Depuis une trentaine d’années, l’œuvre d’Almodòvar semble obsédée par les secrets du passé. De Tout sur ma mère à Julieta en passant par Volver, des personnages hantés par le doute et les silences des proches enquêtent sur leur filiation ou leur héritage familiale. Madres Paralelas ajoute à cette quête de vérité un double fond, à travers le personnage de Janis, photographe de mode pour un simili-Vogue, dont les deux visages sont tournés tant vers l’avenir que vers le passé. En effet, elle cherche tout autant a connaître l’identité biologique de son nourrisson qu’à faire ouvrir une fosse commune où ont été enterrés les hommes de son village abattus par les phalangistes pendant la Guerre Civile – l’anthropologue judiciaire chargé des fouilles étant qui plus est le père présumé de sa fille. Le film adjoint donc filiation intime et filiation historique, comme les deux faces d’une même pièce indispensable à la construction et à la quiétude de l’individu. L’obsession des personnages du cinéaste se charge ainsi d’une gravité nouvelle, à travers une confrontation à la guerre civile espagnole et ses 100.000 disparus.
Le besoin de savoir, de retrouver les dépouilles des victimes apparaît comme un moyen faire le deuil, de réunir dans la mort les familles séparées – à l’image de cette villageoise âgée, qui attend d’être enterrée aux cotés du corps de son père exécuté par les fascistes. Le village de Janis qui marche vers la tombe en portant les photos des victimes, valant bien sûr pour l’Espagne entière, donne à voir cette communauté réparée. Mais ce savoir historique est aussi un moyen de se construire dans le présent : « Tu devrais savoir dans quel camp étaient les tiens pendant la guerre pour pouvoir te situer aujourd’hui », dira Janis à Ana. Contrairement à cette dernière, Janis sait de quelle lignée elle vient : si elle prend la décision d’élever seule son enfant, c’est d’abord parce qu’elle sait que les femmes de sa famille ont su le faire avant elle. Elle vit d’ailleurs avec ses ascendantes auprès d’elle, comme autant de « mères parallèles » dont les photographies ornent son salon, et dont elle se sent l’héritière. Il n’en va pas de même pour Ana, qui en fait de parallèle, serait plutôt son exacte opposée : plus jeune et plus fragile que Janis, elle ne peut compter ni sur une mère absente ni sur un père démissionnaire. L’accouchement concomitant des deux femmes, montant en alternance le visage de chacune, met en évidence le courage de l’une et la peur de l’autre.
La recherche de l’identité génétique de l’enfant semble obéir à une logique différente. Par l’entremise de tests ADN (très nombreux dans le film), Janis découvre sa fille et celle d’Ana ont été échangées à la naissance. Pour autant, elle décide de garder cette vérité pour elle : les liens du sang passent après l’amour des deux mères pour ces enfants qu’elles élèvent depuis des mois comme les leurs. Lever le doute aura d’abord permis de laisser libre cours à cet amour, en connaissance de cause. Mais on connaît le goût du réalisateur pour les rebondissements tragiques : retrouvant Ana des mois plus tard, Janis apprend que la mort de la petite fille. Dès lors, un choix cornélien se pose à elle : taire ce qu’elle sait, c’est priver Ana de son enfant, qui a entre temps pris une place dans sa vie. Ce n’est pas un hasard si c’est au cours de la même conversation que Janis raconte à Ana l’épisode historique de son village, avant de lui révéler qu’elle n’est pas la mère du bébé : cette conscience aiguë de l’histoire lui impose un devoir éthique dans ses actes. Elle ne peut d’une part chercher la vérité sur son passé et se construire son avenir sur un mensonge. En d’autres termes, l’histoire nous oblige.
Aux photos de mode de Janis, dont une série d’articles de luxe citées plein cadre par Almodòvar, à laquelle font écho les nombreux gros plans de visages qui se détachent sur fond coloré, répondront les crânes des victimes du franquisme sous l’objectif d’Arturo. Eux aussi sont accompagnés de leurs objets fétiches : œil de verre, bague, hochet d’enfant. Manière de les individualiser à leur tour, de les ramener à leur vie perdue. D’ailleurs, bien que la photo, comme les test ADN, enregistre mécaniquement les vestiges de l’histoire, c’est encore une fois moins la vérité archéologique qui compte que la concordance des mémoires avec ce passé retrouvé : avant le premier coup de pioche, Janis et Arturo vont rendre visite aux descendantes des défunts, et chacune raconte un souvenir permettant d’identifier un mort. La plupart d’entre eux ne sont pas des souvenirs vécus, mais des témoignages transmis de mère en fille.
C’est sur cette transmission que se clôt le film, avec une contre-plongée bouleversante où le regard de la fille d’Ana s’ouvre sur les restes d’un crime dont sa mère ignorait l’existence il y a encore quelques mois : l’enfant, concernée par cette histoire, devra grandir avec ces morts au fond d’elle, dans une forme d’empathie qui traverse tous les personnages. Dans un plan zénithal surprenant, les personnages prennent ainsi la place des squelettes dans la fosse. L’image pourrait être obscène ; elle parait curieusement apaisée, la tranquillité des vivants imitant le repos des défunts. Les disparus de l’histoire ont désormais un nom, la mémoire des vivants des corps et des lieux où s’incarner. La vie peut continuer.