Si le premier long-métrage de Cyril Mennegun s’avère réjouissant, c’est qu’il parvient à dépasser son dangereux point de départ en déjouant le voyeurisme ou les clichés sur le courage des petites gens. Déjouer les attentes, c’est aussi ce que s’efforce de faire son héroïne. Louise Wimmer (Corinne Masiero, excellente), 50 ans, dort dans sa voiture, fait des ménages, et se démène comme elle peut pour obtenir un appartement. Alors qu’elle s’emporte contre l’assistante sociale en charge de son dossier, cette dernière lui dit qu’elle n’a qu’à prendre un rendez-vous, attendre et jouer le jeu. « Parce que vous croyez que c’est un jeu ?! », rétorque Louise, excédée.
Cette séquence résume bien les enjeux du film. Louise n’est pas dans le jeu, refuse de jouer le rôle de la victime, qu’il serait pourtant si commode de lui faire endosser. Dans chacune de ses relations, et ce quelle qu’en soit la nature, elle refuse de se plier aux intentions des autres : elle ne se confie pas à son amant, est en conflit avec son patron, refuse de parler à son ex, n’est pas aimable avec l’assistante, etc. La réussite du film tient pour une grande part au refus de cette facilité. En faisant le choix d’un personnage peu aimable, qui rejette toute compassion, le film évite de tomber dans la posture misérabiliste pour dénoncer, de manière plus intéressante, la mise au banc sociale qu’induit la précarité. En effet, comment vivre avec les autres quand on lutte pour survivre soi-même ?
La survie de l’héroïne, très concrètement, se joue ici dans une lutte contre l’espace et le temps. Habiter le monde, tant bien que mal, en attendant un logement. Alors que la Rosetta des Dardenne était un personnage « actant », toujours en mouvement, que la caméra suivait à l’épaule dans sa quête d’un travail, Louise apparaît comme prisonnière des lieux qu’elle fréquente. Statique et passive dans les lieux de transit (aire d’autoroute, hôtels, parkings, bars), elle se retrouve coincée par les intérieurs. Les couloirs, fenêtres, portes, ou la voiture, qui fragmentent et enserrent son corps à l’écran, apparaissent comme autant de cadres dans le cadre, amenuisant son espace vital, lui interdisant toute évasion de ce quotidien bloqué. Littéralement d’ailleurs, à son premier réveil, Louise ne peut sortir de son véhicule : des voitures garées trop près empêchent d’ouvrir les portières. De même, la première fois qu’on la voit faire le ménage à l’hôtel, elle dort debout, immobile, dans le cadre d’une porte, appuyée sur son aspirateur en marche.
C’est la première idée de mise en scène du film, cet usage très politique du cadre consistant à n’user presque que de plans rapprochés et de gros plans. L’oppression constante que subit l’héroïne apparait ainsi comme une contrainte directe sur son corps, en lutte perpétuelle contre les espaces qu’il habite. De nombreux miroirs (rétroviseur, glace d’un café ou d’une salle de bain, vitre d’une chambre d’hôtel) captent et renvoient le visage de Louise, sans jamais le retenir. Au contraire des hommes dont elle nettoie les poils dans les douches, elle ne laisse pas de trace. Contre cet anonymat, la caméra filme le corps de Masiero au plus près, nous faisant partager son intimité (tout comme le titre qui, en la nommant “intégralement”, réaffirme cette identité menacée, contre ceux qui, patron en tête, l’interpellent d’un condescendant “Louise”).
Comme son identité, son quotidien repose sur un équilibre précaire : il suffit que sa voiture tombe en panne et c’est tout le fragile édifice de son existence qui s’écroule. Idem pour le garde-meuble où s’entassent ses affaires depuis son divorce, autant de reliques d’une vie passée, dont elle doit pourtant se débarrasser pour essayer de survivre : sacrifier le passé pour s’assurer un présent, vendre ses souvenirs (donc une part, là encore, de son identité) pour assurer sa subsistance. En réduisant la vie de son héroïne à ces lieux de passage et de stockage, le film parvient à faire sentir la ténuité de cette existence, et à faire naître une tension dramatique. Chaque démarrage de la voiture devient alors un suspense, chaque geste quotidien, un challenge. Se laver, trouver de l’essence, manger : autant de moments clés qui appellent chaque jour une nouvelle combine. C’est l’autre combat du personnage : une lutte contre le temps, éviter coute que coute d’être à la rue, jusqu’à l’appartement, alors que s’accumulent les créances (de l’ardoise du café au risque de saisie compensatoire). Son quotidien devient alors résistance permanente, où chaque petit geste a son importance (voler quelques compotes à l’hôtel, empocher un tiercé à l’insu de la patronne) : les conditions de vie difficiles appellent une organisation complexe pour essayer de faire face, et éviter de sombrer, d’être définitivement à la rue, ou de quémander et perdre sa dignité.
L’usage de la musique marque bien, pendant toute une part du métrage, la répétition du temps vécu par le personnage, chaque jour toujours identique au précédent. Dès qu’elle allume le contact de sa voiture, l’autoradio se met en marche et joue Sinnerman de Nina Simone. Alors qu’on entend le morceau entier lors du pré-générique, celui-ci ne sera plus ensuite réduit qu’aux quelques notes du piano du début. Jusqu’à cette belle séquence d’explosion, où pour la seule fois Louise apparaîtra plein cadre et libérée de toute contrainte spatiale, dans une danse libératrice avec derrière elle la ville lointaine. Elle détruira pourtant son poste, comme pour parfaire cette libération, et s’extraire de cette redondance écrasante, cette oppression que redouble la répétition sempiternel de ce morceau, qu’elle a sans doute aimé. Preuve que le charme de la chanson, tout le courage qu’elle pouvait y trouver, n’opère plus.
On peut sans doute voir une facilité de scénario quand enfin elle accède à l’appartement espéré, mais qu’importe. Ce dernier est moins une fin en soi qu’un moyen, par lequel l’héroïne sort de la précarité, pour un moment au moins. La grande force du film est d’avoir su ramener à des petits gestes forts le drame social que vit l’héroïne, et son happy-end vaut surtout comme une pause dans une lutte qui continue. Dans un quotidien où le dénuement imprime sa contrainte jusque dans les corps, un deux-pièces devient un sursis.