Michel Chion (1/2)

À l'écoute

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le 20 novembre 2024

Faut-il encore présenter Michel Chion ? Polygraphe étoilé, cet érudit a marché sa vie durant sur les deux jambes que sont la musique et le cinéma. Son œuvre est multiple : compositions musicales, traités mélomanes, manuels d’écoute, sommes sur le son, films, parcours dans des genres populaires ou monographies sur des cinéastes – cela en des dizaines de livres et des milliers d’articles, dans un style toujours soucieux de rendre le savoir accessible et les thèses discutables. Cette générosité, ce fut aussi la sienne lors de cet entretien lors duquel nous avons voulu retracer deux cheminements toujours entrelacés, une trajectoire institutionnelle et une aventure intellectuelle. Le but en était bien sûr de récapituler les grands moments d’une pensée, mais aussi de la réancrer dans les hasards d’une existence, pour ajouter une pierre à l’édifice d’une vieille interrogation : de quoi est faite une vie d’intellectuel du cinéma ?

Enthousiasme (La Symphonie du Donbass), Dziga Vertov, 1930

Débordements : Il paraît que vous avez fait une thèse sur André Gide. Cela suscite déjà trois questions : comment en êtes-vous arrivé là, et pourquoi ne pas avoir continué dans la littérature ? Et surtout, comment êtes-vous passé de la littérature au son, de Gide à Schaeffer ?

Michel Chion : J’ai toujours mené des études et des activités en parallèle, d’ailleurs la littérature et la musique n’ont jamais été pour moi des spécialités, comme elles semblent l’être devenues. Dans mon enfance et mon adolescence, bien des écrivains vivants célèbres, comme Sartre, Queneau, Cocteau, Vian, Duras, etc., étaient pluridisciplinaires, ils écrivaient des essais, des pièces de théâtre, des romans, des dialogues de films, des paroles de chansons, des poésies. Certains même, comme Duras et Cocteau, qui était aussi un excellent dessinateur, ont réalisé des films, et l’on trouvait cela naturel. L’un de mes compositeurs favoris, Wagner, a écrit les livrets de ses opéras, qui sont pleins de sens et de pensée ; c’était aussi un génial dramaturge et un penseur de l’art. Donc en 1971, en même temps que je rédigeais un doctorat de troisième cycle sur la question morale chez Gide, je continuais de suivre le stage de musique électroacoustique du Groupe de Recherches Musicales (GRM) et le séminaire de Schaeffer, après des études musicales à Versailles. Il me fallait un diplôme d’enseignant en lettres classiques pour avoir un métier, car je n’imaginais pas de gagner ma vie avec la composition musicale. Mallarmé, que je vénère, avait bien été professeur d’anglais. De fait, je n’ai jamais enseigné le latin et le grec, mais cela m’a servi par la suite, notamment pour mon Livre des Sons. Les circonstances ont fait que je ne suis pas devenu enseignant à temps plein, seulement, bien plus tard, chargé de cours à mi-temps à Paris III, sur des contrats de trois ans plusieurs fois renouvelés. Lorsque j’ai tenté en 2001, muni de toutes les habilitations et après une soutenance sur travaux, d’avoir un poste, les trois universités françaises où je me suis présenté n’ont pas retenu ma candidature, malgré le grand nombre de livres que j’avais déjà publiés et leur écho international.

Maintenant, pourquoi Schaeffer ? Cela remonte à un concert de Pierre Henry, en 1963, où m’avait emmené mon père, un ingénieur à qui je dois mon atavisme de chercheur. J’entendais pour la première fois ce que l’on appelait alors de la musique électroacoustique. Après ça, j’ai lu les écrits récemment parus de Boulez, Xenakis et Schaeffer. Les approches de Xenakis et Boulez étaient formulées sur un ton catégorique qui les faisait passer pour scientifiques, mais elles étaient très spéculatives in abstracto tandis que Schaeffer se posait de vraies questions concrètes d’audibilité sous un angle scientifique, donc sceptique. Et ce scepticisme actif, vivace, me plaisait, même si Schaeffer par la suite est devenu très négatif et repentant, avec trop d’autoflagellation. J’ai donc commencé ma vie professionnelle à mi-temps, avec de petits contrats dans un endroit formidable qui n’existe plus depuis longtemps, le Service de la Recherche de l’ORTF, créé par Schaeffer pour que s’y côtoient des gens d’image, de réflexion ou de composition, qui puissent en même temps échanger provisoirement leurs places, sans se statufier dans une position. Après deux ans de stage, avec notamment Robert Cahen pour condisciple (celui-ci, qui est resté mon ami, s’est tourné ensuite vers l’art vidéo), j’ai pu intégrer le GRM, en 1971. C’était un endroit où l’on pouvait composer, mais en dehors du travail ; ma tâche consistait à organiser les séminaires de Schaeffer, puis à produire et réaliser des émissions radio sur France-Culture et France-Musique, et à rédiger des textes à usage interne ou externe : l’on m’avait recruté d’abord parce que j’écrivais bien. Ce n’était pas, je le répète, un poste, mais des contrats à durée déterminée, comme j’en ai eu toute ma vie. C’était l’une des idées de Schaeffer, ce qu’il appelait les contrats de recherche.

D. : Sauf erreur, c’est par l’entremise de Schaeffer que vous vous mettez à enseigner à l’IDHEC. Quelle était votre cinéphilie antérieure, et comment s’était-elle formée ? Que faisiez-vous en cours, et en quoi ces cours ont-ils pu être métamorphosés en livres ?

M. C. : J’ai fait partie du GRM (dirigé alors par François Bayle) jusqu’en 1977, après quoi j’ai voulu voler de mes propres ailes. J’ai été en recherche d’un nouveau travail. J’avais déjà publié au Service de la Recherche un texte sur les rapports son/image, et grâce à la composition de musique concrète et à la réalisation radio, je possédais une expérience technique du son, J’ai même écrit, tourné, filmé et sonorisé en 1975, un petit court-métrage sonore. Schaeffer, qui m’estimait comme écrivain et intellectuel plus que comme compositeur, avait été contacté pour venir parler du son au cinéma à l’IDHEC, et il a suggéré au directeur de cette école de s’adresser plutôt à moi. C’est donc lui qui m’a mis le pied à l’étrier. Nous étions en 1979, c’était l’époque des premières vidéocassettes, qui permettaient de copier les films diffusés à la télévision, puis de les étudier finement. Avec mes étudiants, je montrais une VHS d’Un condamné à mort s’est échappé de Bresson ou du Testament du docteur Mabuse de Lang, pour observer ce qui se passait à la perception quand on coupait l’image ou le son. C’est ce que j’appelle la méthode des caches, une méthode que j’ai inventée à cette occasion. Une fois, lors d’une journée de formation à Genève, j’ai coupé l’effectif en deux pour leur montrer le prologue de Persona, de Bergman. Au groupe A, on passait d’abord le son seul, puis le son et l’image, au groupe B le contraire. Puis, tout le monde étant réuni, on comparait les perceptions de chaque groupe. Ceux du groupe B avaient tendance trouver les sons intrusifs, irritants, à la différence de ceux du groupe A. On peut mener ainsi, dans un contexte d’enseignement, des expériences perceptives d’audio-vision et de visu-audition. Dans plusieurs de mes livres, je donne des méthodes d’observation, et je constate qu’en France elles ne sont jamais testées. L’observation directe des films, associée bien sûr à la documentation historique et technique sur ceux-ci, est donc le centre de mon travail. Bien des élèves en étaient déconcertés, ils s’attendaient à des généralités et à l’évocation de règles rigides. Je leur apprenais que beaucoup de films qu’ils admiraient étaient postsynchronisés alors qu’on leur enseignait le son direct pris sur le tournage comme la seule option.

Ma cinéphilie date de l’enfance, il n’y avait pas de télévision chez ma mère ni chez mon père (puisqu’ils étaient séparés quasiment depuis ma naissance), ce sont des films vus en salle ; quand j’étais étudiant à Nanterre et que je vivais dans la banlieue Ouest, je prenais le temps d’aller à Paris et de profiter, non seulement de la Cinémathèque, alors installée au Palais de Chaillot, mais aussi de la riche programmation du premier Studio Action, situé rue Buffault. Je lisais le mensuel Cinéma, créé par la Fédération Française des Ciné-Clubs qui faisait un formidable travail culturel, et je lisais l’Histoire du Cinéma de Georges Sadoul et ses dictionnaires des Films et des Cinéastes, ainsi que les entretiens Truffaut/Hitchcock.

Au bout de deux ans de cours à l’IDHEC, pour revenir à la fin des années 70, j’avais de la matière pour un livre sur le son au cinéma. Celui-ci devait être édité par l’IDHEC, mais le projet n’a pas abouti. À cette époque, les Cahiers du Cinéma, sortis de leur période maoïste, cherchaient à la fois de nouveaux lecteurs et de nouvelles plumes. J’ai pris rendez-vous avec le directeur Serge Toubiana et lui ai proposé une chronique du son. Il a retenu mon idée, et m’a suggéré aussi d’écrire des critiques de films dans la revue, ce que j’ai fait pendant six ans. Comme c’était le moment où la revue a lancé ses propres éditions, mes livres sur le son au cinéma y ont trouvé leur place, et le premier sorti, La Voix au cinéma, a eu un certain écho, français puis international, dont je suis fier. Une traduction japonaise est en cours, et une traduction tchèque est sortie en 2021, ce qui est exceptionnel pour un livre sorti en 1982.

La chronique sur le son était basée sur des rencontres avec différents techniciens hors pair, mais qu’on n’était jamais allé interroger, comme Jean Neny, Marie-Josèphe Yoyotte. Ces entretiens avec des gens du métier – bruiteurs, monteurs-son, mixeurs, etc. –, que j’appelle les « artistes du son au cinéma », n’ont jamais pu être réunis en volume, comme beaucoup de choses que j’ai écrites (même chose pour une série d’entretiens que j’ai enregistrés avec Walter Murch), mais qui n’ont pas intéressé les éditeurs. J’ai ainsi dans mes tiroirs beaucoup de livres inachevés faute d’avoir eu l’opportunité de les publier. C’est la grande différence avec ma musique, qui, elle, ne dépend pas des sollicitations ou des réponses à mes propositions. Plusieurs fois, j’ai composé des musiques concrètes comme on fait de la peinture, sur mon initiative et sans commande. Certaines ont été éditées sur CD vingt ans après leur composition, grâce à des labels comme Brocoli, ou Metamkine. L’œuvre de musique concrète, même rarement jouée, existe, dès qu’elle est fixée sur support.

Blow Out, Brian de Palma, 1981

D. : Votre bagage littéraire se ressent dans vos textes, qui remontent volontiers aux archétypes littéraires ou évoquent tel ou tel texte de Thomas Mann sur la musique. Quelle influence la littérature a-t-elle sur l’élaboration de vos cadres intellectuels ? Et y a-t-il des approches du champ littéraire qui ont pu vous marquer dans votre manière de penser le cinéma ? Vos textes me font parfois penser à ceux de Gérard Genette, pris dans un même effort de classification des figures avec une ferveur typologique assez voisine de celle du Son ou de L’écrit au cinéma.

M. C. : Le mot « bagage » sonne pour moi bizarrement, car ce sont la littérature, l’écriture, la lecture qui me portent, plutôt que le contraire. À cette époque-là je n’avais pas lu Barthes – que je n’ai pas aimé quand je l’ai lu plus tard, trop snob, trop arbitre du bon goût se penchant avec dédain sur la culture populaire – ni Genette, qui au contraire m’a beaucoup intéressé. La différence est que les figures, les catégories avec lesquelles je travaille, c’est moi qui les ai créées et baptisées, il ne s’agit pas d’une rhétorique existant depuis des siècles et avec une approche très consciente de procédés établis de longue date. Lorsque j’ai commencé à chercher des figures dans le rapport audiovisuel, certaines existaient, mais n’avaient pas encore de nom. Aussi ai-je plutôt pensé cette entreprise en botaniste ou naturaliste classant les animaux, avec une optique forcément évolutionniste et historiciste. On est amené à l’inventaire pour trouver des espèces qui apparaissent, évoluent, etc.

Ceux qui ont voulu faire une rhétorique du son au cinéma, ce sont Adorno et Eisler, qui ont écrit un petit manifeste sur la musique de film dans les débuts du cinéma sonore. Je suis étonné par le crédit qu’on continue de donner à leur livre où il n’y a rien d’original – le contrepoint qu’ils préconisent, c’est un procédé d’opéra –, et où tout est in abstracto. J’ai trouvé beaucoup plus de pensée sur la musique dans le roman de Thomas Mann Le Docteur Faustus, que j’ai lu précocement à l’âge de quinze ans, que dans les écrits d’Adorno. Lire ces descriptions de musiques qui n’existaient pas m’a donné envie de les faire – de là mon Requiem. De la même façon, j’ai été plus marqué par Guerre et Paix de Tolstoï qui se termine par un traité sur le libre arbitre, que par beaucoup de philosophes.

D. : Hormis Schaeffer, vous citez peu d’auteurs. Qui d’autre a pu vous inspirer ? Et quels champs disciplinaires vous ont marqué ?

M. C. : Il y a Merleau-Ponty, la phénoménologie, et André Bazin, plus récemment, les textes d’Henri Meschonnic, Jean-Claude Milner, etc. Un livre que j’ai en chantier sur les trois réels cinématographiques vient de la réflexion d’André Bazin sur le réel. À mon sens, il a mis le doigt sur l’essentiel, et ce que je fais, c’est juste subdiviser ce réel en trois réels distincts. Grâce à Jacques Kermabon, j’ai longtemps écrit sur ces sujets dans la revue Bref, de quoi en tirer un livre, qui m’a été commandé par Jérôme Bloch et que je vais terminer en 2025. Autrement, j’ai été très marqué par les textes que Raymond Bellour a écrits dans les années 1960 sur Hitchcock. Et il y a bien sûr eu la psychanalyse, comme analysant et comme lecteur de Freud, Lacan et Dolto, une psychanalyste mésestimée alors qu’elle a écrit des textes très forts. Dans mon livre sur Lynch figure une citation d’elle en épigraphe. C’était évident pour ma génération qu’il y a de l’inconscient et du signifiant dans les films, alors qu’aujourd’hui on ne veut plus l’envisager. Il y a un tabou sur cette notion.

Mais je ne cite pas d’auteurs parce que sur beaucoup de domaines sur lesquels j’ai écrit, rien n’avait encore été publié, ou bien il s’agissait des spéculations dans le vide avec lesquelles je n’étais pas d’accord, et contre lesquelles je ne voyais pas l’intérêt de polémiquer. On m’a accusé par exemple de ne pas « citer » Michel Fano, or, celui-ci, qui a été très puissant dans les institutions et a choisi d’ignorer mon travail, avait des idées très étroites, fondées sur un nombre restreint de films, et il a très peu publié ; on lui donne un certain crédit parce qu’il est très catégorique, c’est la même illusion qu’avec Boulez ou Adorno/Eisler.

D. : Vos écrits débordent parfois le champ de la stricte analyse esthétique pour gagner un terrain plus général, par exemple lorsque vous parlez du rapport de l’humain à la voix ou au son. On peut en arriver à conclure que la recherche en cinéma, pour vous, ne va pas sans une réflexion d’ordre anthropologique.

M. C. : Oui, tout à fait, je m’intéresse à la fois à ce que les films racontent de l’humain et a au fonctionnement de la perception, qui n’est plus si étudié depuis les psychologues de la forme (Gestaltpsychologie) et les travaux de Maurice Pradines. Certaines questions avaient déjà été posées au XVIIIe siècle, en France et en Allemagne, et on les a depuis laissées de côté. Je me sens proche des Encyclopédistes, de Rousseau et Diderot notamment, des gens qui écrivaient un peu sur tout, quitte à s’avancer un peu. Rousseau n’était pas un grand compositeur, mais il connaissait la musique, et a inventé son propre système de notation. Ce qu’il a écrit sur l’origine des langages peut être critiqué, mais il y a beaucoup d’idées dedans, comme l’a montré Derrida en y revenant avec tant d’insistance.

Je me revendique « littéraliste », si un film raconte une histoire, je m’intéresse de près à l’histoire racontée, aux questions morales évoquées ou illustrées, même dans un film d’action, même dans un film comique. Mon essai sur l’œuvre de Tati est le seul à prendre à la lettre les scénarios de ses films, qui suivent parallèlement et alternativement les déplacements et les gestes d’une femme, et ceux de Hulot.

Persona, Ingmar Bergman, 1966

D. : Comment initiiez-vous les étudiant·es à l’attention sonore ? C’est un exercice souvent assez difficile, peut-être en raison d’un visiocentrisme très ancré dans les études cinématographiques.

M. C. : L’idée d’une attention sonore découplée de tout autre perception et référence serait abstraite, artificielle dans le cas du cinéma. Même avec un écran noir, comme dans le film de Duras L’Homme Atlantique, on est dans l’audio-visuel, et même dans l’audio-logo-visuel, où il s’agit de relations entre deux ou trois termes. C’est cela qu’il faut enseigner à observer et comprendre. La première édition de mon essai L’audio-vision débutait par l’analyse du prégénérique sans paroles de Persona dont j’ai parlé tout à l’heure. Dans une édition plus récente, je lui ai substitué l’analyse d’une autre séquence de Bergman, la séquence du tank dans Le Silence, où il y a un bref dialogue. Le cinéma est un art où, du fait qu’il y a presque toujours des mots, sur l’écran ou parlés, ces mots créent ce que j’appelle l’ombre du dit, ce dont il n’est dit mot alors que c’est manifesté devant nous de façon éclatante, par l’image ou le son. C’est le cas dans cette scène où, lorsque la tante du petit garçon se réveille et discute avec l’enfant, ils parlent de tout sauf du char d’assaut bruyant qui vient de s’arrêter dans la rue, en pleine nuit, devant leur hôtel. Le fait qu’on n’en parle pas alors qu’il est là, encombrant, indubitable, est un effet spécifiquement cinématographique, que j’ai baptisé « creusement ». On a la même chose à la fin de Magnolia. L’idée forte n’est pas qu’il s’y produise une pluie de grenouilles, c’est que les personnages ne la nomment pas, sauf une réplique abstraite du genre « this can happen ». À l’inverse, dans un film comme eXistenZ, de Cronenberg, ce qui est très intéressant c’est que les personnages verbalisent tout, de sorte que le rare non-verbalisé y prend une très grande force.

Quant à mes cours, le temps que j’avais, selon les écoles publiques ou privées, était très variable. Mes interventions en école ont souvent été d’une durée très limitée, de 30 ou 40h, parfois un mois. Les formations que je fais ici, chez moi, avec Acoulogia, sont de 12h. Je choisis des séquences dans l’histoire du cinéma, sans approche auteuriste, en multipliant les cas. Tout passe par le choix des séquences, par la batterie de notions que j’ai créées (et que j’ai mise en ligne : voir mon glossaire sur mon site), et par la méthode d’observation que je transmets. Si j’étais invité aujourd’hui – mais je me déplace moins maintenant – je prendrais aussi un film plus récent comme Birdman, où il y a de superbes passages. Il y a ce passage où l’acteur joué par Michael Keaton, entre deux scènes, sort du théâtre pour fumer sa cigarette et s’enferme dehors. Pour regagner le théâtre où il joue, il doit traverser en slip tout Times Square. Et là il y a un travelling sonore absolument magnifique, on voyage dans l’espace avec le son comme rarement ailleurs, avec différentes percussions jouées par un groupe genre Tambour du Bronx, dont on s’approche puis s’éloigne tout du long, et qui fait écho à d’autres musiques de percussions intervenant dans le film. Une des choses sur lesquelles j’insiste également dans les films récents est la question du multilinguisme, incorporant souvent une langue des signes (car il y a une langue des signes américaine, française, etc., qui ne sont pas les mêmes).

D. : Vous avez enseigné dans de multiples institutions, du fait de votre absence de rattachement à une seule structure. On imagine que, malgré la richesse de l’expérience, cela entraîne une certaine précarité. Or, c’est une question peut-être indiscrète, mais néanmoins essentielle : de quoi un intellectuel non universitaire pouvait-il vivre ? Comment avez-vous pu marier votre activité d’écriture et les différentes missions ou postes qui vous ont échu ?

M. C. : Une chose toute simple, c’est que ma femme (qui est productrice de documentaires) et moi, qui nous sommes rencontrés tard, n’avons pas eu d’enfants, ce qui change beaucoup de choses, financièrement et matériellement, et permet plus facilement de se passer d’un d’emploi fixe et assuré à plein temps. En plus, au début de ma vie professionnelle, les loyers parisiens – puisque j’habite Paris depuis 1970 – n’étaient pas si chers, et je pouvais me contenter d’une chambre de bonne sans téléphone et sans salle de bains. J’ai par ailleurs eu l’opportunité de faire beaucoup d’écrits alimentaires qui m’intéressaient, et m’ont beaucoup appris ; j’étais apprécié parce que je rendais mes textes à l’heure et que je faisais de bonnes synthèses. Par exemple pour un Larousse de la Musique en deux volumes, qui m’a fait vivre pendant un an. Une autre fois Bordas m’a commandé un livre sur les métiers du cinéma, qui m’a demandé un gros travail historique et technique, mais m’a fait vivre aussi pendant un an. Beaucoup d’écrits alimentaires de ce type, avec une vie sans trop de grosses dépenses. Dans les années 1980, j’ai ainsi davantage vécu de l’écriture que de l’enseignement, qui a souvent été plus ponctuel, comme pour des ateliers dans des formations de cinéma. J’écrivais des chroniques mensuelles ou hebdomadaires, il y a eu les Cahiers pendant un temps. Quand par la suite j’écrivais dans Positif, c’était par intérêt intellectuel et par amitié pour Michel Ciment, mais c’est une revue qui ne paie pas ses rédacteurs. C’est à partir des années 1990 que j’ai été chargé de cours à Paris III. Parallèlement, je continuais de composer à un rythme irrégulier décidé par moi, parfois des projets à long terme, comme ma Messe de terre, réalisée entre 1992 et 1996.

D. : On comprend que vous vous définissiez comme « chercheur indépendant ». Vous avez néanmoins écrit des ouvrages quasi universitaires, si l’on veut.

M. C. : Ils ne sont pas universitaires dans leur forme, même si certains ont été publiés dans des collections considérées comme telles, et tous ils apportent des données et des idées nouvelles, au lieu d’être des paraphrases et des commentaires d’auteurs antérieurs. Je suis reconnaissant à mon ami Michel Marie, un homme issu de la critique communiste et qui a fait partie des fondateurs du département de cinéma de Paris III. Lui n’a pas d’œillères, à la différence de certains de ses collègues sémiologues – je ne comprends rien à la sémiologie, sauf celle de Christian Metz – ou godardolâtres – alors que je n’aime pas Godard, à part un ou deux films –, et il avait apprécié mes textes dans les Cahiers et ma trilogie du son, La Voix au cinéma, Le Son au cinéma et La Toile trouée. Je suis allé le voir pour lui proposer une livre-bilan qui allait devenir L’Audio-vision, et il a vraiment lutté pour que je publie ce livre dans sa collection, en convainquant l’éditeur très réticent au début. Et très vite le livre a été traduit par Claudia Gorbman. Walter Murch – que j’ai rencontré plus tard – en a préfacé l’édition américaine en termes chaleureux, il était sensible au fait que j’avais été lié à Schaeffer qui était pour lui une référence importante. Ce livre a eu une douzaine de traductions, ce qui m’a valu d’être invité dans de nombreux pays. L’avantage d’être traduit, c’était qu’on ne collait justement pas d’étiquette « universitaire » ou « scolaire » sur le livre.

D. : À propos de votre double casquette de compositeur et de chercheur : l’université française essaie depuis quelques années d’accorder une plus large place à ce que l’on appelle, non sans vague, la « recherche-création », et je me demandais ce que vous pensiez de cette tendance.

M. C. : Je suis plutôt sceptique. C’est jouer sur les mots, sur le terme de recherche. Créer est une chose, faire de la recherche au sens scientifique une autre. L’un peut aider l’autre, certes. Ma façon de composer n’est pas liée directement à mes écrits descriptifs et historiques – ni mes œuvres musicales ni mes longues œuvres vidéo que l’on qualifierait d’expérimentales. Les œuvres doivent exister par elles-mêmes.

Pour moi, Schaeffer a commis une erreur – l’erreur d’un grand homme – quand il suggérait que les compositeurs appartenant au GRM ne fassent plus que des œuvres/études expérimentant les qualités du son. Il aurait suffi de dire : « Faites de la création libre, et à côté de ça on fera en groupe des exercices, des études spécifiques comme autant d’expériences qu’on pratique à plusieurs, avec essais et erreurs ». Ce serait une recherche sur tel caractère du son, ou sur la perception, et à côté de ça on crée librement. Le GRM ensuite, alors que Schaeffer ne s’en occupait plus, est tombé dans l’excès inverse : des créations musicales, et plus aucune recherche musicale expérimentale au sens scientifique. On pourrait faire pareil avec le cinéma.

Entretien réalisé à Paris en septembre 2024.