Lors de son escale au Japon, Edward, l’homme en fuite de la première partie de Grand Tour, dit à son hôte de chercher « les ombres des gens invisibles ». Ce projet du personnage, qui oscille entre les frontières du visible, semble être analogue à celui qui innerve le dernier film de Miguel Gomes dans son exploration erratique à travers une Asie coloniale déchue, fantasmatique, fantomatique et lointaine.
Neuvième (ou septième, selon) long-métrage du cinéaste portugais, d’une certaine manière celui de la reconnaissance avec une entrée en compétition officielle à Cannes après un très long séjour à la Quinzaine des Cinéastes et suivi d’un prix de la mise en scène, Grand Tour semble cependant être un saut en arrière. Après des films politiquement plus marqués, extrêmement et sensiblement ancrés dans le Portugal contemporain (sa trilogie des Mille et une nuits en 2015) et une sorte d’exercice de style très ludique et méta-cinématographique à la production intimiste (Journal de Tûoa, coréalisé avec sa compagne Maureen Fazendeiro en 2021), Grand Tour rappelle, à première vue, beaucoup plus la forme de Tabou, le film qui a réellement fait connaître Gomes en 2012. Les deux films sont en effet des histoires d’amour contrariées en milieu colonial dans un noir et blanc granuleux raconté dans l’amplitude narrative d’une voix-over omniprésente. Mais au-delà de ces points esthétiques a priori similaires, Gomes construit finalement deux films assez différents.
Grand Tour s’attache à Edward dans une première partie puis Molly dans la seconde, fiancés séparés par la fuite de l’un et que l’autre poursuit à travers l’Asie coloniale de 1918. Asie digne d’une aventure de Tintin découpée en empires aux frontières plus ou moins poreuses et sertie d’intrigues politiques, de brigands, de fleuves tumultueux et d’indigènes plus ou moins sympathiques et bienveillants. A côté de ce récit paradoxalement peu dépaysant dans son exotisme rebattu, où des Anglais parlent en portugais dans des décors en carton-pâte, Miguel Gomes insère les images tournées en Asie lors des repérages faits pour son film aux liens plus ou moins lâches avec la narration principale, le tout noué par des voix-over non-raccordées à l’histoire racontée, dans la langue locale des pays traversés.
En prenant comme présupposé le principe narratif de la fuite qui n’a pour axe que celui du mouvement constant, « force qui va » hugolienne si l’on veut, Grand Tour se constitue comme un film sans carte ou du moins sans légende. En s’aventurant progressivement hors des balises situées du « Grand Tour » qui lui donne son titre, le film de Gomes s’enfonce dans des lieux géographiquement bien plus flous au fur et à mesure que son intrigue pourrait se resserrer. Ses lieux clés ne deviennent que des fragments d’un espace vaste et imprégnable dont on aurait bien du mal à tisser les routes (qui saurait dire où se trouve le village de Wangyu vis à vis du fleuve Yangtsé ?). Si bien que toute recherche de cohérence entre les scènes se délie, et que le récit ne fonctionne plus que dans un principe de coïncidences uniquement dévolues aux suppositions du spectateur qui se retrouve dans ce même jeu de piste fait de traces infimes que suit son personnage.
Il serait bon ici de rappeler que le cinéma de Gomes a pour matrice le rapport au(x) récit(s) ou plutôt à la mise en récit [11] [11] Plusieurs travaux universitaires ont d’ailleurs été menés à ce sujet, cf. Cadre et encadrement. Pour une approche politique du récit enchâssé : des recueils de contes médiévaux au cinéma contemporain (Le Pañcatantra, Somadeva, Boccaccio, Chaucer, Pasolini, Gomes), Justine Rabat sous la dir. de Claudine Le Blanc, Université Sorbonne Nouvelle (2020) et La fiction à l’épreuve du réel. Reconfiguration narrative et esthétique du conte dans le cinéma de Miguel Gomes, Sonia Touz sous la dir. d’Antony Fiant, Rennes 2 (en cours) . Récits dans la lignée du théâtre de la tragédie dans Ce Cher mois d’août et son inceste sans cesse repoussé et dont la consommation se fait dramatique et incendiaire ; récit matriciel dans Les Mille et une Nuit qui reprend la structure du recueil de contes ; film à faire dans Journal de Tûoa et Ce Cher mois d’août. Le récit chez Gomes se manifeste dans sa construction en cours, se fait presque toujours métadiégétique. Et il s’impose entre autres par l’écrit [22] [22] Il ne s’agit pas de minimiser la place que le récit oral prend chez Gomes dont l’importance est tout autant considérable : voix de Shéhérazade dans Les Mille et une Nuit, récit iconogène de Gianluca dans Tabou, Rédemption qui se construit sur des lettres lues ou même les chansons de Ce Cher mois d’août qui participent aussi à la mise en récit à leur manière ; le point appuyé ici est que ces récits, même narrés à l’oral, ont nécessairement quelque chose d’un point d’émanation qui se relie, notamment, à une trace écrite et qui prolonge leur objectivisation. : indications géographiques dans Ce Cher mois d’août, un découpage temporel dans Tabou et Le Journal de Tûoa (quotidien et mensuel), et dans les Mille et une nuit, le plus « prolixe » des films du réalisateur, une abondance de textes divers habite l’écran : titres, chapitres, incipit, textos… Or, si l’on exclut les brefs instants accordés aux télégrammes de Molly et le message imbibée d’eau qu’Edward lui laisse pour lui signifier son absence, l’écrit est absent de Grand Tour. Le récit, alors affecté, privé de balises, entraîne le spectateur dans sa propre dérive.
Cette perte de repère narrative se constitue aussi dans la forme même que prend le récit. Celui-ci qu’on pourrait attendre comme pastiche de l’aventure en lieux exotiques coloniaux, abandonne cette forme attendue tout en la retournant. Ce récit n’est ainsi pas celui d’un explorateur/observateur identifié (comme on pourrait le voir, par exemple, dans un autre film convoquant cette forme, Apocalypse Now qui reprend la forme du récit écrit préexistant de Conrad) mais celui de voix narratives plurielles. Les voix de Grand Tour n’ont aucune provenance, aucune émanation identifiable qu’elle soit temporelle, narrative ou littéraire. Elles changent selon le pays traversé et possèdent une omniscience totale sur la vie des personnages se débattant dans le récit (ce sont elles par exemple qui annoncent l’accident de bateau laissé en ellipse), permettant de faire des sauts temporels, spatiaux, fictionnels et documentaires, sorte de liant absolu du récit de Gomes dans cette Asie éclatée et flottante. Ce choix d’une voix-over narrative, on l’a dit, n’est pas insolite chez le réalisateur comme dans le cas du récit nostalgique et amer de Gianluca dans Tabou, le parti pris paraît ici néanmoins plus ambitieux. Si Tabou mettait déjà en creux dans la voix-over un enjeu de réappropriation du discours entre colonisé et colonisateur, Grand Tour généralise cet enjeu en dépossédant de leur propre histoire les colonisateurs et en redonnant une voix aux autochtones (ex-)colonisés seuls maîtres et apparents points d’ancrage du récit.
De là, il semblerait que Gomes veuille se défaire d’une littérature, d’un discours dominant et attendu pour décentrer son film, le décoloniser pourrait-on oser, et la présence récurrente de récits vernaculaires en théâtre d’ombres construit un lien en miroir assez évident. Mais en faisant mine de se mettre de côté, Gomes produit donc un auto-dynamitage de cette nouvelle structure narrative, si bien que la réappropriation qu’on pourrait imaginer devient trop nébuleuse et, au bout du compte, dépolitisée, ces voix autochtones devenant l’écrin passif d’un récit avec lequel elles entretiennent peu de liens, peu de dynamique. Les voix autochtones et les formes de récit avec lesquelles elles sont mises en miroir sont perçues dans une forme de distance, objectifiées, fantasmées et privées d’une réalité tangible si ce n’est que pour ajouter à un exotisme atmosphérique, la perspective décoloniale semblant s’être égarée en route, voire s’être effacée.
Sans réellement de repères pour avancer, Grand Tour devient alors un film dont l’élan narratif peine à décoller (et ce n’est pas un défaut), dont les mouvements se font alors erratiques, s’arrêtent bien souvent et finissent par former une sorte de circularité, circuit fermé sur ses imaginaires dont le récit peine à s’extraire de sa boucle obsessionnelle. Cette traque de fantômes amoureux ne pourrait trouver sa pertinence, se dérouler pour ainsi dire, que dans un espace colonial passé et imaginaire, fantasmé par ceux qui le construisent mais renfermé à l’intérieur de son propre rêve.
Entre Edward et Molly se crée alors une dynamique qui fonctionne par le creux. Dans la partie d’Edward, c’est la potentialité de la présence de Molly, à peine différée, qui se manifeste (notamment par les télégrammes), et dans celle de Molly c’est la présence résiduelle d’Edward qui impulse le mouvement. Mais ces tentatives d’incursions physique dans l’espace de l’autre sont déjouées. Les télégrammes présentés sous la forme d’intertitres n’entrent ainsi pas réellement dans l’espace d’Edward, qui en rejette la présence, en refuse la coexistence. Le découpage de la narration se base sur la répétition et le décalage ; répétition des mêmes lieux ou presque, où l’autre, à peine passé, est déjà devenu un fantôme, un double absent du protagoniste qu’il faut fuir ou retrouver. Leurs rencontres ne sont que des déplacements, hantises et écho très vagues qui passeraient presque inaperçus, aussi bien dans une salle d’hôtel, un palais, un quai, que dans un mouvement de caméra (comme le très bref travelling extrêmement flou et peut-être l’un des plus vectoriel du film, à la sortie du palais de Bangkok, qui chez Edward lançait le Beau Danube Bleu mais chez Molly s’interrompt vite, comme une sorte de réminiscence extrêmement fulgurante – il est déjà parti), une maladie, un rire, un mouvement du corps, une forêt (peut-être).
En filmant ces amants fuyants, Gomes s’intéresse ainsi moins à une relation interpersonnelle absente et interrompue qu’à la force qui les motive, aux espaces, aux mouvements que celle-ci crée. La quête de Grand Tour se déploie dans une spatialité perméable aux passages du temps, des êtres. Cet espace spectral qui fait émaner l’être aimé est, comme souvent chez Gomes celui d’un cinéma.
Celui de la jungle tout d’abord où deux traditions, visions, à la fois contraires et analogues, se retrouvent : d’une part le film ethnographique « junglesque », Chang: A Drama of the Wilderness de Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack (1927) qui dans le nord-est du Siam (actuelle Thaïlande) suit une famille installée dans la jungle [33] [33] Événements mis plus ou moins en scène dans un cadre naturel réel dans la lignée très évidente du travail de Flaherty avec les inuits ; ce film, auparavant considéré perdu, est désormais disponible en DVD en France aux éditions Les Films du Paradoxe ; pour en savoir plus : https://silentfilm.org/chang-a-drama-of-the-wilderness/ , et d’autre part Anatahan (The Saga of Anatahan) de Josef von Sternberg (1953) [44] [44] Dont la forme narrative avec une voix-over constante était déjà un point de référence assez évident dans Tabou. . D’un côté une jungle documentaire, espace à la fois imprenable, obscur et dangereux et de l’autre une fort moins naturelle, entièrement construite en studio par le réalisateur austro-américain, espace microcosmique, scène de théâtre des passions de ses soldats à la dérive. De ces deux héritages Gomes constitue donc une jungle entre l’espace scénique et l’espace documentaire re-fantasmé comme scène dramatique. La jungle de Chang joue justement sur la possibilité du drame comme lors de cette apparition nocturne de tigre au bord d’une rivière au milieu de l’obscurité, vision à la fois terrifiante et inattendue. Rivière comme un devant de scène que Grand Tour reprend lors des ablutions d’Edward et son guide. La rivière fonctionne comme le lieu de la frontière, de la ligne qui sépare les deux rives, celle visible de l’action à l’image et celle, invisible, hors champ du preneur d’image.
La jungle comme espace dramaturgique s’assume comme pur espace artificiel et scénique, construit comme tel ; ainsi le train accidenté que croisent les deux personnages apparaît-il comme une scène immobile, décor de fond filmé d’un point de vue frontal sans contrechamp marqué. Gomes reprend ici le modèle visuel des attractions de fin de siècle : l’espace colonial se fait fond, décor immobile d’une fiction ou espace délimité, artificiel qui s’observe ; geste analogue bien que miniaturisé d’une emprise totale sur le territoire (on peut penser aux dioramas par exemple). C’est dans ce sens-là que Gomes s’accorde d’ailleurs peut-être la malice de ce téléphone portable égaré sur le sol du studio, signe s’il en fallait de l’inauthenticité d’un tournage en deux temps, une Asie réelle documentaire et celle reconstruite en studio. Et c’est par le biais de cette artificialité que le réel et le temps percent des trous, se frayent un chemin, comme en témoigne la fin qui dévoile le dispositif de tournage.
Grand Tour navigue à travers des ombres, ombres de cinémas, de récits passés qu’il reprend, « royaume des ombres » si on veut revenir à un désormais poncif inspiré de Maxime Gorki [55] [55] IM Patacus [Maxime Gorki], « Beglye zametki », Nizhegorodskij listok, n°182, 4 juillet 1896 , dans lequel errent ses personnages eux-mêmes ombres de cet espace et cette histoire d’amour qui peine à se constituer. De même que se joue la dramaturgie de l’espace scénique (qui n’est pas seulement le fait de la jungle mais le cas de la plupart des espaces dans lesquels se déploient ses personnages comme le lounge de l’hôtel à Singapour, le bateau ou la terrasse de Sanders), Gomes retravaille un lieu commun du cinéma moderne où les espaces vides sont autant de lieux fantomatiques, lieux de la résurrection des fantômes en l’espace d’un raccord de plan, d’un lointain fond sonore qui s’approche. L’espace devient constamment double, fait de ces couches temporelles et narratives qui s’interpénètrent géographiquement, sonorement, visuellement. Il y a quelque chose de l’ordre de l’hallucinatoire dans cette richesse évocatrice qui finit par se dissoudre dans une longue séquence en surimpression où on ne sait qui est l’ombre de qui, quels fantômes viennent à la rencontre desquels jusqu’au flou total. Ne restent que des figures qui glissent sur l’écran, les ombres des invisibles émergent.
Cela produit donc un frottement, frottement des temporalités et des réalités. Les images du présent sont hantées par le passé fictionnalisé et celles du passé par le présent à venir (leur futur), constituant alors une sorte d’Asie hors du temps, encore dynamisée par une situation coloniale. Gomes le construit à différents niveaux, dans la logique de son œuvre constamment constituée d’un double échange entre fiction et réalité, cet espace du réel, lit de la fiction à venir dans un rapport d’équivalence, de force, de pertinence sans cesse recommencé, questionné. Fiction qui prend parfois des rapports conflictuels avec la réalité dans laquelle elle doit naître (c’est tout le dilemme à l’origine de sa trilogie Mille et une Nuits) et qui n’a de cesse de s’écrire, s’imposer à l’écran jusqu’à l’envahir (comme dans la scène finale de Ce Cher mois d’août et ses bruits parasites « qui ne devraient pas être là »).
Ce frottement, un peu embarrassant, se fait notamment dans Grand Tour par de nombreux regards caméra plus ou moins évidents qui redessinent le hors champ, comme la recherche incertaine d’un dialogue, d’un interlocuteur. Ces regards appuyés que les personnages ne cessent de s’échanger (ou non, on pense à la rencontre de Molly et Sanders, deux regards qui ne se croisent pas) sont ainsi souvent constitués de manière frontale, ouvrent le champ de regard du personnage qui pourrait regarder tout à fait quelque chose d’autre que ce qui se trouverait hypothétiquement dans le hors champ de son image. Ou, dans le cas de Sanders par exemple (ce qui est confirmé lors de sa déclaration d’amour à Molly), à un imaginaire, une idée, une image mentale qui dépasse la simple manifestation physique [66] [66] On peut aussi, plus généralement, lier cela au parcours du personnage de Molly dans le film, personnage qui, contrairement à Edward, découvre l’espace colonial qui la fascine et l’enthousiasme et ainsi lier à son regard un aspect exotisant, orientalisant qui ne se pare d’aucun recul critique. Regard à la fois globalisant et réifiant et par ailleurs lié aussi à son regard constitué constamment dans un au-delà qui est celui d’Edward. . Dans ce sens-là, de manière plus ambiguë on peut notamment penser à l’échange de regards appuyés entre Edward et les femmes de son guide dans la jungle. Les personnages se regardent dans un hors champ qui ne se rejoint pas, chacun sur la surface plane de l’écran. Le mouvement se fait vers l’extérieur et non entre eux, chacun comme une image figée, portrait stylisé en clair-obscur (la lumière du feu fait des femmes trois figures illuminées dans l’obscurité, presque des statues qu’on l’on trouverait dans des musées ou des temples) qui se donnent comme objet de regard de manière assumée en retournant celui-ci. Cependant, le découpage et le cadrage ne permettent pas de réel échange, le mouvement semble poussé vers l’extérieur.
C’est ainsi, comme pour pallier à l’impossibilité du récit d’embrasser son sujet historique, que Gomes fait de certaines de ses images des « clichés », des objets figés d’observation qui rappellent le réel spectatoriel, le poussent à un regard s’extrayant de la passivité d’une narration aux fils invisibles, faisant de lui un témoin. La réactualisation politique se produit alors comme spectacle, l’espace, le récit colonial devient ainsi sa propre critique intrinsèque et acte lui-même sa décrépitude, son fond mortifère, son devenir fantôme.
Mais Grand Tour ne va pas jusqu’au bout de son récit fictionnel : ses personnages avancent aveuglément, le dialogue est un échec, une illusion. La relation entre Molly et Ngoc[77] [77] On peut s’attarder sur le fait que dans la lettre à Sanders, Molly dit « prendre Ngoc avec elle », formulation douteuse s’il en est. est assez révélatrice à cet égard : tandis que la première associe une fantaisie aveugle et une quête mortifère, l’autre apparaît comme une pure âme, sorte de créature mystique dévouée à cette quête qui disparaît sans bruit quand son rôle touche à sa fin. Le seul point de rencontre reste alors le cinéma dans un retour archaïque[88] [88] La résurrection de Molly est de l’ordre du miracle : Gomes, dans une intervention à la Cineteca de Bologne, utilise lui-même le terme en l’extrayant de toute foi religieuse. C’est donc un miracle sécularisé, cinématographié, reprenant le topos du lien entre le cinéma et le sacré. , presque naïf, seul espace dans lequel Molly peut vivre, réveillée par les lumières du dispositif qui la ressuscite pour reprendre sa quête.
On retrouve alors von Sternberg, cette fois à travers la fin de Morocco (1930), autre fantasmagorie coloniale : la mise à mort symbolique pour rejoindre l’autre dans son ailleurs, dans son désert éblouissant qui se liquéfie presque à l’image, perdu dans l’infigurable[99] [99] Il y aurait un texte à écrire sur la manière dont Gomes reconvoque l’idée sternbergienne (dans le cas de Morocco en tout cas) de l’espace cinématographique (qui dans le film de von Sternberg s’associe à l’espace colonial fantasmatique dont il fait, finalement assez peu de choses politiquement. C’est, avant tout, une image). Espace de la fiction à venir, espace de l’entre-deux où les possibilités se cherchent donnant lieu à des évènements purement esthétiques poussés à l’extrême (jusqu’à l’éblouissement) et qui ne s’intéresse pas tant à la concrétisation d’une histoire qu’à la promesse de celle-ci et lorsqu’elle se décide enfin, cela devient autre chose ; elle entre dans l’espace sur-cinématographique absolu, disparaît dans le hors champ infini du désert et de l’image (qui se confondent). Mais c’est un autre texte, que les spécialistes de von Sternberg seraient plus qualifié·e·s à écrire. . Comme Molly que nous perdons progressivement entre les ombres des arbres dans son dernier sursaut vital. Parce que cette obsession mortifère, le cinéma la ressuscitera, immanquablement.