussi à Khutsiev d’étalon moral pour condamner la société qu’il voit naître. De même, une fois la relation entre Lena et Volodia épuisée, July Rain se termine contre toute attente par un élan d’euphorie collective teinté de douleur : à une réunion sur la place publique d’anciens combattants succède la sortie du lycée. Faisant écho aux scènes de rue qui ouvrent le film, cette fin en offre comme le versant à la fois tragique et utopique, la mémoire du sacrifice se combinant à la joie des retrouvailles et à la promesse incertaine du futur.

Si Afterword et Infinitas peinent plus à convaincre, ils n’en fournissent pas moins des éléments essentiels à la compréhension du monde moral de Khutsiev, permettant notamment de saisir la centralité de la culture bourgeoise du XIXème siècle dans ses conceptions sociales. Afterword, qui voit débarquer à Moscou le beau-père (à nouveau un vétéran), met justement en scène la difficulté d’une transmission entre générations, la résilience d’un héritage pastoral tolstoïen se révélant impossible à assumer dans le Moscou moderne des années 1970. Dans Infinitas, film testament à la manière du Miroir de Tarkovski, la commémoration prend avant tout la forme d’une déploration de la superficialité du monde, les vignettes s’enchaînant sans parvenir à se sublimer en poésie. La scène finale, qui voit le vieil homme et son jeune double marcher le long d’une rivière qui s’élargit au point de les empêcher de se rejoindre, donne une idée de la pesanteur qui peut être celle du film quand il s’égare dans des métaphores littéraires dont la concrétisation ne vaut que comme équivalence et non comme création. Se seront cependant démarquées une scène amoureuse et, surtout, une séquence totalement déconnectée de l’intrigue et de ses personnages, célébrant un monde rêvé : une famille de la haute bourgeoisie fête le passage au XXème siècle, un gâteau orné d’une bougie en forme de « XX » s’offrant à la contemplation de tous tandis qu’une jeune servante collecte des dons en faisant tinter une cloche… Une caméra subjective ultra-mobile déambule dans les salons et s’attarde sur chaque figure, décrivant avec révérence un monde amené à disparaître mais alors au faîte de sa confiance en soi. Se mêlent dans un long souffle mémoire idéalisée d’une époque perçue comme meilleure et modernité du langage visuel alors à l’état embryonnaire. C’était là, comme les minutes finales de July Rain, une des séquences parmi les plus belles que le festival avait à offrir.

Parmi les films vus en compétition, Chant d’Hiver d’Otar Iosseliani organisait joyeusement un affrontement entre forces de l’ordre et habitants d’un quartier de Paris. Construit en une série de vignettes, le film observe à distance ses personnages vivant à chaque fois dans un lieu caractéristique (bric-à-brac du vieil intellectuel, manoir en déshérence de l’aristocrate en pénurie, intérieur cossu du gendarme haut gradé…), selon une économie visant à recadrer et couper le moins possible. L’humour y est tantôt tendre, tantôt acerbe, sans toutefois réussir à faire preuve d’une inventivité proprement plastique passées les scènes d’ouverture, qui figurent un théâtre guerrier rappelant les Balkans et mêlant inextricablement rire et malaise profond. Filmés de loin, des soldats sont abattus tour à tour dès leur apparition à l’écran : la mécanique de la guerre poussée jusqu’à l’absurde ne peut que provoquer le rire, mais la réalité de ce que peut être la violence crue affleure trop près de la surface pour laisser ces scènes dériver vers la farce pure et simple ; le malaise y est la condition de notre rire. Une fois effectué le déménagement vers Paris, le film ne retrouvera plus cet équilibre précaire, se reposant sur un immuable charme mineur pour le reste de la projection.

D’une toute autre envergure, Bella e Perduta de Pietro Marcello était un des films les plus attendus pour qui avait vu La Bocca del Lupo, sommet du cinéma italien du XXIème siècle et un des rares films européens récents à véritablement parler du peuple. Portrait croisé d’un couple – formé par Enzo, ex-taulard, et Mary, sa compagne trans -, et de la ville de Gêne, le premier film de Marcello avait surgi comme une maïeutique sublime : une hybridation du documentaire et de la fiction entièrement tendue vers la création des conditions rendant possible ce plan d’un quart d’heure où Enzo et Mary prenaient enfin en charge la narration de leur histoire. Bella e Perduta ne s’élève pas tout à fait aux mêmes cimes. Marie-Pierre Duhamel a très justement parlé, dans son compte-rendu du festival, de « surmoi artistique ». Déjà perceptible dans le film précédent, le danger se fait ici plus menaçant : celui de voir un extraordinaire chroniqueur de son peuple se perdre dans les limbes de la volonté de faire art, et étouffer ses sujets sous des couches de références dont le tort n’est pas d’être présentes mais d’être perçues comme des impositions extérieures.

Initialement conçu comme une série de portraits dressés au cours d’un voyage à travers l’Italie, le film prit un tournant fictionnel à la suite de la mort de Tommaso Cestrone, un des deux premiers sujets que filma Marcello. Berger dans la région de Naples, Tommaso prit sur lui de rénover, trois années durant et sans aucun soutien financier ou étatique, un palais laissé à l’abandon par les pouvoirs publics et utilisé comme décharge par la camorra, le palazzo di Carditello. La première partie du film le suit dans son travail, utilisant en contre-point des images une bande-son constituée d’entretiens où Tommaso explique sa situation. Jamais la voix n’explique les images, et jamais celles-ci n’illustrent un commentaire. Les plans ne sont pas pensés selon une logique de l’actualité qui consisterait à saisir un travail « sur le vif », mais selon un principe architectural visant à saisir une présence humaine au sein d’un lieu donné. Le montage y est l’organisation à long terme d’une constellation dont les éléments sont appelés à se faire écho sans être nécessairement proches dans le déroulement temporel du film.

Tommaso mort, le projet s’engage sur une voie mythologique : Polichinelle, le personnage de la commedia dell’arte, est chargé de mener un bébé buffle que Tommaso avait recueilli chez un de ses amis. S’engage alors une traversée de l’Italie du Sud au Nord, durant laquelle Polichinelle devra choisir s’il veut ou non abandonner son masque pour vivre parmi les humains. Au-delà de ce questionnement philosophique dont la greffe ne prend que grâce à l’acteur désarmant qui incarne Polichinelle, ce sont les portraits de paysans formant un monde rural en déshérence qui frappent. Marcello montre un immense saccage : la dilapidation de l’héritage culturel italien et de ses modes de vie traditionnels. L’intégrité de ses rapports avec les agriculteurs et bergers rencontrés ne l’empêche d’ailleurs en rien de dépeindre sa déception face à la réalité de leur monde. Un plan où les éleveurs tentent de faire entrer le buffle dans un camion donnera lieu à certains des instants les plus sourdement violents du festival. Marcello est peut-être le plus beau cadreur de paysages du cinéma européen contemporain, et il livre ici un film empreint d’un panthéisme d’autant plus riche qu’il ne s’envole pas vers le mysticisme cosmogonique mais reste résolument à hauteur de la terre et de ceux qui la travaillent. Ne reste plus qu’à espérer une sortie nationale pour affiner le jugement quant à ce qui relève du génie attentif à l’état du monde et des hommes, et ce qui se rapporte à l’hypertrophie rhétorique.

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La véritable pépinière du festival aura au final été la section Signs of Life. Ouverte à toutes les hybridations de l’expérimental, du documentaire et du narratif, elle se sera jouée soir après soir sur un des écrans les plus éloignés de la nébuleuse centrale, tout en faisant presque à chaque fois salle comble. 88 : 88, d’Isiah Medina, tire son nom des chiffres clignotant sur le voyant numérique des appareils électriques une fois le courant coupé. Le film semble au premier abord relever de l’imitation sympathique mais servile des grands modèles avant-gardistes. Le Godard dernière période y est de toute évidence une référence fondatrice. L’imagerie digitale affiche sa laideur technique comme la spontanéité de ses prises de vue, et les quelques citations philosophiques en français qui émaillent la bande-son semblent, en vue du contexte canadien anglophone du film (Winnipeg), relever avant tout du signifiant de sérieux théorique. Medina filme ses environs et ses livres de cours, ses amis et sa vie de tous les jours, parsème sa bande-son de conversations intellectuelles ou personnelles, joue des surimpositions de reflets et de sources de lumière. Mais, alors que les premières minutes laissaient craindre un exercice de style faussement virtuose, le film révèle sa véritable teneur, moins théorico-philosophique que hautement personnelle et autobiographique. Les expérimentations visuelles s’y révèlent comme une manière de partager la pensée, de transmettre l’expérience d’une jeunesse appauvrie mais déterminée à ne pas céder sur sa volonté de continuer à réfléchir en commun. Les sessions de révision ou de lecture y sont des activités collectives, et les quelques monologues qui émaillent la bande-son et le mettent à nu laissent transparaître autant la familiarité tranquille qui permet une telle énonciation que l’expression de la souffrance. Portrait d’une jeunesse devenant adulte à un moment où se referme brutalement le champ des possibles, description d’une ville nord-américaine dans toute la médiocrité de ses lieux sans nom (coins de rue, cafétérias, intérieurs neutres…), tentative de penser en termes esthétiques l’intériorité d’un no future déserté même par la révolte, détermination à continuer malgré tout à faire des images du monde et des êtres aimés, et d’observer ce qui advient quand elles sont montées les unes avec les autres… Medina cherche peut-être encore ses marques (il a 24 ans), mais il a d’ores et déjà livré un diagnostic mémorable sur notre pétrification et nos tentatives de la surmonter.

Plus ouvertement militant mais tout aussi marqué par le pourrissement de la séquence politique actuelle, Machine gun or Typewriter ? de Travis Wilkerson prend directement sa place parmi les meilleurs films de son auteur, dont le Injury to One, qui siégeait avec les deux long-métrages de John Gianvito parmi les sommets du cinéma politique américain des années 2000. Se présentant comme une émission radio pirate par l’intermédiaire de laquelle le narrateur espère atteindre la femme qu’il a aimée, le film dresse un portrait de l’activisme politique et de ses impasses durant les années Occupy. Les personnages ne seront jamais aperçus, pas même l’homme dont la voix dicte le ton, qui restera caché par son micro. Wilkerson construit son film autour de deux types de séquences : des séquences de montage sur fond sonore (ce fut la meilleure bande-son du festival) qui, influencées par Santiago Alvarez, offrent des images de la contestation de 2011 ou une critique de l’iconographie du rêve américain des années 1950 ; et des séquences narratives centrées sur Los Angeles et commémorant divers épisodes contestataires de l’histoire de ses classes laborieuses. Wilkerson complique par l’absence de figure humaine le processus d’identification que suggère sa narration profondément intimiste, transformant le caractère insondable de la femme invoquée en source de questionnements politiques. Parallèlement, il inscrit à l’écran des photomontages ou des séquences d’animation qui rappellent le statut radiophonique de sa narration. L’image devient ainsi le champ de rencontre de ses différents modes de lecture : image à commenter, venant illustrer un discours qui lui préexiste ; image politique, témoignant d’une réalité sociale qui la dépasse ; image-objet, à modifier selon une logique esthétique du montage remontant à l’art révolutionnaire soviétique, directement cité à plusieurs reprises. Le film raconte une implosion, celle d’un engagement politique qui par pure négativité ne trouve plus que l’alternative entre la trahison et l’abandon. Son esthétique, par contre, est celle de la révolte : regarder la défaite en face pour comprendre. Et mieux recommencer.

L’Accademia delle muse, de José Luis Guerin[33] [33] Nous avions publié en 2012 un entretien avec José Luis Guerin, “Quelque chose de magmatique“, ainsi qu’un texte consacré à l’ensemble de son travail, “Sur les traces de José Luis Guerin“.. , offrit l’expérience la plus joyeuse du festival. S’annonçant comme un documentaire sur le séminaire que tente d’animer le professeur Raffaele Pinto, spécialiste de la philologie italienne, à propos de l’idée de muses, il dévie insensiblement vers les chemins de la fiction. Les débats scolaires sur l’interprétation littéraire et les grilles de lecture féministes ou classiques se teintent peu à peu d’exemples personnels, avant de devenir des prétextes à peine voilés à l’exploration de subjectivités conflictuelles et de coucheries diverses. La salle de classe cède de plus en plus souvent la place de décor à la voiture du professeur et à des chambres ou des cafés, et la femme de Pinto apparaît de façon toujours insistante pour pointer l’écart entre ses proclamations d’idéaux et la réalité de sa libido… Soudainement, à mi-parcours, le commentaire d’une élève sur les chants des bergers sardes donne lieu à une échappée relevant véritablement du documentaire anthropologique. La séquence fait naître une chose des plus rares : une véritable rencontre entre deux mondes sociaux différents. Une raison d’espérer.

Tournant selon la même économie de moyens que Pedro Costa[44] [44] Nous renvoyons à notre entretien avec Pedro Costa, “Documentaire, réalisme et vie dans les marges“. (une ingénieure du son pour seule équipe), Guerin filme ses personnages de très près, organisant systématiquement la confrontation ou la coexistence de deux visages dans le plan. Ces interactions observées jusqu’à leur épuisement concentrent le plus vif de l’attention, mais Guerin nous rappelle aussi l’existence d’un ailleurs en filmant souvent à travers des vitres. Couleurs diaprées du soleil couchant, ombres chinoises de branches d’arbres se découpant sur le ciel, cimes des bâtiments ou langueur des rues forment l’écran éthéré sur lequel s’impriment les visages des protagonistes. Ainsi ouverts par le jeu des reflets à l’amplitude du monde, la proximité des visages dans le cadre et la fermeture de celui-ci mettent l’accent sur la faculté de chaque personnage à s’ouvrir à un autre. Les joutes verbales fusent, mais Guerin s’intéresse à la réalité d’une interaction au-delà des paroles. Les théories mettent les mots sur les choses, mais le sujet du film est justement la capacité des êtres à excéder leurs propres théories et celles qui leur sont imposées. Certains des plus gros éclats de rire proviennent évidemment de la capacité qu’ont ces brillant(e)s érudit(e)s si charismatiques à justifier par des références à Dante et Beatrice leurs pulsions libidinales. Mais le rire y est toujours mâtiné de tendresse, comme d’ailleurs la tristesse quand la fragilité des personnages se fait jour. En portant une telle attention au mouvement des affects visible sur un visage, au flux des idées et des émotions qui se lisent dans un geste, Guerin s’assure que notre regard est toujours celui qui par aiguisement de l’attention cherchera à aimer un personnage, la connaissance de ses défauts devenant la condition de toute affection réelle. La conscience de soi, de ses faiblesses et de celles de l’autre n’est pas l’objet de rapports de force, mais le point de départ d’une tentative de construire un rapport amoureux plus véritablement émancipateur. Que cette tentative se solde par un succès ou non, Guerin offre dans son portrait d’un groupe de femmes s’affranchissant de la tutelle bienveillante mais au final paralysante de leur patriarche symbolique une vision concrètement utopique : celle de la renégociation constante des rapports humains dans le sens de leur émancipation maximale.

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Images : July Rain (Marlen Khutsiev, 1966) / Infinitas (Marlen Khutsiev, 1992) et Bella e Perduta (Pietro Marcello, 2015) / 88 : 88 (Isiah Medina, 2015) et Machine gun or Typewriter ? (Travis Wilkerson, 2015) / L’Accademia delle muse, (José Luis Guerin, 2015).