Like a leaf clings to a tree
Oh my darling, cling to me
For we’re creatures of the wind
And wild is the wind
So wild is the wind
Wild is the Wind, Dimitri Tiomkin and Ned Washington
Miséricorde a été interprété, à raison, comme un « retour à la maison » pour Alain Guiraudie. D’abord parce que le scénario raconte le retour au pays d’un jeune boulanger, Jérémie (Jérémie Kysyl), dans son village natal, pour l’enterrement de son ancien patron. Ensuite et surtout parce qu’il s’agirait du retour du réalisateur au monde occitan (on ne s’écharpera pas à définir le « Sud »), après un film situé, certes, en Auvergne, mais dans un espace exclusivement urbain, Clermont-Ferrand et ses alentours (c’était le très beau et très surprenant Viens je t’emmène). Miséricorde pourrait cependant tout aussi bien être vu comme la suite, le doublon paradoxal, de Viens je t’emmène : Guiraudie y adapte en effet la deuxième partie de son roman Rabalaïre, la partie « Gogueluz » (c’était le nom du village de Rabalaïre – le village, ici, est Saint-Martial), opposée à la partie « Clermont ». Après la forme modeste, proche de la série B ou du polar urbain, Miséricorde, qui se déroule dans de larges paysages d’automne que les personnages arpentent souvent à grands pas, a quelque chose de grandiose. Ce qui frappe en premier lieu, c’est cette magnificence un peu austère : dès le générique, une série de paysages filmés depuis une voiture qui roule à travers la campagne, accompagnée seulement du léger vrombissement du moteur, un lourd sentiment d’inquiétude plane le long du film. C’est cependant, chose rare, une belle lourdeur : celle des sentiments compliqués, des grands sujets tels qu’ils traversent banalement toute vie – tout ce qui fait la sève des films de Guiraudie, des questions de désir, d’amour et de mort. Et la manière avec laquelle ces grands mots (et ce à quoi ils se rapportent) se mélangent, se rencontrent, se croisent, comme des promeneurs au coin d’un bois.
La première de ces rencontres est d’un ordre plutôt classique : c’est l’amour et la mort. Jérémie, en effet, ne vient pas seulement enterrer son ancien patron, mais son ancien amant. Difficile de comprendre si l’amour entre les deux hommes fut consommé (on suppose que non), mais le désir est aussi éteint que l’amour est ardent (c’est d’ailleurs ce que le prêtre (Jacques Develay) affirme lors de l’enterrement – que le mort aime toujours, et qu’il faut encore l’aimer). Entre Jérémie et Vincent (Jean-Baptiste Durand, pour la première fois au cinéma en tant qu’acteur), le fils du défunt, le même trouble se dessine : on ne cesse d’entendre que la violence de Vincent vient du fait que Jérémie « tourne autour de sa mère » (Catherine Frot). Mais on en vient aussi à se demander s’il n’y a pas eu une histoire d’amour adolescente entre les deux garçons – et si cet amour n’est pas refoulé par Vincent, qui en vient alors aux mains (et Jérémie au meurtre). Le prêtre, lui, comprendra vite ce qui s’est déroulé, mais pardonnera immédiatement le meurtre (c’est la « miséricorde » du titre), par amour pour Jérémie : troisième amour trouble, non consommé, détourné, auquel on pourrait ajouter le désir de Jérémie pour Walter (David Ayala), vieux fermier sans le sou, qui repousse Jérémie sans que l’on comprenne bien s’il n’y a pas en lui, également, un peu de désir.
De ce bref résumé, on retiendra la première surprise guiraudienne : c’est le premier film de Guiraudie sans sexe, où les personnages ont beau se désirer, se tourner autour (il y a, dans les bagarres entre Jérémie et Vincent, quelque chose de la parade amoureuse animale), et même dormir dans le même lit, ils n’iront pas plus loin que de se prendre la main. Ni fin de libido, ni sublimation, cette disparition du sexe ne se fait pas dans la joie : elle supporte toute la tristesse du film et des personnages, et peut être vue comme un catalogue des motifs qui empêchent l’accès aux désirs – un catalogue du principe de réalité. C’est peut-être, disons-le, que Guiraudie vieillit : ses trois romans (et ce dernier film emprunte en réalité aux trois [11] [11] Sans aller jusqu’au jeu des sept différences (quoique ce soit un exercice tout à fait intéressant), on rappellera seulement, comme exemple, que l’épisode du vol des vêtements est inspiré de l’épilogue d’Ici commence la nuit, qui entraînait une scène beaucoup plus violente. ) étaient des œuvres motivées par l’âge mûr, qui décrivaient la volonté (et la profonde difficulté) de dépasser le désir sensuel pour se tourner vers d’autres puissances intérieures – l’amour platonique, la spiritualité.
Sans envisager une étude de comparaison stylistique, on peut se contenter de dire que la volonté de grandeur du film diffère du monologue intérieur paranoïaque, hésitant, presque paillard, des romans de l’auteur. L’image de Claire Mathon, à la fois nette et très brute, tout en nuances de brun, de rouge et de vert, s’éloigne des descriptions rapides et érotisées des héros romanesques guiraudiens, pervers en dilettante qui erraient le long des routes, l’œil avide. L’œil, ici, est comme couvert de terre – comme le visage de Vincent, enterré sous quelques feuilles mortes –, de cette terre claire et humide de la forêt, au-dessus de laquelle flotte une brume légère et doucement inquiétante. Guiraudie a souvent filmé des mondes oniriques, des rêves, mais son cinéma se rapproche, film après film, d’une esthétique du cauchemar : ici, les visiteurs qui débarquent au beau milieu de la nuit (Vincent, le gendarme) évoquent des créatures issues de terreurs nocturnes, de paralysies du sommeil (ils s’assoient sur le lit, comme les créatures de ces étranges rêves éveillés s’assoient, dit-on, sur le dormeur).
Une telle description pourrait faire oublier l’humour de ce film très drôle – parfois à hurler de rire –, mais elle n’est pas inexacte pour autant. Guiraudie met en scène les gags comme il met en scène tout le reste, avec autant de subtilité que de simplicité – c’est, toujours, une histoire de direction des regards vers les coins de l’image, attirés tantôt sur un verre de pastis rempli avec une main très lourde (« Oups ! »), tantôt par le sexe du curé, qui apparaît en bas du cadre, dans l’obscurité, mais qui en devient, par la force de choses, le centre. Toute la mise en scène de ce film au classicisme sobre et apaisé fonctionne ainsi, par une concentration de l’attention vers une périphérie de la scène (un coin de l’image, un détail du décor, un mouvement anodin, une réplique géniale) qui en devient alors le cœur battant. Mais dans le même mouvement, l’humour du film vient d’une sorte de bonhomie générale des personnages et des situations, et sa sobriété fait que la source du rire, le « cœur battant », est à la fois partout et nulle part, il est dans l’air. Le film explicite d’ailleurs très bien ce principe à travers la métaphore des champignons qui poussent un peu partout dans la forêt, notamment au-dessus du cadavre de Vincent. On sait que les champignons ne sont que l’excroissance visible (l’appareil reproducteur, sexuel – c’est du Guiraudie [22] [22] Dans Rabalaïre, les champignons, nommés « Dourougnes », sont nourris par le sperme des personnages qui se masturbent dans la forêt, et ils donnent à celles et ceux qui les mangent une surpuissance physique, et donc sexuelle. ) de réseaux de mycélium qui peuvent parfois s’étendre sur des kilomètres. Nous sommes comme des cueilleurs accompagnés par un cinéaste-mycologue, taciturne mais fort agréable, qui nous guide et nous dirige (on sait, au moins depuis Hitchcock, qu’un grand director dirige d’abord ses spectateurices).
Placer la périphérie au centre, mouvement guiraudien par excellence – qui fonctionne ici à l’échelle du film entier, par la manière avec laquelle la figure du prêtre prend, scène après scène, une position centrale. Le personnage, qui n’a presque rien à voir avec « le curé de Gogueluz » de Rabalaïre et de Pour les siècles des siècles, est l’un des premiers à prendre la parole, et l’un des derniers que l’on voit. Le personnage n’est pas exactement au(x) seuil(s) du film, mais au bord des seuils (comme on dirait « au bord des routes »), il n’encadre pas le récit mais l’occupe chaleureusement, il se blottit (ou se cache) contre ses parois. Si les deux derniers romans de Guiraudie prenaient très au sérieux l’enjeu de la croyance en Dieu et de sa possible incarnation (les scènes de messe de Pour les siècles des siècles décrivent par exemple l’eucharistie comme un moment où les personnages ressentent une grande transcendance), nul ici ne prononce le mot « Dieu », et la question de la mystique est absente – contre l’abstraction permise par l’écriture, contre l’amour universel du Christ, Guiraudie préfère raconter des amours singulières, et notamment cet amour dont, par définition, on ne peut que parler (puisqu’il ne se réalisera jamais), celui entre le curé et Jérémie. « Vous apprendrez à m’aimer », dit le curé, assumant très vite le fait qu’il n’y aura jamais, entre eux, d’amour sensuel, ce que Jérémie peine d’ailleurs à comprendre.
Dans une scène de La Maman et la Putain de Jean Eustache, Jean-Pierre Léaud prononce ces mots affreux : « Quand je fais l’amour avec vous je ne pense qu’à la mort, à la terre, à la cendre. » Dans Miséricorde, le monde est déjà plein de mort, de terre et de cendre – on sent que le sexe ne saurait avoir la légèreté bouffonne et jouissive qu’il avait dans les autres films de Guiraudie, de la partouze champêtre qui clôt Le Roi de l’évasion à la quasi-pornographie de L’Inconnu du Lac (où l’amour et la mort se côtoyaient, mais où l’un n’aboutissait pas forcément à l’autre), et que si les personnages faisaient l’amour, ils pourraient en mourir (il y avait déjà, dans Rester Vertical, une euthanasie par le sexe). Peut-être pire encore. Oui, Guiraudie vieillit, et voit bien que le sexe peut être une vanité – que c’est peut-être le curé qui a raison, qu’il vaut mieux tromper son monde en faisant semblant de faire l’amour et, en réalité, se contenter de se tenir la main au bord d’un précipice. La chair est faible, mais le désir, laissé intact, inassouvi, est comme le vent : il souffle où il veut, et on entend sa voix (Miséricorde est un film sans musique, mais où l’on entend souvent le bruit du vent), mais on ne sait ni d’où il vient ni où il va. « Ainsi en est-il de quiconque est né de l’esprit [33] [33] La Bible. Nouveau Testament, trad. œcuménique, Jean 3:8. », dit l’Evangile selon Jean – ou, pour citer la traduction de l’éditeur d’Alain Guiraudie, Frédéric Boyer, « C’est ainsi pour qui naît du Souffle esprit. [44] [44] Évangiles, trad. Frédéric Boyer, Gallimard, 2022, Jean 3:8. »