Loving, Jeff Nichols

Une place au soleil

par ,
le 26 février 2017

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Cernés par les micros et les caméras, assaillis de questions, les époux Loving n’ont rien d’autre à offrir qu’un timide sourire et des larmes. Aucun discours, pas même un mot étranglé par l’émotion. Le moment, pourtant, est historique, et les journalistes ne manquent pas de le souligner. La décision de la Cour Suprême, qui autorise, contre le verdict de l’État de Virginie, les mariages « interraciaux », aura des conséquences nationales. En ont-ils seulement conscience ? Ils se tiennent, serrés, front contre front. Leur amour est un refuge. Il est aussi une réponse. Le reste semble soudain inopportun. Le brouhaha s’estompe dans une nappe de musique. Bientôt, Mildred et Richard retourneront à leur vie, comme si les épreuves traversées n’avaient été qu’un long détour. La truelle plonge dans le mortier. Richard peut enfin construire la maison qu’il avait promise, dix ans auparavant, à celle qui allait devenir sa femme.

Loving, le cinquième long-métrage de Jeff Nichols, a ceci d’étonnant pour un film historique qu’il semble s’édifier sur un refus systématique de l’histoire. Celui-ci, en effet, affecte toutes les couches du récit. Entre Mildred et Richard, l’évidence de l’amour est telle qu’il n’y a guère de progression ou d’évolution dans leur relation. Ni jeu de séduction, ni crise conjugale. D’emblée, le sentiment est là, plein, et il ne souffrira d’aucune variation d’intensité. Il est d’ailleurs remarquable que Nichols débute son film là où tant d’autres le finissent : par l’annonce de l’arrivée d’un enfant, et un mariage. Cette permanence se découvre encore en quelques occasions plus discrètes. Après avoir été brièvement emprisonnés, Richard et Mildred se retrouvent en secret. Front contre front, ils évoquent leurs craintes. Richard annonce alors qu’il va engager le meilleur avocat du comté pour régler leur affaire. Qu’une même posture se répète à une décennie d’intervalle, au début et à la fin de leur combat juridique, suffit à figurer la solidité des liens qui unissent le couple. Les Loving sont un roc que le courant de l’Histoire ne fait qu’effleurer.

L’Histoire, justement, celle à laquelle on accorde une majuscule, ne transparaît guère dans le film – si ce n’est de façon médiatisée. Le couple découvre à la télévision le lancement des premières fusées américaines ; surtout, Mildred assiste en direct à la Marche pour l’emploi et l’égalité au terme de laquelle Martin Luther King fera son célèbre discours, « I have a dream ». Le temps d’un plan, Nichols quitte le foyer des Loving pour filmer la ville où ils habitent – Washington, où se déroule la manifestation. Le Washington Monument pointe à l’horizon ; les clameurs résonnent, assourdies. Pourtant, Mildred le dira, l’écart entre les deux situations – la scène domestique, la scène politique – semble insurmontable. De fait, le cinéaste maintiendra hors-champ, à ces deux exceptions près, les évènements, petits et grands, qui constituent les années 1960. En privilégiant les gestes quotidiens du travail, il finit même par abstraire ses personnages du temps social – seule la croissance des enfants manifeste un changement, qui ne se constate pas dans la culture, les tenues ou les objets.

De là, sans doute, qu’il est possible de conclure que l’Histoire et la politique ne sont pas l’affaire de Nichols. L’intéresserait, au mieux, ce paradoxe qui veut qu’une transformation (majeure) ait pu être le produit d’une permanence (mineure). Mais une autre hypothèse, qui placerait le cinéaste du côté d’une candeur toute hollywoodienne, est également envisageable. Loving peut en effet se voir comme une fable où l’évidence de l’amour triomphe de la contingence des lois. Par leur nom même, qui vaudrait comme signe d’une prédestination, le couple incarnerait un sentiment absolu, « transcendant » en quelque sorte, qui par définition ne pourrait manquer de s’imposer. La logique se trouve alors inversée – l’Amour (majeur) produit l’Histoire (mineure). Cette inversion, il faut le noter, ne passe cependant par aucun trait de figuration religieuse. La question de la croyance, évidemment déterminante chez Nichols, comme dans tout le cinéma américain, ne prend pas ici la forme d’une foi ou d’une révélation, mais plutôt d’un attachement à ce qui est « juste », entendu à la fois comme affaire de justice et de justesse.

En témoigne, d’une certaine façon, le rôle que Nichols accorde à Grey Villet, le photographe de Life venu en 1966 faire un reportage chez les Loving. De tous les clichés que celui-ci a pris, le cinéaste décide de n’en reproduire qu’un – à la fois en guise de conclusion et de sceau réaliste[11] [11] Il faut noter que Nichols s’inspire, parfois fortement, des autres images de Villet, mais de façon implicite. . Il prend même le temps, au cours du film, d’en reconstituer l’élaboration. Richard est allongé sur le canapé du salon, la tête posée sur les cuisses de Mildred, qui elle est assise. Les deux regardent, hilares, une émission de télévision. En se tenant loin des images de violence qui ont marqué la lutte pour les droits civiques, Villet cherche non pas à susciter le rejet de l’injustice, mais la reconnaissance de la justesse. C’est-à-dire, en l’occurrence, d’un quotidien partageable, en lequel tout un chacun peut se projeter. Par son apologie de l’ordinaire, sa photographie n’exprime qu’une chose : les Loving sont des gens comme vous et moi. Et comment en douter, en effet ? Il faut pourtant bien se demander qui est ce « vous », ce « moi » et ce « eux ». Où passe la distinction, et comment, en raison même de la manière dont un « nous » se définit, un « eux » peut être rejeté ou interdit ? Problème redoublé par le film même – en un demi-siècle, les regards se sont bien sûr décalés. Or, en misant sur l’évidence, Nichols prend le risque de fétichiser un affect contre les conditions sociales, culturelles, historiques qui ont contribué à définir le mode de relation dans lequel celui-ci peut à la fois exister et s’épanouir.

On le comprend, l’amour ne peut pas – et c’est heureux – sauver de la politique. Après tout, le racisme produit lui aussi son régime d’évidence ou de normativité. Le shériff et le juge expliquent ainsi que Dieu a placé chaque « race » sur un continent car elles ne sont pas censées se mélanger. La mère de Richard, apprenant son mariage avec Mildred, emploiera la même expression que le policier qui les a arrêtés : « You knew better ». Elle n’est pourtant pas raciste. Mais elle sait comment ça marche. Il faut donc qu’une puissance se manifeste qui soit suffisamment forte pour modifier l’ordre des choses en sa structure. Nichols, qui est moins naïf qu’il n’y paraît, le sait. Le spectacle du bonheur partagé peut bien émouvoir le cœur d’un raciste, cela ne le fera pas changer d’idée. Cette puissance semble essentiellement agir hors-champ, dans les rues ou les tribunaux, selon une inversion des polarités qui veut que la scène historique deviennent d’une certaine manière les coulisses de la scène domestique. En cela, Loving obéirait à un partage bien établi. Aux uns les sentiments, aux autres les discours. Aux uns la passivité, aux autres l’action. C’est néanmoins négliger les mouvements antagonistes qui travaillent le film en profondeur, et en font toute la beauté.

Le plus évident peut-être, car le plus caractéristique de l’œuvre de Jeff Nichols, est celui qui affecte Richard. Comme Curtis LaForche avant lui dans Take shelter, il est saisi d’une angoisse qui l’entraîne vers le repli. Non sans raison, il craint pour la sûreté de sa famille. Il suffit qu’une voiture s’avance rapidement sur le chemin poussiéreux menant à sa maison pour qu’il crie à tout le monde de rentrer. Plus tard, il se poste, fusil à la main, devant chez lui, guettant avec un ami la survenue d’un éventuel agresseur. Là encore, comme pour LaForche, cette agitation masque mal le souci de ne pas être capable de s’occuper des siens. De ce point de vue, Nichols peint un tableau subtil d’une masculinité moins défaillante que fêlée, incertaine – inquiète, assurément. Dans les moments d’intimité, Mildred est d’ailleurs presque toujours celle qui entoure Richard. Ainsi peut-on également comprendre une scène curieuse, du moins à part. En montage parallèle, le cinéaste montre le père aller au travail et manquer de prendre sur la figure un sac de ciment, et les enfants du couple jouer au baseball dans les rues de Washington avant que l’un ne se fasse renverser par une voiture. D’une action à l’autre, le rapport est pour le moins flou – d’autant que Richard n’évoquera pas l’incident. Ce montage sert néanmoins de déclencheur. Et c’est Mildred qui, d’une certaine façon, va en tirer les conséquences – la famille retournera à la campagne, en Virginie.

Le second mouvement concerne évidemment Mildred. Il n’est pas de fermeture, mais d’ouverture – et est d’autant plus touchant, sans doute, qu’il anime un être accaparé par les tâches domestiques. Là aussi, il faut insister sur la discrète subversion de Nichols qui, grâce à des effets de raccords, place sur le même plan symbolique le labeur des deux amoureux. Mildred, nous l’avons dit, est témoin de la Marche sur Washington. Sur son écran, elle voit défiler le pasteur King, mais aussi des femmes – jeunes comme elle, noires comme elle. Cela ne suffit pas à ce qu’elle s’identifie. Au contraire, elle se sent étrangère à cette possibilité d’expression et de manifestation. Aussi n’assiste-t-on pas à une « prise de conscience », ce moyen dramaturgiquement et politiquement bien commode par lequel les ignorants sont soudain éclairés par la raison de l’Histoire. Quelque chose d’autre advient, qui emprunte des voies moins directes, moins « pures ». Celles-ci ne sont pas tant liées à des idées qu’à des circuits affectifs. Il y a la séquence des accidents, qui transforme le désarroi de Mildred d’habiter la ville en peur puis en résolution. Il y a, aussi, la caresse du soleil sur son visage, lorsque la famille découvre sa nouvelle maison perdue au milieu des champs. La politique commence peut-être bien ainsi – dans ce désir affirmé, contre ceux qui nous en empêchent, de laisser la chaleur et la lumière nous envelopper ; de se tenir , et non pas en quelque endroit qui nous serait réservé.

Cela ne saurait suffire. Il faut aussi que, ce qui pourrait n’être qu’un goût personnel, rencontre un affect commun, qu’il contribue en retour à cristalliser – en somme, que la volonté de justice qu’il permet de formuler dépasse la revendication particulière. Alors que des journalistes de la télévision interrogent Mildred, Richard entre avec vigueur dans le salon pour lui demander de sortir. Il n’a jamais eu le goût de l’exposition publique – il l’a moins encore maintenant qu’il vit dans la crainte. Un autre cinéaste aurait sans doute profité de ce moment pour offrir à ces acteurs, dialogues ciselés à l’appui, l’occasion d’une performance. Or, il n’y a pas de dispute. Une phrase, à peine : « Je pense que c’est important. » Et Richard d’entendre ce que cela signifie pour sa femme. A ce moment, celle-ci ne considère pas que c’est important uniquement pour eux – mais pour d’autres, aussi bien, qu’elle ne connaît pas et avec qui elle éprouve cependant une forme de solidarité. Il n’en faudra pas plus à Nichols pour briser le mouvement centrifuge qui enferme Richard dans la peur – cette délicatesse n’a pas de prix.

A partir de là, le film prend peut-être une autre dimension. Richard refusant d’assister à l’audience de la Cour Suprême, leurs avocats parleront pour les Loving. Ceux-ci ne sont pour autant pas absents de la séquence. Tandis que la loi empêchant les mariages interraciaux est renvoyée, en off, à son origine historique, une corde est passée autour d’une branche. Difficile de ne pas songer aux lynchages. Mais ce ne sont que les enfants de la famille qui jouent. En un plan, le film parvient alors à convoquer et à conjurer les spectres du passé. On le comprend, Nichols ne se contente pas de l’évidence anhistorique de l’amour ; il montre quelque chose qui est en train de devenir possible, une invention de réel où se raccordent le privé et le public. Et cela, ce n’est pas la sanctification d’un sentiment, c’est la reconnaissance d’une série de droits – celui de se marier ou encore d’avoir des enfants légitimes pour les gens de couleurs différentes. Lorsqu’il filme ensuite la famille à table, il ajoute donc à la dimension de justesse qu’avait saisie Grey Villet, celle de la justice – qui est aussi la reconnaissance de l’égalité dans la différence.

Face aux micros et aux caméras, Richard et Mildred se manifestent. Ils ne parlent pas, certes, mais la prise de parole n’a jamais été la seule manière de faire de la politique. Ils sont là, front contre front, et ce faisant ils reconfigurent la sphère de l’apparaître. Pour eux, et pour les autres.

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Loving, un film de Jeff Nichols, avec Ruth Negga (Mildred Loving), Joel Edgerton (Richard Loving), Michael Shannon (Grey Villet), Nick Kroll (Bernie Cohen), Marton Csokas (Sheriff Brooks).

Scénario : Jeff Nichols / Direction artistique : Chad Keith / Costumes : Erin Benach
Photographie : Adam Stone / Montage : Julie Monroe / Musique : David Wingo

Durée : 123 mn

Sortie : 15 février 2017