Tolkien avait pris l’habitude d’écrire et d’illustrer pour ses enfants de fausses Lettres du Père Noël, et sans doute l’auteur du Seigneur des anneaux s’amusait-il tout autant à les composer que ses jeunes destinataires à les lire. C’est cette même impression que produit, par le geste ludique similaire d’un artiste-père, Maya, donne-moi un titre, le nouveau film d’animation de « Papa », Michel Gondry : le cinéaste, figure du clip et du do it yourself, invente au gré des désirs de sa « fi-fille » qui lui en dicte les titres, de petites histoires animées en papier découpé. Mais le long-métrage d’une heure conçu comme un livre d’images se fait aussi, au-delà du recueil de récits inventifs plus ou moins plaisants — et à condition que le spectateur adulte veuille bien regarder de près ce film pour enfants — une fenêtre ouverte sur l’atelier d’un créateur de formes.
À la fin du Livre des solutions (2023), Marc Becker, le réalisateur survolté et double de Gondry incarné par Pierre Niney, apprend qu’il va être père, se résout à montrer enfin son film au public puis s’évade en creusant un tunnel dans son siège de cinéma. Maya, donne moi un titre pourrait être un prolongement ludique, comme un dernier rebondissement de ce Livre des solutions à la veine autobiographique : sa fille Maya est née, elle a grandi, Pierre Niney rempile pour donner sa voix et Gondry met à nouveau en scène son intimité, sa famille et son travail. La genèse de Maya, explicitée au début du film-livre par la voix over, est en effet celle de la complicité entre une fille et son père soucieux de garder le contact malgré ses déplacements professionnels. Pendant que Gondry est à Los Angeles, « Maman » s’occupe seule de Maya et, dans une répartition nettement genrée des tâches que donne à voir le film avec une certaine honnêteté — à défaut de la critiquer —, prépare les repas à la cuisine. Cette vie quotidienne de l’intimité familiale où le père est souvent absent constitue alors non seulement la toile de fond des contes animés, mais aussi leur principe à l’échelle du film-recueil : dans la vidéo d’archive qui lance le film, la toute jeune Maya filmée par sa mère propose un titre à son père, et la première histoire, « Maya et le tremblement de terre », peut commencer. Cette scène inaugurale est rejouée entre chaque récit : à plusieurs reprises, Maya, dans des séquences en prise de vues réelles, « commande » ses histoires face caméra dans un grand studio aux murs noirs. À la vidéo improvisée succèdent la mise en scène et le décor : selon un dispositif astucieux, après chaque conte, de nouveaux tableaux aux couleurs éclatantes, de nouveaux meubles égayent la chambre noire, sorte de camera obscura reconstituée, comme une image de l’absence progressivement comblée grâce aux travaux appliqués d’un père pour sa fille amusée. La séquence où Maya retrouve son père autour de sa table de travail et s’assied sur ses genoux, image d’Épinal de la tendresse parentale et de la lecture partagée, résume ces retrouvailles que permettent les films eux-mêmes.
Entre chaque opuscule et en filigrane des histoires, peuplées par les membres de la famille Gondry — la mère, Maya, et même les grands-parents Boum-Boum et Pampa, parfois filmés avec elle dans la pièce noire — se dessine alors le récit second d’un père-artiste, obéissant à sa fille (« donne-moi un titre ») autant qu’à ses élans d’inventeur. C’est ainsi que Gondry brosse son autoportrait et c’est lui qui, dans le premier conte, bras élastiques et barbe de trois jours, joue de la batterie comme un fou au centre de la terre, au point de provoquer un désastreux séisme. Face à ce portrait amusé de l’artiste en solitaire (qui s’isole « pour ne pas déranger »), hyperactif (jeu exalté des percussions) et un brin égocentrique (littéralement au centre du monde), on pense encore à Marc Becker et à sa folle pantomime de chef d’orchestre dans Le Livre des solutions. Mais c’est surtout lors de l’épisode central, lorsque Maya, lassée par le jeu, refuse de donner son titre, que le film se fait authentique introspection. Sans titre, Gondry se met en scène lui-même, errant dans la grande ville, proposant à l’homme de la rue ses dessins animés, écopant toujours de « non » secs et indifférents. Bâtie sur une accumulation et une gradation comique (à la fin, même un chien lui refuse ses dessins) la séquence fait sourire, mais esquisse aussi l’image d’un artiste inquiet, finalement rassuré par une extraterrestre amatrice de papier découpé, qui n’est autre que Maya déguisée. La création et le rituel du titre sur lequel le cinéaste doit improviser, comme un cadavre exquis enfantin, demeurent le lien privilégié et délicat d’un artiste-père et d’une fille-spectatrice. Il est suggéré sans mièvrerie et sans affectation, toujours dans le pur plaisir du jeu.
Gondry est un génial artisan débrouillard, cela a été assez dit. Un documentaire récent, Michel Gondry : Do It Yourself !, le rappelle exhaustivement. Le Versaillais sait, comme ses personnages dans Soyez sympas, rembobinez (2008), transformer des pizzas new-yorkaises en taches de sang, des bouts de carton en voitures des années 50 et des guirlandes de Noël en rayons lasers. Et c’est cet inventeur que l’on aime retrouver dans Maya, d’abord parce qu’il y déploie à l’aise sa technique, et se laisse aller librement à ses inclinations. Gondry s’amuse par exemple de la calligraphie, met en mouvement ses titres et ses phylactères, de retour à ses premières tendances (celles de « La Tour de Pise » pour Jean-François Cohen, où les écriteaux et enseignes de Paris illustraient les paroles de la chanson). Il joue avec le stop motion, comme Becker dans Le Livre des solutions là encore (le lapin coiffeur avec ses oreilles-ciseaux faisait irruption en intermède au milieu du film), découpe, déchire, colorie à l’envi, comme Maya elle-même qui, pour rassurer sa mère, se déchire le corps, en personnage de papier assumé, consciente du jeu dans lequel elle est embarquée. Le film prolonge surtout les expérimentations low budget des confinements de 2020 que le cinéaste postait sur instagram, où le motif du solo de batterie était déjà omniprésent. Il se fait ainsi la synthèse de ces expériences de création solitaire, mais laisse aussi sa place au travail collectif du cinéma (les prises de vues réelles et les décors qui nécessitent toujours force techniciens, les acteurs aussi, de Pierre Niney aux membres de la famille). Au plaisir du découpage s’ajoute celui du montage, du rembobinage (le film est passé à l’envers pour réparer Paris après la catastrophe, ou pour faire revenir « Maman » de son voyage à Stockholm), mises en spectacle de la large palette de l’artiste. L’inventivité formelle rejoint le foisonnement des récits qui empruntent aux canons des fictions d’aventure (Voyage au centre de la terre), des contes pour enfants (La Petite sirène d’Andersen ; la multiplication des moyens de transports de « Maman » partant en vacances, comme le souriceau d’Arnold Lobel) et qui parviennent souvent à esquiver l’écueil de la répétition.
Mais au-delà de ses petites histoires inventives, Gondry entr’ouvre souvent les portes de son atelier d’artiste, en maniériste qui, au sens propre du mot, aime à montrer ses mains au travail. En retraçant au début du film la généalogie de ses animations pour Maya, de l’iPhone qui filme en accéléré jusqu’au petit studio semi-pro — appareil-photo fixé en hauteur avec un serre-joint — le cinéaste s’illustre à la tâche, comme le peintre se peint en train de peindre, avec ses papiers colorés ou transparents et découpés avec grande précision (les mèches de cheveu de Maya, une rame de métro parisien, le pont d’un porte-conteneurs). Comme dans Soyez sympas, rembobinez et ses personnages apprentis cinéastes qui « suèdent » les films cultes, ou plus directement dans Le Livre des solutions avec le « camiontage », Gondry s’autorise la mise en abyme, et découpe ses mains de papiers en train de découper du papier, dans un vertige plaisant qui nous renvoie aux principes amateurs de son cinéma. Le dernier épisode, bestiaire imaginaire offert à Maya et accompagné d’une ode à sa fille chantée par Gondry lui-même, résume le geste récréatif d’un film qui va bien au-delà du fond de tiroir et du coup promotionnel. Gondry est papa, il a plus de soixante ans maintenant, mais il est de ceux qui savent retrouver l’enfance à volonté, en chef de file d’un cinéma ludique que Maya, donne moi un titre incarne comme un joyeux manifeste.