La musique composée par Michel Legrand pour Le Messager (Joseph Losey, 1971), et réemployée par Todd Haynes dans son nouveau film, traduit bien le ton à la fois grave et ironique de May December. Dès son générique, tout en gros plans et lumière duveteuse, un fragile ballet de papillons est chahuté par les notes de piano tonitruantes [11] [11] Les spectateurs français seront d’autant plus troublés – voire déstabilisés – que ce thème a servi de modèle au générique de l’émission Faites entrer l’accusé. de Legrand ; marches harmoniques qui confèrent à ces premières images une certaine agressivité, pour reprendre les mots du cinéaste [22] [22] « May December. Conversation entre Todd Haynes et Kelly Reichardt » in Todd Haynes. Chimères américaines, sous la direction de Amélie Galli et Judith Revault d’Allones, De l’incidence éditeur, 2023, p. 360. . Les plans qui succèdent, ceux de la famille Atherton-Yoo en pleins préparatifs d’un barbecue, sont dès lors chargés d’une attente, d’un drame prêt à exploser : Gracie (Julianne Moore) ouvre la porte de son frigo et s’exclame, avec une stature de tragédienne, « Je ne pense pas que nous ayons assez de hot-dogs » ; et le clavier tonne derechef. Plutôt que de serpenter, d’un plaisir sournois, autour de secrets enfouis – au fond il n’y en aura pas –, par l’entremise d’Elizabeth (Natalie Portman), actrice venue les observer, Todd Haynes révèle immédiatement la part comique de cette double entreprise (son propre film ; celui d’Elizabeth). Cette ironie, au-delà de contrecarrer l’esprit de sérieux de l’inusable face à face bergmanien, permet à May December de donner davantage d’ampleur aux réelles failles ; ces « zones grises » derrières lesquelles court Elizabeth.
Le scandale avait fait la une des tabloïds américains : au début des années 1990, Mary Kay Letourneau – dont s’inspire donc Gracie – purgea une peine de sept ans pour viol suite à sa relation avec un de ses élèves de douze ans, dont elle tomba enceinte en liberté conditionnelle. Si Elizabeth se rend à la source, ce n’est pas tant pour enrichir de détails un scénario prêt à être tourné que pour s’imprégner d’une atmosphère, d’attitudes. En un mot, toucher à la vérité – avec toute la vacuité que cela peut induire – du couple formé depuis vingt-cinq ans par Gracie et Joe (Charles Melton). Au lieu de plonger de plain-pied dans leur chronique taboue, cette approche à rebours permet, grâce au calme apparent de l’après-coup, de la circonscrire patiemment. Une façon également de déjouer le régime d’image racoleur (coupures de tabloïds, téléfilm de l’époque aux relents érotiques) dans lequel s’inscrit cette romance allant de mai à décembre – expression américaine désignant une relation avec un écart d’âge important –, et que le personnage d’Elizabeth alimente également (ses publicités pour des cosmétiques). Car, à peine amorcée, cette liaison interdite est une image de fait divers : quand l’ex-mari de Gracie découvre l’histoire, c’est en voyant l’arrestation de son épouse.
Gracie a substitué à cette iconographie celle, pittoresque, de l’Americana : famille épanouie, barbecue, gâteaux à l’apparence soignée (écho à la mini-série Mildred Pierce, tournée par Haynes), airs de fanfare dans le quartier. Le paradoxe de cette femme tient à son rapport à ce moule : en quittant son cocon protecteur, dont on peut imaginer la part d’angoisse qu’il véhiculait, elle n’a pas tout balayé ; son nouvel écrin, avec Joe, est, paradoxalement, à la fois identique (un mari, des enfants) et diamétralement opposé (fonder une famille avec un enfant de douze ans). Sa monstruosité, Gracie ne la doit pas tant à ce qu’elle a fait, qu’à son aveuglement ; nier la gravité de ses actes lui permet ainsi de préserver son supposé cadre moral. Personne n’est dupe – elle la première – de cette fragile nouvelle image d’Épinal, qui ne demande qu’à s’effriter ; en témoigne la piscine en chantier dans leur jardin, sans doute condamnée à rester en friche. Gracie se sent pourtant en sécurité et, à l’instar de l’imposante baie vitrée ouvrant la maison aux quatre vents, n’a rien à cacher – car n’ayant rien fait de grave. Cette tranquillité, la maîtresse de maison la préserve avec une puissance et une dureté que le film illustre, une fois n’est pas coutume, avec ironie : Gracie chasse elle-même les cailles qu’elle prépare pour Elizabeth.
Un monde comme une surface immaculée, qu’il s’agit de ne pas souiller, au risque de voir le masque se fracturer. Lorsque Joe se met au lit avec sur lui l’odeur du barbecue, Gracie fait une crise de larmes ; de même quand une cliente annule une commande de gâteaux, bonne à être jetée. Julianne Moore apporte à ces séquences d’hystérie et de défiguration toute sa virtuosité, contractant et décontractant ses traits dès qu’une angoisse éclate, comme si ses pleurs rendaient les lieux davantage oppressants. Les odeurs nauséabondes poignent et alimentent la crainte d’une contamination de l’espace par les microbes, et par enchaînement d’une résurgence du fait divers. Dès son arrivée, Elizabeth trouve sur leur palier un colis qui s’avère contenir des excréments, coutume dont ils sont victimes depuis de nombreuses années. Outre ces problématiques olfactives, Gracie refuse que Joe installe dans leur chambre – refuge conjugal ultime – les cages de ses papillons monarques. Toute forme de vivant, qui plus est en mutation, n’a pas sa place dans cet univers embaumé. Ce qui impressionne dans May December, c’est la résistance de cette enveloppe, sa capacité à refouler toute matière supposée toxique par des réactions qui le sont tout autant, à savoir les crises de Gracie, qui au lieu de la détruire paraissent la régénérer.
Ce personnage d’aspect inébranlable et ce décor transparent ne sont pas sans provoquer un parallèle troublant avec un autre film cannois, à savoir L’Été dernier. Encore une fois, il est question d’une femme et de ce qu’elle est prête à sacrifier pour faire tenir un royaume ardemment conquis – celui de sa sûreté. Gracie, consciente des failles du mythe qu’elle a façonné dans la boue, refuse d’ailleurs, au premier abord, qu’Elizabeth pose des questions sur une autre période que celle dépeinte par le film – mais cette dernière la déborde rapidement. Seule compte la représentation qu’elle consent à donner, celle qui lui permettra d’obtenir une forme de rédemption. « I’m secured », tels sont les derniers mots confessés à Elizabeth, Gracie espérant voir cette part d’elle-même être mise en avant à l’écran. Le sentiment amoureux est condamné à passer au second rang, derrière celui de sécurité. Le souvenir de Safe (1995) est alors palpable, où Julianne Moore jouait déjà une mère de famille rongée par un mal-être indicible, ne demandant qu’à être à l’abri, aussi extrême soit-il. Là est toute l’obsession du cinéma de Todd Haynes qui, depuis Superstar : The Karen Carpenters Story (1987) – récit de la vie de Karen Carpenter à l’aide de poupées Barbie –, ne cesse d’ausculter ces figures américaines apprêtées mais pourries de l’intérieur, de gratter le vernis – tenace – de leurs illusions sclérosées.
C’est dans cette image que plonge Elizabeth, s’y abandonnant avec une naïveté pleine d’aplomb. L’exercice de mimétisme auquel elle se prête prend la forme d’un double effet d’absorption : Elizabeth se fond dans Gracie, comme Portman dans Moore. Or, c’est la seconde qui mène la danse, que cela soit pendant un atelier de composition florale ou lors d’une démonstration de pâtisserie, où Gracie tient les bras et les mains de son invitée-automate pour reproduire ses mouvements. Comment construire un personnage sans se laisser dicter le tempo ? Comment ne pas disparaître derrière lui ? Le film est, de surcroît, le récit de l’échec de cette tentative. Mais le piège est trop gros pour que May December s’y fourvoie avec incrédulité, fasse de la perte identitaire d’Elizabeth un suspens : « Ne touchez à aucun appât » lui conseille, dans l’arrière-boutique, le vendeur de l’animalerie où les amants s’adonnèrent à leurs premiers ébats. Au fond, le jeu des ressemblances captive parce qu’il est impossible de tenir tête à Gracie. Natalie Portman, dont chaque réplique semble se conclure dans un sourire forcé, opère un décalque du jeu de Moore, jusqu’à comiquement la singer. Lors d’un essayage de robes pour la fille de Gracie, artiste et modèle apparaissent dans un reflet. Avec l’air de ne pas y toucher, Elizabeth copie les gestes de son hôte, se dérobant d’un rictus bêta quand cette dernière découvre le stratagème, telle une enfant prise sur le fait. Ces effets de transvasement n’affaiblissent pas Gracie. Au contraire, le processus de vampirisation paraît s’inverser : plus Elizabeth se nourrit de Gracie, plus cette dernière assoit sa position dominante. À l’image, dans cette même séquence, de son double reflet qui enserre celui d’Elizabeth.
La mise en scène figure donc ce glissement à travers de nombreux plans spéculaires où les deux femmes font face à une caméra-miroir. Dans l’un d’eux, Elizabeth, qui tient haut le carnet sur lequel elle prend compulsivement des notes, étudie la routine cosmétique de Gracie. Mais, comme toujours, la hiérarchie s’inverse et l’observatrice devient l’observée : Gracie se met à la maquiller, à jouer d’elle comme d’une poupée, puis prend le contrôle de l’interrogatoire en la questionnant sur sa vocation d’actrice. Qu’est-ce que cet exercice de vampirisation bergmanienne, jouissif mais attendu – et du programmatique naît aussi la jouissance –, laisse transparaître d’Elizabeth ? La comédienne martèle tout du long son désir d’être fidèle à la réalité de ses modèles (« J’ai l’impression de me rapprocher de quelque chose de vrai » dit-elle, pour persuader son producteur), manière d’accorder une noblesse au projet, puisqu’au service des principaux concernés. Piégée par son numéro d’imitation, il n’en reste pas moins qu’une certaine perversité semble, en amont, l’habiter. Tant est si bien qu’on ne sait à quel point elle est parasitée par le rapport de Gracie à la jeunesse ; quand elle ne trouve « pas assez sexy » les pré-adolescents candidats pour le rôle de Joe ou lorsqu’elle supplie, lors du tournage, de recommencer une fois de plus le plan de séduction à l’animalerie, travelling lancinant en forme d’interminable va-et-vient. Un questionnement qui culmine dans ce plan où, seule dans le reflet – comme si l’opération alchimique était arrivée à son terme –, Elizabeth déclame en se contorsionnant, presque possédée, la lettre écrite par Gracie à Joe au moment du scandale.
Mais le cœur du film se situe dans un coin du cadre ; au sens propre, dans cette séquence de repas où les bordures de la baie vitrée isolent Joe de sa tortionnaire dédoublée, des confrontations grinçantes et glacées. Au contraire de Gracie, qui a acté le passage du temps, Joe est comme inconscient de la béance qui le sépare de ses jeunes années. Son corps hésite entre un regard de collégien légèrement benêt et des traits d’adulte – corps massif, robustesse, mâchoire carrée. Une ambiguïté qui le ramène constamment à un statut d’adolescent – voire d’enfant. Il n’y a qu’à l’observer écraser une cigarette à peine fumée ou se laisser materner par son épouse, qui, un soir, le met à table avec un verre de lait et une part de gâteau. Si Gracie le réconforte tel un petit garçon après un cauchemar, c’est pour ne pas qu’il découvre le sortilège, comprenne que ce cauchemar en boucle est sa réalité. May December est avant tout le réveil de cet enfant engourdi qui, même si pleinement intégré à la vie de famille, semble coupé des autres, en quête de signes : de son regard candide, il voit dans les trois œufs de papillons, déposés à la suite sur une feuille, les trois petits points d’un SMS qui s’écrit. La remise de diplômes de leurs enfants, ce vers quoi converge le film, fonctionne alors comme un miroir amer pour lui et le condamne un peu plus à son immobilisme.
« Stories ». Elizabeth emploie ce mot pour qualifier ce qui est arrivé à Joe. Mais ce ne sont pas des « stories », lui rétorque-t-il, c’est sa « putain de vie ». L’imitation of life (pour reprendre un titre de Douglas Sirk, cinéaste cher à Haynes) entretenue par Gracie, et dans laquelle se confond Elizabeth, est avant toute chose l’existence malsaine de Joe. Et personne ne lui offre la possibilité d’en discuter, de la questionner ; dès que sa parole se forme, elle est immédiatement désintégrée. Il est écartelé entre une Elizabeth qui repousse les limites de la manipulation et une Gracie qui coupe court à toute ébauche de discussion, martelant même qu’il fut le premier à la séduire. Leurs deux perceptions, celles de comédiennes souveraines – nouvelle bête à deux têtes –, annihilent la sienne. Cette incommunicabilité dans laquelle elles l’enferment, ne fait qu’accentuer son gouffre mélancolique, celui qui affleure dans ces plans étranges où il regarde seul la télé. Seul son fils, dans une séquence sur leur toit où les rôles s’inversent, écoute calmement sa plainte, celle d’un père au bord de la chute, perdu dans ce retour contraint à l’adolescence. La relation qu’il entretient par textos avec une membre d’un groupe Facebook concernant le sauvetage de papillons, ne fait qu’achever cette posture d’un corps en attente, condamné à des bribes de paroles : les messages qu’il reçoit occupent la partie vide de l’écran, avant de disparaître et de le renvoyer à la solitude du plan.
Le matin de la cérémonie, Joe découvre qu’un des papillons a quitté sa chrysalide. Délicatement, il s’en saisit, le sort de sa cage, puis ouvre la baie vitrée pour le laisser s’envoler. Dans ce plan au silence somptueux, où l’envolée est perçue – encore et toujours – dans le reflet de la vitre, se libérer paraît si simple, si évident. Mais l’arrivée de sa fille dans le cadre rappelle cruellement que ce n’est pas Joe qui s’émancipe aujourd’hui, seulement ses enfants. Lorsqu’il observe au loin en larmes, le passage des jumeaux sur scène, tandis que Gracie participe aux hourras depuis les gradins, on ne sait s’il suivra la courbe du papillon ou restera épinglé à cette surface faussement idyllique. Là est le plus beau – et le réel – mystère de May December. Dans les pleurs convulsés de Joe, M. Butterfly passé de l’incrédulité au doute, qui fixe impuissant les débris de son adolescence.