Le 30 avril dernier est parue la suite d’un jeu que personne n’attendait vraiment, dont il est même raisonnable de supposer que certain·es joueurs ou joueuses ignorent qu’il s’agit d’une suite : il faut dire que dans l’intervalle de vingt-deux ans qui sépare le Pokémon Snap original (HAL Laboratory, 1999) de ce New Pokémon Snap (Bandai Namco Studios, 2021), des joueur·euses ont eu le temps de naître, grandir et devenir adultes sans avoir jamais eu vent de la série. Comme nous le rappelle à de nombreuses reprises notre mentor dans ce nouvel épisode, en photographie – comme en édition de jeux vidéo – tout est question de timing. En mars 2000 en France[11] [11] La sortie du jeu en Europe a suivi de plusieurs mois la sortie originale japonaise, comme c’était généralement le cas à l’époque. , la sortie du premier Pokémon Snap tombait à pic : le jeu pouvait surfer sur le succès phénoménal des premières versions de Pokémon Rouge et Bleu, parues un an plus tôt, et venait également accompagner de quelques jours à peine la sortie de Pokémon Stadium (l’autre jeu Pokémon de la Nintendo 64), et de deux mois la parution de Pokémon Jaune. Bref : en mars 2000, Pokémon Snap était au bon endroit au bon moment. Et pourtant, si le jeu s’est acquis une petite réputation auprès des possesseur·euses de Nintendo 64 au fil du temps, son accueil commercial fut plutôt discret à l’époque, tutoyant péniblement les 700 000 exemplaires distribués en Europe[22] [22] Si les chiffres sont comparables au Japon, le jeu s’est en revanche remarquablement bien vendu en Amérique du Nord, où il a atteint les 2,2 millions de copies grâce à une campagne marketing manifestement plus agressive. , loin, très loin derrière les presque neuf millions de copies vendues de Pokémon Rouge et Bleu sur le continent à la même période.
Il est vrai que la promesse de ce Pokémon Snap avait quelque chose de déstabilisant : au lieu des jeux de rôle et de stratégie auxquels nous a habitué·e·s la licence, cet épisode proposait aux joueurs et joueuses d’incarner un jeune photographe, mandaté par un professeur pour documenter la vie des pokémons dans leur habitat naturel. Observant le monde à travers l’objectif de son appareil, l’avatar glissait au volant d’un petit véhicule sur des rails invisibles, afin de saisir les créatures au moment opportun pour en tirer le cliché parfait – clichés ensuite « évalués » par le professeur selon des critères présentés comme objectifs (pose, niveau de zoom, cadrage, arrière-plan, etc.). En accumulant des points, le joueur ou la joueuse débloquait ainsi de nouveaux parcours, peuplés de nouveaux pokémons, lui permettant de poursuivre son safari-photo. L’intérêt de ce système de jeu était notamment d’être plus passif et, pour ainsi dire, pacifiste que la majorité des jeux de l’époque, presqu’entièrement centré sur l’observation plutôt que sur l’action ; l’opportunité de regarder les pokémons évoluer dans leur habitat naturel selon des routines informatiques à peu près indépendantes de l’action du joueur ou de la joueuse, présentait également l’avantage d’observer l’une des règles d’or de ce genre d’univers fictionnels, à savoir l’impression que le monde pourrait exister et fonctionner sans nous. Le jeu avait enfin le mérite inattendu de détourner les codes du rail shooter classique qui, de Virtua Cop (Sega, 1994) à House of the Dead (Sega, 1996), se présentait généralement comme un jeu de tir à l’action frénétique, embarquant le joueur ou la joueuse, arme au poing, dans les méandres hostiles de champs de bataille ou de manoirs infestés de zombies.
Le genre, qui avait fait les affaires des gérants de salles d’arcade et des vendeurs de pistolets infrarouges en plastique, se trouvait avec Pokémon Snap plaisamment réinventé, pour une expérience résolument calme et contemplative – même si les méthodes de notre photographe virtuel avaient de quoi interroger. Non content d’observer les créatures évoluer dans leur milieu et interagir entre elles, celui-ci avait en effet la possibilité de leur lancer divers objets pour provoquer certaines réactions : des pommes pour les attirer, ou des sortes de balles pour les déstabiliser, ou les forcer à évoluer – assez loin, donc, de l’éthique non-interventionniste de certaines tendances du documentaire animalier contemporain. Le système de jeu avait néanmoins ses défauts : une certaine forme de répétitivité dans le fait de devoir reparcourir les mêmes trajets encore et encore pour photographier les créatures à l’instant idéal (puisque comme dans un rail shooter classique, la progression était invariablement linéaire, sans possibilité d’interrompre la course ni de revenir sur ses pas) ; un certain arbitraire dans l’évaluation et la notation des clichés par le professeur également, un barème d’appréciation esthétique étant naturellement une chose bien difficile à émuler informatiquement, conduisant à certaines aberrations inévitables dans le calcul de points. Mais l’expérience avait son originalité, un concept rafraichissant, loin des tendances « combats de chiens » auxquelles on a souvent réduit la série de jeux principale ; et puis un indéfinissable air de vacances, dont est connotée généralement la pratique du safari-photo, redoublé par l’atmosphère globale du titre, prenant pour décor une île paradisiaque et ensoleillée (probablement inspirée, comme c’est souvent le cas des insularités volcaniques du jeu vidéo japonais, par l’archipel d’Okinawa), bien avant les incursions hawaïennes de Pokémon Soleil et Lune (Game Freak, 2016).
Cinq ou six ans après la sortie de ce Pokémon Snap, plusieurs chercheurs et chercheuses en études vidéoludiques ont attiré l’attention sur la parenté entre jeu vidéo et parcs d’attractions[33] [33] Pearce, Celia. « Narrative environments. From Disneyland to World of Warcraft. » Space Time Play: Computer Games, Architecture and Urbanism: the Next Level, Borries, Walz&Böttger, Birkhäuser, 2007, p. 200-205. Jenkins, Henry. « Game design as narrative architecture ». First Person : New Media as Story, Performance, and Game, Pat Harrington and Noah Frup-Waldrop (Eds.), MIT Press, 2004, p. 118-130. . Dans ces papiers, largement commentés en game studies, les narratologues y mettaient en évidence le fait que le level design de jeu vidéo empruntait largement, consciemment ou non, à l’« architecture narrative » de certains parcs à thèmes (ou même de certains lieux de culte), dans l’idée que ces types particuliers d’espaces avaient réussi à incorporer dans leur architecture et leurs parcours une manière particulière de raconter des histoires. Sans qu’il y soit ici directement question de récit, le fait de se déplacer en permanence sur des rails, comme sur un trajet touristique, pour y assister à de petites saynètes entre pokémons et les prendre en photos, forme effectivement un écho, peu enthousiasmant mais réel, à l’expérience du visiteur ou de la visiteuse de parcs d’attractions. Il est probable d’ailleurs que l’idée de Pokémon Snap ait été en un sens dérivée d’un autre lieu récurrent de la série principale, le fameux « Parc Safari », apparu pour la première fois dans Pokémon Rouge et Bleu, reprenant déjà les codes de l’attraction touristique, payante, contrainte et en temps limitée. On ne peut s’empêcher par ailleurs, en jouant à ce New Pokémon Snap, de s’enfoncer dans un réseau intertextuel un peu déroutant, lorsque le jeu nous fait suivre à bord de notre navette sur rail, lors de notre première rencontre avec un pokémon « luminescent » (motif narratif central de ce nouvel opus), une créature dont le design est explicitement calqué sur une sorte de dinosaure herbivore – référence peut-être inconsciente à la scène iconique de révélation des créatures dans le Jurassic Park de Spielberg (1993), travaillant lui-même ce motif du rail récréatif, avant son déraillement cauchemardesque.
Malgré ce système de jeu contraint et légèrement anti-interactionnel, je me souviens que le premier épisode a longtemps occupé une place un peu à part dans ma culture vidéoludique : celle d’une expérience reposante, d’une sorte de congé vidéoludique loin des clichés, si je puis dire, de l’éternelle pétarade – courses d’obstacles, batailles rangées ou matchs à mort – que représentait encore le jeu vidéo vers la fin des années 1990. Malheureusement, force est d’avouer que ce New Pokémon Snap ne produit pas tout à fait le même effet vingt-deux ans plus tard. Il faut dire que ce nouvel épisode n’incorpore, pour commencer, que très peu de nouveautés par rapport au jeu original. Certes, les parcours ont plus de profondeur, évoluant légèrement à mesure des réitérations : des passages précédemment inaccessibles s’ouvrent à l’exploration du joueur ou de la joueuse si celui-ci ou celle-ci a réalisé un score suffisant ; l’heure de la journée est aussi susceptible de changer, et avec elle la présence ou le comportement de certains pokémons. L’objectif de l’appareil photographique peut désormais se contrôler en motion gaming, via les commandes gyroscopiques du contrôleur de la Switch – évolution amusante et immersive, même si l’on se demande un peu pourquoi le jeu n’a pas vu le jour sur un potentiel futur dispositif de réalité virtuelle made in Nintendo, puisqu’il incarnerait à mon sens le système de jeu parfait pour un casque VR. Certains aspects du jeu enfin ont été plaisamment édulcorés : finies les « agass’ball » du premier épisode, dont le nom même recouvrait tout un programme de maltraitance animale, remplacées par des sortes de boules lumineuses, qui ne se lancent plus sur les pokémons à proprement parler, mais en direction de fleurs magiques qui captent la lumière pour l’amplifier et illuminer le parcours ; et le professeur nous assure également avec beaucoup d’insistance que les fameuses pommes du jeu original sont désormais des pommes « tendres », ne faisant aucun mal aux créatures auxquelles on les lance…
Mais comment expliquer qu’en ayant si peu changé, la recette ne prenne plus tout à fait ? Définitivement, dans le domaine de la photographie comme de l’édition de jeux vidéo, tout est question de timing. Le problème de ce New Pokémon Snap n’est pas, à mon sens, qu’il paraisse vingt-deux ans après l’original, mais plutôt quinze après l’émergence du jeu indépendant – et avec lui, l’explosion de toute cette veine du jeu vidéo contemplatif que l’on a appelé les walking simulators, consistant à parcourir des environnements calmement, souvent sans but apparent, et pour le simple plaisir de l’observation. De Journey (Thatgamecompany, 2012) à Firewatch (Campo Santo, 2016) en passant par Proteus (Twisted Tree Games, 2013) ou A Short Hike (Adam Robinson-Yu, 2019) nous sommes aujourd’hui saturés de promenades : tant est si bien que ce sous-genre, que l’on prenait un temps pour l’avenir et comme l’accomplissement du jeu vidéo en tant qu’art, ultime retournement du médium sur ses propres potentialités, semble en voie de passer de mode. Même pour les joueurs ou les joueuses au naturel volontiers promeneur, il est devenu difficile de se contenter de ces formes de Justwalkingism (« le-simple-fait-de-marcher-isme »), mot-valise proposé par Oscar Barda au début des années 2010, à une époque où plusieurs grands titres en monde ouvert ont démontré que le pur plaisir exploratoire pouvait faire bon ménage avec d’autres mécaniques de jeu et systèmes d’objectifs complexes – équation résolue, entre autres, par The Legend of Zelda: Breath of the Wild (Nintendo, 2017) il y a quelques années.
Dans le même temps, la plupart des jeux grand public ont incorporé de leur côté des modes photographiques, permettant aux joueurs et aux joueuses d’immortaliser leurs avatars dans les situations les plus avantageuses, d’y appliquer divers filtres (sur le modèle des filtres Instagram), pour les partager ensuite sur leurs réseaux sociaux, redoublant ainsi opportunément et bénévolement le travail de communication des studios eux-mêmes lors de la sortie de leurs jeux. La plupart des manettes disposent aujourd’hui d’un bouton dédié à la capture d’écran instantané et à la publication en ligne : tout cela vidant cruellement ce New Pokémon Snap de sa fraîcheur et de son originalité primitive.
Le nouveau titre de Bandai Namco ne fait rien de véritablement mal, mais semble aujourd’hui un peu sans saveur, vaguement inadapté à son support (avant l’annonce, encore une fois, d’une éventuelle Nintendo VR), et légèrement en décalage avec son temps. Il ne fait que souligner, selon moi, l’originalité du premier épisode à sa sortie : si Pokémon Snap incarnait finalement une sorte de modalité primitive du jeu de promenade avant l’heure, ce New Pokémon Snap en incarne un peu le pendant après l’heure. Loin d’un safari-photo paisible et curieux, la seule manière dont je suis personnellement parvenu à investir le jeu aura été de le convertir en course aux points effrénée, à la poursuite de l’angle parfait, de la seconde exacte où immortaliser la pose requise pour satisfaire les exigences de mon commanditaire. Finies les vacances, donc : retour au travail. Et l’étrange balade artistique de se voir transformée, malgré elle, en performance sportive…