Lost Footage

À partir d'Incident de Bill Morrison

par ,
le 5 juillet 2023

À Visions du Réel, cette année, on pouvait voir Incident, un court métrage de Bill Morrison, qui s’emparait du fatras d’images issu de la vidéosurveillance publique et privée déployée dans Chicago en 2018, lors de l’assassinat d’un homme par la police, en pleine rue.

Je dis le fatras d’images, parce que c’était ma première stupeur de spectateur : il y en avait partout. De plus ou moins loin, sous plusieurs angles, et même au cœur de l’action, via les bodycams accrochées aux cœurs des policiers. Ça m’avait ramené à End Of Watch, le film fasciste de David Ayer, sur lequel j’avais écrit il y a dix ans[11] [11] J’écrivais : « Le flic qui te brise à coups de tonfa est frais comme à l’ancienne, avec ses gros bras, son gros flingue, ses dizaines de toutes petites caméras, sa grosse bite, un cœur gros comme ça, il a lu Shakespeare, il détourne Shylock à l’aise, il porte bien les lunettes de soleil, il est moderne, sinon post-, il sait tout, voit tout, peut tout, il est la crime TV à lui tout seul, un show en puissance, un héros, un filmeur perpétuel, toujours un gros bras qui traîne pour tendre un objectif, comme un prolongement naturel de chaque geste, focalisation interne permanente, FIRST PERSON SHOOTER, ce flic est un disque dur, il se défend de “recorder”, il n’y a rien à “recorder”, rien à enregistrer, on n’enregistre plus, on stocke, sur des flash-cards, d’ailleurs on ne dérushe plus, on ne monte plus, on multiplie les heures stockées, on ne sait pas ce qu’elles deviennent, on ment chaque fois qu’on dit qu’on va couper, “oui, oui, je te promets, ça je l’enlèverai du montage”, mon cul, de toute façon le montage se fait seul, la vidéosurveillance absolutiste nous rend omniscients, la vidéosurveillance consentie la renforce, tous se filment, le gangster lui-même se filme à visage découvert avant que de mettre son masque et d’aller faire son drive-by pour la gloire, ta future femme te parle d’amour pendant ton sommeil devant ta caméra, tu verras bien les rushes un jour, à moins que ces images ne glissent directement en bluetooth de tous tes mini-objectifs jusqu’à ton cortex de Robocop, évidemment la caméra te sauvera la vie, tu l’as accrochée sur ton cœur, la balle brisera cet œil d’espion qui atténuera commodément l’impact.

End of Watch, dit David Ayer. Fin de ronde. Fin de surveillance. Fin du regard. Au choix. Le titre, au moins, est honnête. ».

L’article complet de 2013 sur End of watch est accessible sur L’essaim victorieux des mouches d’eau. , et qui tricotait un petit romantisme 2.0 en sauvant le héros d’une balle meurtrière par l’interposition bienvenue d’une bodycam bien placée, venue faire bouclier fortuit.

Pourtant rien n’indique, dans le film de Bill Morrison, que quiconque soit protégé par la vidéosurveillance. Au contraire : l’œil numérique est partout, l’angle mort se fait rare et il faut ajouter, 10 ans après la propagande d’Ayer, l’œil du passant, porté à bout de bras, et le son enregistré avec. Mais la mort arrive en direct et personne, même en voyant les bandes, n’y pourra rien réparer.

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L’erreur de la vidéosurveillance est de continuer de croire à l’objectivité, de continuer de croire qu’enregistrer, ce serait tout voir, tout entendre, et que tout entendre et tout voir, ce serait permettre de croire en ce qu’on entend et en ce qu’on voit. Or, on voit que, ce qu’on entend, par exemple, sur la vidéo de la mort de Nahel, l’IGPN l’entend autrement. Et ce qu’on voit sur cette même vidéo et qui semble crever les yeux, eh bien d’autres font comme s’ils ne l’avaient pas vu.

Dans le film de Bill Morrison, l’incident est donc cerné par les caméras, y compris par ceux qui le déclenchent. On pourrait imaginer que la bodycam, si elle n’est pas un bouclier du flic, devient un bouclier de la société : miroir des faits, gestes et paroles, elle dévoilerait la vérité, ce qui d’ordinaire est caché (avec la bodycam, l’État fait ce curieux aveu public qu’il ne faut faire confiance à aucun policier). On le dit beaucoup ces jours-ci : sans la vidéo, il n’y aurait pas d’insurrection, ou bien on se dit qu’en tout cas il y en aurait moins (quoiqu’on peut se permettre d’avoir de la mémoire : avant la vidéo, les banlieues brûlaient aussi en apprenant que la mort était survenue sur la chaussée). On se convainc qu’avec la vidéo, il y a une affaire et que cette affaire ne disparaîtra pas. Mais on sait aussi, puisque cela fait des années qu’il y a des vidéos de violences policières et qu’il n’y a souvent finalement pas d’affaire, que la vidéo n’y change rien, qu’elle ne fait que renforcer le ressentiment, que nous faire bouillir d’impressions répétées d’injustice, que nous faire ressasser sans fin les images floues et les sons imprécis de l’incident.

Dans quelques temps, elles seront moins floues et ils seront moins imprécis. On verra encore mieux, on entendra encore mieux. Je suis prêt à parier que ça n’y changera rien, sinon qu’il y aura davantage de vidéosurveillance et que ça ne créera que davantage de violence, de frustration, de quête des angles morts aussi (c’est quelque chose que les détenus peuvent raconter, par exemple, la quête des angles morts : ils en savent quelque chose, ils ont idée de ce qui s’y passe).

Dans Incident, ce qui est encore plus troublant, c’est qu’on voit bien que le mort est mort « pour rien », comme on dit très mal, qu’il est mort à cause de préjugés racistes : les flics ont vu un homme noir passer plusieurs fois devant eux et, la dernière fois qu’ils l’ont vu passer, ils ont distingué la forme d’une arme à feu dans son dos, sous son vêtement. Et cet homme noir portait bien une arme. D’ailleurs, il avait un permis de port d’armes à leur présenter, lorsqu’ils lui ont bondi dessus alors qu’il passait tranquillement devant eux une fois de plus, une fois de trop, mais comment aurait-il su que cette fois était de trop, puisqu’il n’avait rien à se reprocher ? Il a voulu leur montrer son permis de port d’armes, mais un jeune flic blanc a cru qu’il voulait leur braquer son arme sous le nez (on a le droit de porter une arme dans le slip à Chicago, on la porte à la ceinture et puis c’est tout, c’est comme un accessoire de mode, parce que si on la sort, on est mort, d’ailleurs personnellement je ne suis pas très pour le port d’armes, ça n’a pas l’air de servir à grand chose et ça déforme les vêtements, ce qui énerve les flics…).

Un jeune flic a cru qu’il voulait leur braquer son arme sous le nez et il a préféré sortir la sienne pour le tuer à bout portant. Sur les images, on voit bien qu’il le tue à bout portant, alors que l’homme n’avait que du papier à la main. On voit bien que le jeune flic blanc lui tire dessus parce qu’il est convaincu que ce Noir armé va lui tirer dessus en pleine rue, à Chicago, lors d’un contrôle, aussi absurde que ça puisse paraître. La bodycam, pourtant portée sur le cœur, ne nous permet pas d’entendre les battements de celui du tireur. Ils sont sans doute effrénés à cet instant, parce qu’il en faut, de la tension, de la conviction politique, de l’angoisse générée par une connaissance outrée de la violence économique et sociale environnante, pour supposer qu’un homme noir seul va tirer sur une demi-douzaine de flics, comme ça, en pleine rue, et qu’il faut donc l’abattre pour garder l’ordre.

C’est-à-dire que le flic est sûrement tout à fait sincère : il se dit qu’il faut neutraliser ce danger, il se dit que cet homme noir qui ne refuse pourtant pas d’obtempérer est néanmoins dangereux, sûrement, et il voit de ses yeux, qui lui mentent, une arme à feu, là où la bodycam montre bien du papier. Nous allons revoir vingt, trente, cinquante, cent fois les images, sous tous les angles et nous, spectateurs parfaitement impuissants, parce qu’on n’est jamais qu’impuissants devant la vidéosurveillance, nous ne verrons jamais autre chose que du papier. Pourtant, le flic a bien vu une arme à feu avant même qu’elle soit sortie. Il s’est convaincu que l’homme, qui était calme, qui était passé plusieurs fois devant lui avant ça, allait forcément lui tirer dessus.

Bill Morrison nous donne accès à la bodycam du tueur après qu’il a tué et on voit bien que la seule chose qui le fasse tenir et ne pas s’effondrer, c’est d’être persuadé d’avoir vu une arme à feu. Il ne racontera jamais autre chose : il continuera quoiqu’il arrive de répéter qu’il a vu l’arme. Il a une coéquipière, qui a aussi une bodycam et qui se préoccupe immédiatement de lui. Qui est bouleversée que son collègue ait dû tirer sur un homme qui, en pleine rue, a osé lui tirer dessus à bout portant, sur lui, un policier, un représentant de l’ordre. Elle ne peut pas envisager autre chose. Elle était là également et elle se persuade aussi qu’elle a vu une arme à feu et, même, elle en rajoute : il s’est débattu, c’était un forcené. C’est fou à quel point elle semble sincère, alors qu’on a été témoins impuissants du contraire. C’est fou à quel point elle est émue pour son collègue, comme elle s’inquiète pour sa santé physique (elle l’oblige à vite fuir les lieux de son crime, car elle est désormais convaincue que les passants, tous ces autres hommes noirs qui habitent ce quartier, vont à leur tour s’entendre pour le tuer, elle en est convaincue : c’est ce que font les hommes noirs quand un autre homme noir est tué) et psychologique (elle convient que ce n’est pas rien de tirer sur un autre homme et de le tuer, ça remue, ça laisse des traces).

« Au fond de tout flic brutal il y a quand même
Un secourable ami compréhensif
En qui il y a un flic brutal. Abracadabra ! »
(Hans Magnus Enzensberger – Le lobby de la philo)

L’histoire filmée de cet incident finit là, mais rien ne s’achève : les flics ne sont pas ou peu punis ; le quartier reste pauvre ; ses habitants et habitantes restent meurtri·e·s, endeuillé·e·s ; la colère demeure un brasier vif.

Heureusement que la vidéosurveillance est là : elle permet de faire des films. C’est bien tout ce à quoi elle peut servir.