Évacuons d’emblée ce que tout spectateur un tant soit peu observateur aura relevé : Chiara Mastroianni ne cesse, les années passant, de ressembler à son père. On comprend pourquoi Christophe Honoré, jouissant d’une amitié privilégiée avec sa comédienne-muse, a eu l’idée d’écrire cette histoire d’emprise spectrale. Ici, Chiara rêve non pas du fantôme de Marcello mais d’en être l’incarnation. Ajoutons à cela que l’actrice porte sur ses épaules une autre figure tutélaire, bien vivante, celle de sa mère. « Je m’attendais à ce que tu joues la scène à la Marcello, et tu l’as jouée à la Catherine », lui dit en substance Nicole Garcia lors d’un essai filmé. Hantise, scission interne, dérèglement identitaire, Honoré avait de quoi faire avec cette ressemblance en or, fondue dans l’Histoire du cinéma. Marcello Mio ne fonctionne toutefois que sur le principe de la toquade : Chiara en vient donc à se déguiser en son père – chapeau, costume et lunettes noires, façon 8½ – sans trop savoir pourquoi, sans trop chercher à comprendre et, surtout, sans que cela semble relever d’un trouble profond. Ne dérange pas tant l’absence d’explications, que la manière dont cette décision radicale prend l’allure d’une promenade nocturne perturbant à peine Chiara. « Engourdi par le sommeil et prisonnier de mon lit/J’aimerais que cette nuit, dure toute la vie », chantent off Etienne Daho et in Benjamin Biolay ; des paroles du Grand Sommeil qui illustrent bien ce parcours somnambulique sans accros, dans lequel il fait bon se lover, et où personne – et certainement pas son père – ne viendrait bousculer Chiara à coups de visions cauchemardesques.
Prendre la place d’un mort – d’autant plus quand il s’agit de son propre père – a pourtant un coût. Marcello, lui, le sut, pour l’avoir expérimenté chez Monicelli, dans La Double Vie de Mathias Pascal (1985), d’après Pirandello. La provocation de Chiara (qui se déguise mais se fait aussi appeler Marcello, ne parle quasiment plus qu’italien) vis-à-vis de ses proches ne revêt d’aucun danger physique ou psychique. Les jeux de dédoublements ont cependant toujours porté en eux ce péril, de Méliès à Lynch, car changer de tête c’est prendre le risque de finir défiguré ou de disparaître à jamais. Il n’y a qu’à penser au Despair de Fassbinder (d’après Nabokov), dans lequel Dirk Bogarde habillait avec minutie Klaus Löwitsch (désigné comme sosie en dépit d’aucune ressemblance), dans un fétichisme pervers, redoublé par des gros plans sur le modèle, typique de ce type d’exercice. Une fois achevé le processus de transformation, la brèche ouverte en Bogarde éclatait de tout son désespoir. L’échec de Marcello Mio, dont on n’attendait certes pas ce degré de noirceur, est de se contenter d’une image qui se suffirait à elle-même. En oubliant toute dimension corporelle (alors qu’au dernier temps du film elle retire des bandages autour de sa poitrine, rappelant un binder), Chiara n’est plus que le fantôme d’un fantôme, une surface vaporeuse. Seule la scène où Melvil Poupaud lui arrache sa perruque la ramène au caractère violent et périlleux de son changement d’état, de ce qui pourrait s’apparenter à une quête identitaire. L’autre problème de cette transition, c’est son rapport à la transidentité, dont le film prélève des figures (panel de réactions face à l’annonce, deadname ou, comme susmentionnés, la perruque et le binder) sans toutefois paraître les comprendre. S’il a le mérite de ne pas se risquer sur des terres où il se prendrait les pieds dans le tapis (typiquement la question sexuelle), il n’en reste pas moins que le film n’interroge jamais les questions de genre et de transidentité, signaux glissés dans le cadre sans qu’ils ne raccordent avec la trajectoire de Chiara/Marcello.
Marcello Mio fait peu de choses d’une fabrication (visuelle et mentale) au fond dénuée d’enjeux, d’une image dont il ne dépasse jamais vraiment la dimension publicitaire (« C’est pour des photos ? », demande Deneuve étonnée). Son ouverture avait pourtant tout de l’habile anti-programme : pendant un shooting photo, Chiara, déguisée en Anita Ekberg, rejoue l’éternelle scène de la fontaine de Trévi, avant de quitter les lieux face au ridicule de la scène. Cette mise en retrait, ce point de vue extérieur (celui de Chiara mais aussi, par ricochet, de Marcello vis-à-vis de son propre legs) semblait orienter la fiction vers le portrait intime. Mais le film donne l’impression d’un geste d’amitié où, paradoxalement, Chiara Mastroianni serait mise de côté (on devine son apport biographique au projet, mais il n’est nullement question d’elle au scénario). Tout le monde dialogue avec Marcello – ou plutôt avec l’imaginaire qu’il porte en lui – sauf sa fille. Si place est faite aux éternels flashbacks d’enfance, tout se dilue dans une lumière à l’artificialité pesante, dont Honoré est coutumier, mais qui dans Chambre 212 (2019), par exemple, prenait une forme davantage récréative. Seul un souvenir-songe laisse poindre une réelle émotion, lorsque Chiara prend la place de Marcello pour dialoguer avec elle-même. Le trouble que lui procure cette ressemblance, qui ne fait que redoubler la douleur de l’absence, est comme mis à la marge par l’écriture.
L’héritage – à savoir ce qui est bon en nous, comme le rappelle Luchini en passant par Nietzsche – ne s’envisage que par le biais de la mémoire collective et de l’entre-soi bourgeois. D’un côté, une escale italienne laborieuse, voire pénible, où Chiara/Marcello passe d’une vignette fellinienne à une autre (Ginger et Fred, La Dolce Vita), hommages appuyés que le faux fantôme traverse sans secousses. De l’autre, un vaudeville méta où chacun joue sous son vrai patronyme (Fabrice Luchini, Nicole Garcia, Benjamin Biolay, Melvil Poupaud) et déroule son petit train-train bourgeois, plus ou moins dénué d’intérêt. Le film n’est pas dupe d’être un imagier de « la vie des bobos » et prête le flanc à ces critiques. Mais en y replongeant, dans un dernier mouvement où tout le monde suit Chiara en Italie, il prouve là que c’est son unique horizon ; aveu de faiblesse d’un cinéma plus bourgeois que familial, encroûté dans sa nostalgie générationnelle. Et, au milieu de tout ce fatras, une romance avec un soldat anglais plus ou moins homosexuel (là encore, avec ce jeune homme dont on ne comprend d’où vient son désir – pour Chiara ? pour Marcello ? –, la question sexuelle embarrasse le cinéaste), tombé du ciel et dont Chiara s’éprend, comme si Honoré cherchait à tracer sa voie malgré tout (même si ce milieu est évidemment le sien), au milieu de ses propres clichés et des révérences cinématographiques.
Plus on avance, plus tous ces fils narratifs nous éloignent de Chiara/Marcello ; de cette illusion qui, une fois contemplée dans le miroir, est principalement mise au service de l’hommage. Un demi-songe, donc, qui fuit aussitôt qu’il les approche des territoires plus déstabilisants – et surtout plus intimes. La relation entre Chiara Mastroianni et Catherine Deneuve dit beaucoup des limites du projet. Quand bien même l’élan d’amitié rocambolesque de Luchini pour Marcello devient presque attachant, c’est la relation avec Deneuve qui est le cœur de Marcello Mio, son attrait. Elle est le sommet de la figure aux bases mastroianiennes ; c’est avec elle que le jeu fantomatique prend de l’épaisseur. Mais à l’exception d’un dialogue dans leur ancien appartement où Deneuve rabroue ce faux Marcello oubliant ses escapades nocturnes, séquence qui touche au décalage entre la perception qu’a Chiara de ses parents et la réalité, et, surtout, d’un baiser adressé à sa fille par mégarde, le film n’explore que succinctement ce triangle entre le fantôme, sa veuve et son orpheline. La crise, relative, que provoque le baiser mère/fille est laissée à l’état embryonnaire, et semble même advenir pour que réconciliation se fasse, dans les bras l’une de l’autre – même si Chiara enlace sa mère dans ses habits de Marcello. On est plutôt du côté du ressort scénaristique que de la résolution d’un refoulé familial.
Certes, dans le dernier plan, Chiara se déleste de l’artifice, car il faut toujours qu’un des doubles s’effondre. Il y a la mer allée et le soleil, ce corps rendu à une nouvelle naissance – et aussi tout le casting cinq étoiles qui se jette ridiculement à l’eau. Mais cette aventure de l’incarnation aura au final peu coûté à Chiara, qui se débarrasse de cette toquade aussi nonchalamment qu’elle s’en empara. Le film et son interprète se réveillent l’air de rien, à peine engourdis par cette sieste de quelques jours. De confrontation avec Marcello, si ce n’est cet effet étrange et un peu raté du début (le visage du père qui se superpose sur celui de sa fille), il n’y en aura pas. Au fond, le face à face s’est déjà produit, voilà presque trente ans, dans un même contexte de crise identitaire. Dans Trois vies et une seule mort (1996) de Raoul Ruiz, Chiara Mastroianni assistait impuissante aux changements de personnalités de son père (dans et en-dehors de la fiction), qui ne cessait de passer d’une fiction mentale à une autre. À la toute fin, comme acculés dans les toilettes décrépies d’un bar, ils se retrouvaient tous deux. Un coup de feu retentissait, un corps s’écroulait. Personne n’en sortait indemne.