Mentionnée une première fois en passant, la station d’épuration de la petite ville qui donne son titre au nouveau film de Frederick Wiseman apparaît tardivement à l’écran. Le flot boueux à la surface duquel s’agglutinent de petits îlots de mousse fétide fait alors tache au sein d’une succession d’images paisibles et de scènes très ordinaires. Dans cette ville où même les cochons affichent une robe immaculée, la crasse est éludée. Tout paraît impeccablement entretenu, d’un calme élyséen : des herbes doucement bercées par la brise, des épis de maïs alignés et des maisons trônant sur des petites buttes verdoyantes ponctuent placidement les passages d’une scène à l’autre – plans de coupe sans tranchant. Un constat renforce cette impression de paix : on ne voit personne dans les rues ou la campagne alentour. Rare exception, l’ombre d’un paysan cloisonné dans la cabine d’un monstrueux engin agricole, et qui pourrait tout aussi bien n’être qu’un automate. Où sont-ils donc, les habitants de Monrovia ? A l’intérieur. Réunions, cérémonies, déjeuners, séances chez le coiffeur ou de fitness : c’est bel et bien une série de huis clos sentant l’air conditionné et les produits d’entretien qui scande Monrovia, Indiana. Le cinéaste n’avait jamais filmé l’intérieur des États-Unis, attiré jusqu’à présent par les côtes. Voilà qu’il a capté une région qui vit très concrètement à l’intérieur.
Les scènes en intérieur qui composent la majorité du film forment un contre-champ : contre cette campagne uniquement traversée comme un no man’s land ou travaillée telle une usine verte. Comme absorbée par la vie intérieure, la ruralité se réduit à un sujet débattu ou un argument brandi dans les réunions de la commission d’urbanisme. Les membres de celle-ci se divisent grosso modo en deux groupes : ceux qui indexent la survie de la ville à l’arrivée de nouveaux habitants, et ceux qui voient ce développement d’un œil méfiant et préfèrent un pastoralisme à l’odeur de communauté renfermée sur elle-même. Pour ces derniers, le grand air sert de clôture transparente à la petite ville.
Un enchaînement de séquences fait se tenir dos-à-dos le peu de choses qui se passent à l’extérieur et la torpeur de la vie en intérieur. Partons d’une des scènes les plus cocasses du film, celle de la loge maçonnique. Une poignée de papys en costumes de Castors Juniors célèbrent la longévité d’un des leurs. Cérémonie burlesque tout en piétinement et en discours bafouillés, la célébration se veut solennelle mais accouche d’un protocole mollement exécuté. A cette liturgie flapie, Wiseman accole une scène de vente aux enchères de tracteurs. Alors que défilent dans un hangar ces léviathans agricoles, le commissaire priseur scande leur apparition de la langue pétillante propre à son métier face à un public qui ne manifeste aucun enthousiasme, voire lutte contre le sommeil. Un engourdissement qui atteint également les personnages de la scène suivante, traînant les pieds dans les rayons d’un supermarché. S’ensuit une réunion au Lions Club avec, à l’ordre du jour, le don d’un banc à la ville. L’extérieur ne s’aborde que sous l’angle du repos. Vient enfin la seule séquence un peu longue du film où circulent des tracteurs dans des champs.
Le montage a toujours été la grande affaire de Frederick Wiseman : davantage que le tournage, c’est l’étape où le réalisateur conçoit et mûrit ses films. Un fil discret relie toutes ces scènes d’apparence hétérogènes : l’épuisement. Celui des personnages fatigués, comme celui du terroir exploité. Surement est-ce pour cette même raison que le documentariste filme Monrovia comme une surface plane, retournant régulièrement à des images de la plaine sans relief, s’arrêtant ici et là sur des enseignes ou des panneaux. On parle parfois d’Amérique profonde – phrase toute faite qui voudrait que certaines vies se logent dans le creux de la modernité, seul sommet enviable. La modernité n’est pourtant pas absente à Monrovia et on ne recense dans le film aucune célébration du mode de vie rurale comme le coffre où serait rangée une quelconque tradition. Wiseman se désintéresse donc de cette profondeur proverbiale et lui préfère une horizontalité où il n’y aurait rien à puiser. Il n’y a qu’à récolter – du maïs pour les fermiers et des images pour le cinéaste.
Dans son ensemble, Monrovia, Indiana est évidemment aussi l’image inversée d’un autre film récent de Wiseman : In Jackson Heights. Quartier du Queens à New-York, Jackson Heights est à Monrovia ce qu’un tympan baroque est à un monolithe : population autoproclamée la plus cosmopolite du monde avec ses habitants parlant 167 langues versus des résidents à 96,3 % blancs-américains et aux trois quarts électeurs de Donald Trump. Il va de soi que la confrontation de deux images de l’Amérique dont on ne sait laquelle est le négatif de l’autre est à l’origine de l’envie de Wiseman d’aller filmer Monrovia. Le documentariste ne cache d’ailleurs pas son étonnement : « Ce qui m’a le plus surpris à Monrovia, c’est le manque de curiosité et d’intérêt qu’ils manifestent pour le monde extérieur à leur ville. Ils vont très rarement à Indianapolis, la plus grande ville de l’Indiana, qui n’est qu’à 30 minutes de là. Je n’ai entendu personne manifester d’intérêt pour ce qui se passe en Europe, en Asie, ou ailleurs dans le monde. Leur monde, c’est Monrovia et ce qui se passe autour. »
Le monde n’est convoqué qu’à un moment dans le film. Deux VRP déroulent à un couple la kyrielle de bienfaits qu’apporte leur médicament « naturel ». Ce faisant, elles racontent l’ambition du fondateur de leur marque : faire d’une pierre deux coups, guérir les corps malades et régler le problème de la faim dans le monde – une partie des bénéfices étant versée à une association à Haïti. L’unique évocation d’un extérieur surgit dans un double mouvement de repli : ceinturée entre deux arguments commerciaux – les bébés qui meurent de faim servent à en revenir au produit –, elle n’a d’autre vocation que d’inciter les clients à faire attention à leur bien-être – à eux-mêmes. Drôle de coïncidence, le nom même de Monrovia porte en lui l’idée d’étanchéité et d’isolationnisme. C’est en effet un hommage à James Monroe, cinquième président des États-Unis, célèbre pour la doctrine qui porte son nom et qui définit la politique étrangère du pays au XIXème siècle et au début XXème siècle. En substance, la doctrine Monroe condamne toute intervention européenne dans les affaires des continents américains et vice-versa.
Scènes incarnant par excellence l’imperméabilité : celles des cérémonies. Il y a celle des francs-maçons fêtant leur doyen. En apparence à peine conscient de ce qui se joue autour de lui, le vieillard s’impose comme la mascotte de ce groupe claquemuré dans une litanie d’auto-références et cerné par les portraits de ses prédécesseurs. Viennent ensuite deux cérémonies religieuses : un mariage et un enterrement. La première s’ouvre sur l’échange des vœux, puis les époux assemblent une croix, lui la partie extérieure à angles droits, elle, les volutes intérieures. Tel un manuel Ikea moralisateur, le pasteur éclaire le symbolisme élémentaire de ce geste : l’homme fort protège sa douce et sentimentale épouse. Ensuite, les parents des mariés sont conviés à un grand câlin de groupe avec leurs enfants – cercle exclusif, tournant le dos à l’assemblée. L’enterrement clôture le film et vaut surtout pour la faconde du pasteur. Après un long monologue à l’intérieur du temple, il continue d’être le seul à parler au bord de la tombe, sur un ton sémillant contrastant fortement avec les sanglots des enfants de la défunte, étanche à ces larmes.
Dans les trois cas, la mise en scène de l’évènement cultive un culte de l’entre-soi tandis que les discours délimitent un espace de pensée. Posée au milieu des champs, ouverte aux quatre vents, Monrovia, sous l’œil de Frederik Wiseman, n’offre pourtant pas moins l’impression d’être comme captive. Une famille de chalands, filmée entourée de grilles sur lesquels sont exposés des autocollants en vente, en est l’incarnation : autour d’eux, les affichettes adhésives proclament toute une flopée de slogans humoristiques et au goût parfois douteux. Certaines célèbrent un machisme bien droit dans ses deux bottes : le dénigrement des femmes et la vénération des armes à feu. D’autres se teintent d’une connivence un peu plus bon enfant sur les particularismes des habitants de l’Indiana. Qu’y voir d’autre qu’un état de siège des clichés ? D’une certaine manière, la scène contient à elle seule le film. Les stéréotypes partagés, les petites phrases qui servent de cris de ralliement, les blagues agissant comme un clin-d’œil entendu redéploient, en plus compact, ce que les longues tirades des cérémonies étirent : une enceinte symbolique rejetant autrui et encerclant le même.
Choisissant de rester après le service funèbre final, Wiseman filme ce que la cérémonie occulte : la descente du cercueil et les pelletées de terre qui le recouvrent progressivement. C’est la seule fois, dans un film pourtant consacré à une communauté agricole, que de la terre sera manipulée. Même les immenses machines agricoles semblent affairées à autre chose : avec leurs longs bras diffusant des pesticides, elle évoquent bien plus de petits avions potelés et empotés qui peinent à décoller. Totems on ne peut plus parlants d’un paradoxal rapport hors-sol au sol même. Cet humus aseptisé – sans animal ni insecte – renforce l’impression d’un certain escamotage de la saleté. Dans l’ensemble, c’est davantage l’hygiène et la maîtrise de son image qui dominent. En témoignent les bocaux brandis par un vendeur de matelas : l’un contient une poudre censée représenter les peaux mortes que les dormeurs perdent chaque nuit, et l’autre un liquide jaunâtre correspondant à la sueur épongée par le lit si les clients n’optent pas pour l’option isolante. Au client de réagir avec un rictus de dégoût : « Gross ». Il faut donc s’isoler de la crasse – la sienne et celle du monde.
Seuls le montage et la bande-son parviennent à dissoudre l’hermétisme des scènes et de ce qui s’y joue. Comme pour rappeler combien la porosité demeure, malgré tout, le seul grand principe agenceur. Car, quand bien même chaque communauté tend à définir les règles et les habitudes qui la distinguera des autres, Frederick Wiseman semble persuadé que l’isolement n’est qu’une modalité erronée ou malade d’une continuité entre les êtres (y compris les animaux, souvent filmés par le documentariste). C’étaient, dès 1967 dans Titicut Follies, son premier film, certains internés de l’hôpital psychiatrique qui, enfermés dans leurs délires, soliloquaient sur les grandes actualités de l’époque – donc ce qui se jouait, là-bas, dehors. C’étaient aussi, dans Belfast, Maine, une autre grande fresque sur une petite ville américaine sortie en 1999, les ouvriers de l’usine de maquereaux s’agitant chacun dans leur coin. C’est pour cela que le réalisateur laisse transpirer ses plans. D’abord grâce au montage, reliant ce qui semble a priori relever de situations différentes. Puis par son utilisation du son, faisant, dans Monrovia, Indiana, intervenir le bruit intérieur des bâtiments en amont, alors que la caméra est encore occupée à les cadrer de dehors. A moins que ce dernier geste ne soit un avertissement : là encore, l’intérieur a colonisé l’extérieur.