« Marseille, amphithéâtre resplendissant, s’érige autour du rectangle du Vieux-Port. La place pavée de mer, qui se découpe en profondeur dans la ville, est bordée sur les trois rives, uniformément, par des rubans de façades. Dans leur clarté lisse, fait rupture, face à l’entrée de la baie, la Cannebière, la rue des rues, qui transporte le port jusqu’à l’intérieur de la ville. Elle n’est pas seule à relier les terrasses élancées à l’énorme place, du fond de laquelle, tels les faisceaux d’une fontaine jaillissante, s’élèvent les quartiers. C’est vers ce fond, point de fuite de toutes les perspectives, que s’orientent les églises, vers lui que se tournent les collines non encore ouvertes. Jamais sans doute un tel public ne s’est trouvé rassemblé autour d’une arène. Si les paquebots remplissaient le bassin, leurs volutes de fumées atteindraient les maisons les plus éloignées, si un feu d’artifice embrassait sa surface, la ville serait témoin de l’illumination.
Il n’y a ni paquebots remplissant la baie, ni fusées glissant vers le bas. Seulement des yoles, des barques à moteur, des pinasses, paresseusement rangées sur les bords. Du temps de la pêche à la voile, le port était un kaléidoscope envoyant des motifs mouvementés par-dessus les quais. Ils ruisselaient par tous les pores, les maisons de maître derrière les fronts des rives avaient des grilles resplendissantes. Leur éclat s’est usé, la baie, de rue des rues, est devenue rectangle orphelin. Un élément de ce vide est le bras latéral, rigole oubliée ne reflétant pas les maisons figées.
La ville tend ses filets ouverts. Le butin est récolté dans les nouveaux bassins du port qui, en liaison avec la côte, dessinent une impressionnante ligne de lancement. Les arrivées et les départs des transatlantiques constituent des pôles de la vie, incandescence pour ceux qui disparaissent. La tristesse des murs nus des entrepôts est apparence ; leur façade serait visible au prince du conte. Dans le creux spongieux du quartier du port grouille la faune humaine ; dans les flaques, pur est le ciel. Les palais vétustes sont transformés en bordels, survivant à toute galerie des ancêtres. La foule populaire où disparaissent les peuples est charriée par les allées et les rues commerçantes. Elles délimitent les secteurs vers lesquels se partage l’afflux. L’éternelle masse des petits métiers vous hurle dans les replis de l’oreille.
Au milieu, s’étire la baie où rien ne circule. Sa seule présence interdit aux courbures de se fermer. Sur ses rives, les rues viennent mourir, les droites, par elle, sont infléchies en courbes. Dans son espace ouvert, ce qui est manifeste vient se perdre, sa vacuité se répand dans le lointain secret. Elle est si muette qu’elle s’étale, comme une pause à travers tous ses cris. Les degrés pleins de l’amphithéâtre se glissent autour d’un espace creux. Le public dressé lui tourne le dos. »
Siegfried Kracauer, « Zwei Flächen » in Frankfurter Zeitung, 29 septembre 1926 (« Deux Surfaces » in L’Ornement de la masse. Essais sur la modernité Weimarienne, trad. Sabine Cornille, Ed. La Découverte, Paris, 2008, pp. 27-29).