Mundane history, Anocha Suwichkirnpong

L'étoile et la tortue

par ,
le 9 février 2013

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Alors qu’il y a quelques mois, on pouvait voir un soir sur Arte une femme de six cents ans pleurer sa condition d’esprit cannibale et un jeune homme convaincu de ses réincarnations futures, la Thaïlande nous fait parvenir d’autres échos d’un temps déréglé, cette fois selon une histoire beaucoup plus ordinaire, si l’on en croit le titre. En effet, tandis que Tante Jen et Tong, les protagonistes du Mekong Hotel d’Apichatpong Weerasethakul, ont atteint le stade de fantômes et voyagent avec souplesse d’un bout à l’autre du spectre du temps, les deux héros de Mundane history stagnent dans un temps qui peine à suivre son cours, à l’inverse du fleuve omniprésent chez Weerasethakhul.

Sur les rives du Mékong, Tong, qui connait déjà son avenir sous forme de cheval ou d’insecte, reste serein : la jeune Phon, qu’il vient de rencontrer, l’accompagnera partout dans ses nouvelles vies. Ake, le jeune héros de Mundane history, paralysé des suites d’un accident, n’envisage pas l’avenir avec la même sérénité. Lecteur et cinéphile, il n’ouvre plus un livre, ne regarde plus un film, goûte à peine ses plats préférés, et reste prostré dans son lit, solitaire, sous le regard d’une tortue, dont l’aquarium apparaît à plusieurs reprises en amorce. Ce temps balbutiant, c’est donc d’abord celui d’un jeune homme pour qui la vie semble s’être arrêtée, ou du moins avoir perdu tout sens. Le montage échange ainsi systématiquement la cause et la conséquence, la situation présente arrivant avant les décisions qui l’ont provoquée. Ce bégaiement temporel semble traduire l’espoir compromis d’un possible avenir, celui-ci ne portant plus la promesse de l’épanouissement désiré. Au lieu d’une avancée significative, d’une évolution du personnage, ce sont des morceaux de passé qui ne cessent de faire retour.

Sans surprise, c’est par le biais d’un adjuvant, l’infirmier Pun, que l’adolescent va sortir de l’isolement et peut-être reprendre goût à la vie. Toutefois, cette intervention est à nuancer. Pun d’abord n’est pas, c’est le moins qu’on puisse dire, un boute-en-train : timide et réservé, il a raté sa vocation, et semble ne devoir qu’au hasard sa présence dans cette maison, qu’il hésite plusieurs fois à quitter. Pun rêvait de devenir journaliste. Alors qu’Ake se demande s’il est possible de « vivre sans futur », Pun a quant à lui le sentiment d’exister sans passé. C’est par la rencontre de l’autre que l’existence devient possible, et cette rencontre est d’autant plus belle que l’autre n’apporte ni médecine particulière, ni sagesse véritable, mais simplement une même expérience du temps : temps banal des vies ordinaires qui compose leur histoire.

À ce temps vécu ordinaire va s’opposer le spectacle d’un temps grandiose : qu’ils regardent les nuages allongés dans le jardin, traversent des civilisations exposées dans un diorama muséal, ou assistent à la mort d’un astre au planétarium, c’est toujours, en tant que spectateur, le défilement d’un temps surplombant qu’ils contemplent. Un temps gigantesque directement lié à la nouvelle condition d’Ake, celle de spectateur. On aurait tôt fait de l’assimiler à cette tortue dans son aquarium, qui regarde le monde derrière la vitre comme derrière un écran. Or, là où l’amphibien se meut dans un espace clos, Ake est immobile dans un espace ouvert. La thérapie de Pun ne passe donc pas par une quelconque forme d’action – rarement on aura vu au cinéma des personnages aussi statiques –, mais vise plutôt à faire accepter à Ake sa nouvelle condition de spectateur, à lui faire réexaminer sa passivité, par l’expérimentation d’un autre mode de voyage dans le temps et l’espace.

Face à ce cycle intemporel dans lequel se rejoignent le début et la fin des temps, difficile de ne pas songer au Tree of life de Terrence Malick. Pourtant, il ne s’agit pas ici de faire le deuil d’une vie au nom d’une immensité de l’univers. C’est un autre “concept” qui est mis en oeuvre par Anocha Suwichakornpong : le karma. Pensée de la cause et de l’effet, c’est ce principe bouddhiste qui incite Ake à accepter sa nouvelle condition, présentée sur le versant de la réincarnation. Le passé, l’histoire d’un individu reste inscrite dans son corps et cette réincarnation n’est qu’une conséquence des vies passées. Quand Pun, après avoir peu à peu gagné la confiance d’Ake, lui demande comment s’est déroulé l’accident, nous n’aurons ni réponse ni flash-back, mais quelques très gros plans sur sa peau, comme si c’était là, dans ses pores, qu’était conservé le souvenir du drame. Le problème d’Ake, en effet, est corporel : comment continuer sa vie dans ce corps nouveau qui ne lui obéit plus ? La scène, trop explicite sans doute, où il se masturbe en vain dans son bain, signe d’une adolescence tronquée, ou encore les nombreux fluides (vomi, urine, excréments) qu’il ne contrôle plus, disent bien cette lutte entre l’être et son corps.

À propos du cinéma d’Antonioni, Deleuze note que le trouble principal de ses personnages est d’être malades du temps, ce qui se traduit par le désaccord entre un corps fatigué – le passé se condense dans un corps-personnage – et un cerveau « moderne », qui découvre la créativité du monde. Il ne s’agit pas de confondre deux visions éloignées du monde, mais peut-être de rapprocher deux trajectoires. Comme une sorte de personnage moderne deleuzien, Ake suit dans le film un apprentissage de la vision. Suite à son accident, c’est son devenir-voyant, face à un phénomène spectaculaire intemporel, qui va peu à peu le faire changer de point de vue. Imperceptiblement, les convictions se modifient avec le temps, explique Pun, qui a longtemps gardé la conviction que la Terre était plate tout en sachant qu’elle ne l’était pas. Pour Ake, il s’agira de voir sa vie comme sous l’action du karma : l’accident n’est plus seulement la fin d’une vie, mais le début d’une autre. Au-delà de toute notion religieuse, l’important est que sa conviction ait changé, et qu’un futur lui semble à nouveau envisageable.

Histoire ordinaire donc, dont le programme est explicité dans une séquence au trois-quart du film, quand arrive la description des images du planétarium vues précédemment : sur une série de plans fixes de ruisseaux et de plaines, la voix-off nous décrit la mort d’une étoile. « Mort inévitable », comme « toute chose vivante », mais aussi « transformation », changement d’état. Ake et Pun s’apparentent à ces étoiles « de faible masse » qui disparaissent en nébuleuses, en naines blanches, pâles vestiges de ce qu’elles ont été, tandis que les étoiles brillantes ont une mort lumineuse, sous la forme spectaculaire d’explosives supernovas. La fin du film, magnifique, montre Ake rentrant de l’hôpital en voiture avec son père. Alors qu’il regarde le paysage défiler à travers la vitre, des surimpressions font se rencontrer films amateurs, home movies et images de contestation politique, cela figurant à merveille la trainée qu’un astre mourant laisse derrière soi. Images d’enfance et souvenirs familiaux ? Films qu’il a tournés dans son école de cinéma ? Luttes auxquelles il a participé ? Ces images intriguent par leur poésie, et peu importe qu’il s’agisse d’une trainée de faible intensité ou d’une explosion de particules. Auparavant, Pun aura libéré les tortues dans le fleuve, où elles assisteront peut-être au ballet des jet-ski qui clôt Mekong Hotel, et Ake, lui, aura enfin rouvert un livre. L’accident, scène initiale du film qu’on ne verra pas, vient donc d’avoir lieu. Le temps a regagné son lit, puisque deux scènes enfin obéissent à la chronologie. Le film peut désormais se conclure, logiquement et sans prévenir, sur une naissance difficile, un accouchement par césarienne filmé en plan-séquence. Une étoile vient de mourir, un enfant est né.

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Mundane history, un film d'Anocha Suwichkornpong, avec Arkaney Cherkham (Pun), Phakpoom Surapongsanuruk (Ake), Paramej Noiam (le père).

Scénario : Anocha Suwichakornpong / Image : Ming Kai Leung / Montage : Lee Chatametikool

Durée : 82 mn

Sortie : 16 janvier 2013