Aux deux tiers de Malgré la nuit, une scène hypnotique offre peut-être le point d’entrée le plus tangible dans un film, et plus largement dans une œuvre, qui n’a cessé de sonder dans la matière des images les états de corps diversement possédés par la folie meurtrière, l’extase, la perte de soi, la danse ou la drogue. A la surface d’une nuit d’encre, ondulent les écailles mordorées de poissons à la taille disproportionnée – au regard, du moins, des personnages en surimpression. La présence écrasante de ces animaux fantastiques efface les contours de l’aquarium qui ailleurs serait resté un simple élément de décor en arrière-plan. Elle contamine l’échange des deux hommes fascinés par le ballet ondoyant des créatures, leur « grâce » et « la splendeur de leur mouvement ». Reprenant librement les vers de Rilke, l’un d’eux observe qu’« ils sont animés par la seule nécessité de leur instinct. Ils sont absolument là, à chaque instant, profondément eux-mêmes. Profondément réels. C’est hélas impossible pour nous. Cette plénitude. Une plénitude inatteignable. Si nous pouvions, ne serait-ce qu’un seul instant, faire cette expérience, éprouver la puissance absolue de l’instinct, alors nous ne voudrions plus retourner dans nos vies, elles nous seraient devenues insupportables ». C’est peut-être la plus sûre métaphore du cinéma de Philippe Grandrieux, animal-caméra éprouvant les formes extrêmes de la sensation, ici dans un long-métrage de fiction, le quatrième, ailleurs dans des installations plus expérimentales comme celles du triptyque Unrest, dont deux volets, White Epilepsy et Meurtrière, ont été notamment présentés l’été dernier au FID, à Marseille, dans une salle où la climatisation tombée en panne conférait à l’expérience de vision une intensité toute adéquate.
La mise à l’épreuve des corps, celui du cinéaste comme ceux des acteurs et des spectateurs, est une constante des films de Grandrieux. Il faut être un athlète pour entrer dans sa ronde, et sans doute est-ce là ce qui l’a lié aux danseurs qui habitent depuis Unrest son univers, et aujourd’hui à Ariane Labed, entrée en cinéma avec le magistral Attenberg (2010, d’Athina Tsangari) et danseuse de formation elle aussi, qui livre ici une performance assez inouïe dans le rôle d’une écorchée vive androgyne et mutique. Mais ce qui garde pourtant les personnages d’Apres la nuit de cette « plénitude inatteignable », quête perpétuelle du cinéaste, c’est cette chose dont Rilke avait déjà perçu qu’elle séparait la finitude humaine de l’ouvert de l’animal : la conscience de la mort. Il faut dire que son ombre enveloppe aussi sûrement qu’un linceul les esprits tourmentés d’Après la nuit : tous vivent sous le sceau de cette nuit infinie de déchéance et de perte de soi. Si les personnages sont aussi peu diserts et la trame narrative aussi elliptique que dans les films précédents de Grandrieux, la structure du récit s’enroule néanmoins autour de la quête de Lenz, jeune romantique digne des poètes allemands et comme échappé de la nouvelle de Büchner, pour une femme aimée et perdue, Madeleine – l’éternelle obsession des cinéphiles comme l’avait si bien noté Marker, celle qui boucle la mémoire et le désir dans une trajectoire de Proust à Hitchcock. Cette recherche qui pourrait rattacher de prime abord le film à ce genre orphique au cinéma des amours mortes, de Vertigo à La Jetée en passant par Je t’aime, je t’aime, détermine ici le jeu des rencontres avec des femmes qui sont autant de possibles miroirs ou doubles de Madeleine : Lola, Lena, et surtout Hélène, celle qui en incarne le reflet le plus tangible parce qu’elle partage son destin. Mais cette série de rencontres est surtout l’occasion d’une plongée au plus profond de la nuit des âmes, que ces figures de femmes, comme des éclats de beauté, illuminent d’une clarté trouble, apparitions électriques comme Lola, nymphes narcissiques et vénéneuses comme Lena (Roxane Mesquida, aux faux airs de Romy Schneider), ou belles de jour éprouvant l’orgasme jusqu’à l’agonie comme Hélène (Ariane Labed).
C’est dans cette galerie de portraits féminins que le film s’avère aussi d’une violence souvent insoutenable, non seulement parce qu’il explore tout un imaginaire du viol et du masochisme dont ces femmes sont sans cesse les victimes consentantes et meurtries, jouets de metteurs en scène pornographes et volontiers amateurs de snuff movies, mais aussi parce que la violence sexuelle qui, dans La Vie Nouvelle, recoupait une trame historique (le chaos politique dans un pays de l’Ex-Yougoslavie mutilé par la guerre), ou même dans Sombre, une traque sanglante et une fuite éperdue pour échapper à soi-même, semble ici une forme de destin accepté, mieux, choisi. Hélène parcourt en martyr un chemin de croix qu’elle s’est tracée comme pour expier la douleur des patients, grabataires et lunatiques, qu’elle ne peut soulager dans son rôle d’infirmière le jour, ou la mort de son enfant qu’elle raconte à Lenz. Sa métamorphose, la nuit, en créature de souffrance, en fait une figure de damnée. C’est là peut-être la plus grande cruauté du film, que de ne jamais ménager à ses personnages d’autre horizon que celui de la damnation. Cette cruauté est même accentuée par la fadeur du cadre social dans lequel elle s’exerce : une jeunesse dorée, parisienne et indolente, trompant sa torpeur dans des fêtes ennuyeuses et des orgies sans joie. Le Paris de Malgré la nuit est ainsi tristement touristique, enclavé entre Notre-Dame, les Tuileries et la Tour Eiffel, quand cette nuit fiévreuse aurait pu invoquer les visions troubles du Paris fin-de-siècle des buveurs d’éther. De cette quête du sacré dans la nuit des corps, Grandrieux fait un pèlerinage, une longue expiation, convoquant toute une iconographie martyrologique, celle qui sied à ce genre de drames spirituels et charnels, alors même qu’il y faudrait du soufre et de l’apocalypse, Bataille plutôt que Dostoïevski, Jean Lorrain plutôt que Proust. La figure de suppliciée d’Hélène, qui eût pu être la Simone d’Histoire de l’œil devenue adulte, reste de bout en bout une pénitente drapée dans sa gloire doloriste. Et quand, revenu des profondeurs de la nuit, Lenz-Orphée se trouve étendu seul dans les bois à l’aube, un spectre lumineux auréolé de grâce (Madeleine, enfin !), vient se pencher sur lui, dans un mouvement qui est comme une absolution. La forêt justement, ce lieu de l’errance et des mauvais rêves, si puissante dans Sombre et dans Un Lac, reste ici une scène supplémentaire des rituels éroto-macabres que le film additionne. Pourtant quand, ayant choisi son destin et fixé le moment de sa mort, Hélène s’éloigne dans les bois, la caméra s’élève jusqu’à la cime floue des arbres où le vent bruissant dans les feuilles va augmentant en intensité, panthéisme d’une nature soudainement contaminée par les passions de l’âme. A la bordure de cette séquence et de quelques autres, celle par exemple où la main de Lena, forme floue en avant-plan, tente de toucher et retenir le couple honni de Lenz et Hélène qui s’éloigne en arrière-plan, le film retrouve une beauté brute, une communion archaïque et charnelle avec la douleur secrète et sacrée des images et de ces corps qui iront jusqu’au bout de leur désir.