Est-il banal de le dire ou utile de le rappeler ? L’art aime la singularité (mot que l’on préférera à « originalité »). Singuliers, Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval à n’en pas douter le sont. Peut-être d’abord, même s’ils ne sont pas les seuls, parce qu’ils forment un couple de cinéma. Singuliers à deux, donc. Leurs noms apparaissent toujours côte à côté dans les génériques, sur le même carton. « Réalisé par Nicolas Klotz – Ecrit par Elisabeth Perceval » ; jusqu’à ce qu’ils partagent le titre de réalisateur pour Low Life. Singuliers, ils le seraient encore par l’économie de leur film et leur méthode de travail. Avec quatre long-métrages sortis en salles en douze ans, on pourrait également dire – mais cela est à relier à ce qui précède – qu’ils prennent leur temps. Ce temps, pris pour penser, pourrait être vu comme la clef de leur engagement. Car ils sont de ceux pour qui, au cinéma, l’ « engagement » passe par la forme. Si, comme le déclare Nicolas Klotz dans cet entretien, la mise en scène est la pensée du film, alors le temps de la pensée et la forme de l’engagement sont indissociables.
Low Life, sorti sur les écrans le 6 avril dernier, est certainement un film singulier, duquel émane une force mystérieuse. La vision que nous en avons eu s’était accompagnée de questionnements quant à certains parti pris de mise en scène ou certains thèmes (voir la critique du film). Afin de mieux comprendre la volonté qui les animait, nous avons souhaité les rencontrer, et les avons interrogés aussi bien sur leur démarche et leur rapport au cinéma en général que sur des moments précis de leur dernière œuvre en date.
Dans cette première partie, il sera question, entre autres, de la manière dont Low Life a germé, de la place que la pensée y occupe, et de thèmes prépondérants : la jeunesse, la danse, le sommeil.
Débordements : Pourquoi Low Life ? D’où est venu le désir ou la nécessité ?
Elisabeth Perceval : Low life parle de la jeunesse. Pourquoi la jeunesse ? Pour nous, l’aventure cinématographique est liée au fait de parler de notre époque. Avec Paria ou La Blessure, on est allé à la rencontre d’expériences éloignées de notre quotidien, mais proches de nos préoccupations, des lieux qui interrogent le monde dans lequel on vit. Pour La Question humaine, il s’agissait d’une histoire, sur les pères, qu’on n’a pas immédiatement vécue, et dont nous sommes les héritiers. Notre proximité naturelle avec la génération de Low Life, qui a l’âge de nos enfants, nous amenait à nous situer dans un rapport plus direct à l’actualité. On avait très envie de parler de choses plus immédiates, plus intimes, dans notre vie : non pas, de « la » jeunesse, qui serait représentative d’une norme : je ne sais pas qui c’est. La jeunesse est multiple, on le voit, mais je ne peux parler que de celle que je connais.
Nicolas Klotz : Quelque chose se prolonge toujours d’un film vers le prochain. Ce qui m’intéresse dans le cinéma, c’est sa capacité à inventer des formes pour filmer l’époque, des films qui ne perdent jamais la certitude qu’il n’y a que le cinéma qui puisse révéler l’époque de cette manière-là. Ni le journalisme, ni la philosophie ne peuvent le faire comme ça. Chaque fois qu’on fait un film, on cherche une forme, une toile, qui pourrait ouvrir sur un portrait de l’époque. Je ne me pose pas la question : « Tiens, on va raconter cette histoire. Comment bien la raconter ? Qui sont les personnages ? ». L’époque c’est déjà une toile, avec ses propres couleurs, ses temporalités, ce qui est visible, rationnel, ce qu’on appelle généralement le « réel ». Mais il y aussi des choses moins visibles, des survivances, qui le hantent et le contaminent à la fois avec des forces qui ne sont plus là et avec d’autres qui arrivent. Comme on fait des films en 3, 4 ou 5 ans, ce sont des prélèvements que nous faisons dans le temps. Le matériau premier c’est la connexion de l’époque et d’une forme cinématographique, avec d’autres époques et d’autres formes. Faire du cinéma c’est filmer ce qui arrive. À la fois ce qui arrive physiquement devant la caméra, avec les accidents, les présences, les gestes, et ce qui arrive du passé et du futur.
EP : On avait envie de soulever ces points d’interrogation sur l’époque à travers la jeunesse, sans convoquer l’Histoire. Envie aussi de quelque chose de proche de l’expérience du cinéma qui nous avait marqué à 20 ans. Il a donc fallu trouver la forme cinématographique, les lieux aussi.
D : D’où la référence, avec le personnage de Charles, au Diable probablement, de Robert Bresson. Ne craigniez-vous pas un certain « poids » de la référence ?
EP : On n’a jamais peur que notre travail soit en résonances avec des choses qui nous ont inspirés, marqués, qui ont fait partie de notre vie. Voir un film, c’est en faire l’expérience, et un auteur comme Bresson, c’est quelqu’un qui à un moment donné fait partie de ta vie. Ce n’est pas comme si on avait imité et plaqué ces références dès notre premier film. Le cinéma de Bresson s’inscrit dans un parcours, c’est toute une vie, c’est mûrement réfléchi. On avait l’âge des personnages de Low life quand on a vu Le diable probablement, il y a presque 35 ans. Ça nous avait profondément troublés, et en même temps profondément émus, puisque c’est grâce à ce film que nous nous sommes rencontrés, Nicolas et moi. J’aime beaucoup l’idée que les films fassent parti des nos expériences amoureuses. Le film dialogue avec Le Diable Probablement : Le personnage principal, Charles est désespéré, il ne veut plus vivre et demande à un ami toxicomane de le tuer en échange de quelques billets. Ce film que j’ai vu en 77 n’a pas cessé de me hanter pendant des années. J’ai toujours senti comme un appel à relever ce jeune homme laissé mort au Père Lachaise. J’ai eu envie de le ramener vers la vie : Charles dans Low Life est son fantôme en 2012. Pas peur, donc. Vu les risques qu’on prend quand on fait un film, je crois que la peur est un sentiment que l’on n’a jamais eu. La seule peur que l’on peut avoir, c’est celle de ne pas arriver à faire un film.
D : Dans Low life, la jeunesse résiste. Mais, si la jeunesse est neuve, elle semble aussi portée par quelque chose d’antique. Il y a l’héritage de la résistance, des républicains espagnols… Comment se mêlent les deux ?
NK : Je vais revenir un peu en arrière. Très concrètement, je pense qu’il y a eu ces deux adolescents morts dans un transformateur à Clichy-sous-Bois. Elisabeth et moi avons été très choqués de voir le Ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, lancer comme ça, une « force de mort » contre ces jeunes gens. On a fait un court-métrage Jeunesse d’Hamlet, Clichy-sous-Bois, 15 Novembre 2005. C’était des fragments d’Hamlet Machine de Heiner Muller, qui circulaient parmi des jeunes gens interpellés par les RG dans un appartement bourgeois réquisitionné pour un interrogatoire. Hors champ, on entend les émeutes dans Paris, des tirs, des chars…. Je me souviens très bien d’avoir vu à peu près à ce moment-là le film des Straub, Europa 2005. Avec un graffiti tagué sur un mur « Stop ne risque pas ta vie ». Nous est venue alors l’idée d’une poussée du cinéma vers l’espérance et la puissance de la jeunesse : la jeunesse en tant que puissance d’antiquité qui se révèle dans le contemporain. Si Sarkozy déclarait ainsi la guerre à une jeunesse, pour convaincre son électorat de sa propre puissance, c’est que la jeunesse immigrée est dangereuse. Si elle est dangereuse, alors allons-y, travaillons la force de résistance qu’elle a encore et que les adultes, alourdis par toutes ces petites trahisons qui viennent trop souvent avec l’âge, n’ont plus. Il y a aussi eu la manipulation de l’affaire Tarnac et cette expression de « l’ultra gauche » inventée de toutes pièces par les communicants de Sarkozy, repris en boucle ensuite par les médias. C’est un contexte dans lequel on a puisé et qui résonne avec beaucoup de choses dans l’histoire. La jeunesse a toujours été au cœur de toutes les résistances et de toutes les oppressions depuis les Grecs. Elle a une longue expérience de ça, d’où la nécessité de la filmer comme une puissance antique.
EP : J’ai rencontré d’anciens républicains espagnols, anti-franquistes qui m’ont raconté leur histoire. Ensuite j’ai rencontré les enfants de la deuxième, de la troisième génération, pour voir ce qui leur restait de cette odeur de poudre, de la colère, de la révolte de leurs grands-pères. J’étais surprise de voir que beaucoup s’intéressaient, et pratiquaient le flamenco ; la guitare, le chant, la danse. Cette génération retrouvait à travers le flamenco quelque chose de ses racines. À l’époque, les communautés espagnoles réfugiées en France se réunissaient, ils organisaient des collectes pour soutenir les camarades restés là-bas, mais aussi faisaient la fête. Les enfants, les petits-enfants ont baigné dans cette atmosphère, où il était à la fois question de politique, d’histoires de résistance et de fête. Les descendants de cette histoire, portent les traces de cette révolte lointaine, et d’un passé hanté par tous ces morts. Carmen, le personnage principal et son frère Miguel sont issus de cette immigration. Il y a aussi Julie petite-fille d’une famille de résistants, dont la plupart sont morts en déportation. Une amie philosophe qui a suivi les différentes étapes du scénario, me disait : « Les républicains ont disparu, ils ne sont plus dans le scénario, mais leurs fantômes rôdent encore, on sent leurs présences, on les entendra dans le film ». Il y a 70 ans les immigrés espagnols ont connu les mêmes humiliations, le même racisme que connait l’immigration d’aujourd’hui. À présent la communauté espagnole est totalement intégrée, et cette page de l’histoire nous paraît bien lointaine… Mais l’histoire interminable, de l’exil, la fuite, l’immigration, toujours recommencée, se répète sans fin. Au moment où j’ai commencé l’écriture, plusieurs mouvements étudiants, comme les mobilisations anti-CPE (Contrat Première Embauche), éclataient. Des pans de la jeunesse se révoltaient en France et en Europe. On s’interrogeait sur le fait de savoir ce que voulait dire la révolte pour la jeunesse, ou ce que signifie « être engagé ». La jeunesse, populaire et étudiante, est universellement le noyau dur des soulèvements. Mais aujourd’hui on assiste à un changement en ce qui concerne “l’engagement politique”. Un certain modèle est épuisé. Il ne s’agit plus de se donner où de s’identifier à un collectif qui nous représenterait. Mais de s’engager depuis sa situation personnelle et privée. Je pense à toutes ces formes de solidarités et de contestations, toutes sortes d’actions, plus Low Life, qui ne se manifestent pas immédiatement en pleine lumière, mais peuvent rester invisibles un certain temps avant d’éclater. Quelque chose de plus souterrain que les révoltes qui les ont précédées et qui touche davantage à l’intime. Mais aussi aux choix qui engagent ta manière de vivre. C’est aussi important. Comment se projeter vers l’avenir ? Les jeunes savent que rien n’est garanti, mais aussi que rien n’est perdu d’avance. On a rencontré des jeunes militants de Lyon. Des groupes qui s’occupent de R.E.S.F. (Réseau Education sans frontières), ou des associations comme Les amoureux au ban public qui militent en faveur des couples « sans-papiers ». La jeunesse était dans la rue. Il y a dans l’enthousiasme que soulève l’engagement politique quelque chose de très ancien et qui résonne avec l’intensité de l’état amoureux. Et c’était frappant de voir des jeunes qui parlaient pour l’essentiel en leur propre nom, depuis leurs préoccupations personnelles, et des évènements qu’ils rencontraient dans leur quotidien.
D : Y-a-t-il dans le film des espaces ou des formes de résistance privilégiés ? Au niveau de la parole, des discours que tiennent les jeunes et que le film essaie de rendre audible, par exemple, ou est-ce que l’engagement passe par autre chose que la parole ?
EP : On savait qu’on ne voulait pas tourner cette histoire à Paris. J’ai commencé à écrire à Lyon où une importante communauté espagnole s’était installée dans les années 30. Et aussi les générations qui ont suivi cette immigration. Des fragments de tout ça, apparaissent dans l’atmosphère au début du film, notamment avec la scène de danse et de chant flamenco qui va mettre « le feu aux poudres ». On voit une bande d’amis, dont Carmen. On sait qu’elle est étudiante, elle raconte à sa copine qu’elle rencontre des gens incroyables, et fait des photos dans la rue, le métro, là où ils vivent, dans des squats, des hôtels pourris… Elle regarde le monde qui l’entoure, un regard attentif et sensible, elle ouvre les yeux à des situations qu’elle croise dans sa vie. Comme nous tous, elle assiste à des contrôles, qui sont aujourd’hui devenus banals pour la plupart des gens. Son regard sur la société n’est pas celui d’une militante, mais il n’est surtout pas celui de l’indifférence. Car elle ouvre le film et en quelque sorte ouvre le regard du spectateur. Elle nous fait part, d’une observation du réel qui l’entoure. Elle confie le sentiment qu’elle a en regardant ses photos ; l’impression d’y voir des images de guerre. Une sorte de pressentiment ; une guerre qu’on ne voit pas, mais qui est là, cachée. Voilà un des premiers éléments pour moi qui peut s’apparenter à une forme de résistance : prendre soin de ce qu’on regarde, c’est prendre soin du réel. C’est demeurer sensible, et ne pas avoir peur de ses sentiments. Il ne suffit pas de « s’engager », mais que notre travail soit engagé dans la question de la sensibilité à l’autre. Ensuite il y a le couple, Julie et Djamel, qui, sont plus directement engagés dans RESF. On les appelle sur leur portable et Carmen au-prise avec ses problèmes de cœur avec Charles, en profite pour le quitter. Elle les suit, « elle cavale avec eux, pas pour sauver le monde. Ta sœur s’est enfuie parce qu’elle ne veut plus me voir… » hurle Charles désespéré, à Miguel. Je dirais qu’il est question d’une bande d’amis, certains sont étudiants, d’autres chômeurs, comédiens, musiciens de rock… Ils ont tous des univers très différents. Ce qui les réunit ce sont les histoires d’amour, d’amitié, des formes d’entraide et de solidarités. Tout ce que la politique n’est pas, et elle n’est pas tout, loin s’en faut ! Ensemble ils partagent, chacun de manière très différente, une certaine lucidité face à ce qui les attend. On peut tenir pour politique les expériences dont témoignent les jeunes de Low Life. Ils vivent leurs engagements idéologiques et amoureux, ils prennent parti, et prendre parti, agir, s’engager, cela relève de la politique… C’est ce qui leur donne ce charme incroyable.
EP : Maintenant, en ce qui concerne ce que tu appelles les discours : il me semble que la pensée manque cruellement aujourd’hui. Il y a un rapport au temps d’une telle frénésie que l’humain dérange, la pensée et le sensible seraient un obstacle. Résister, c’est aussi ne pas renoncer aux mots dans une société où tout nous pousse à ne pas penser, à réagir instinctivement. Pratiquer l’exercice de la parole, c’est ce qui manque aux jeunes gens du capitalisme. Dans Low Life j’ai eu envie de montrer des jeunes qui prennent soin des sentiments, ne parlent pas en clichés, en slogans : ils sont dans cette jouissance-là. Ils n’ont aucune leçon à donner. Ils sont plus dans la jouissance des mots que dans celle des marques ou d’une immédiateté consumériste. Ce n’est pas une jeunesse représentative de la norme, je l’ai dit, je ne la connais pas. Ce serait quoi cette norme ? C’est qui ? Qui la fabrique, et pour servir quoi ?
Ces jeunes gens sont tout autant résistants dans leur capacité à penser, dans le sens interroger le monde dans lequel ils vivent, qu’en courant à une manifestation, comme au début du film. Une rencontre, un regard, une histoire, des lieux, des souvenirs, des films, des musiques, une ville, sont aussi des citations. On recueille des tas de choses, pendant des années, et les livres en font parti. On n’est pas grand-chose tout seul, une pure création ça ne veut rien dire. Un scénario se construit avec toutes les choses qu’on collecte, un ensemble d’éléments que je choisis et qui devient peu à peu une création. Au cours de sa vie, certains auteurs deviennent proches de soi comme homme, on a le sentiment de les connaître personnellement. Les personnages de Low Life aiment bien les livres, ils aiment aussi faire l’amour, faire la fête, danser, ils sont prêt à s’interposer aux flics pour empêcher l’expulsion d’un squat. Et à se mobiliser pour organiser la fuite de Hussain. Prendre la parole, à travers une citation, fait partie d’une tradition très ancienne, dans la jeunesse, pour faire ses armes, lancer une sommation, exercer sa parole, éprouver ses sentiments. J’avais envie de filmer la jeunesse comme une puissance antique, dit Nicolas, et moi, je voulais que les sentiments soient portés à l’écran, autant par les mots, que par un visage, un regard, une présence. Il arrive qu’on lise une phrase, qu’on rencontre une pensée ; l’expérimenter, c’est faire corps avec. Tout à coup, ça devient « Je pense telle ou telle chose » et ça me rend plus fort. Lorsque Djamel répond à la provocation de Miguel qui trouve que leurs petites actions ne changeront rien. Lui qui proclame l’amour, la joie… « Personne peut nous prendre ça ! L’amitié, le reste, c’est mort. » dit-il. Piqué au vif, après une nuit de confrontation avec les flics, Djamel « proclame » « L’amitié, d’accord. Un ami c’est quoi, tout simplement quelqu’un qui existe en égalité avec toi. L’ouvrier africain… Le marocain …Tout ceux-là sont du même monde que nous. Il faut dire cette phrase très simple : il y a un seul monde. ». Il l’a évidemment lu quelque part, il s’empare de cette pensée, comme d’une banderole, impatient, convaincu que les choses peuvent changer, il a besoin de le proclamer pour y croire, pour que ça existe. Une manière de regarder vers le futur. C’est tout à fait le genre de pensée (« prenons conscience, après tous les drames, les crimes commis à cause du racisme, qu’il y a un monde, un seul ») qui peut soulever l’enthousiasme d’un jeune homme. Et comme les personnages sont aussi mes porte-paroles, je ne peux pas laisser Djamel se bercer dans ses illusions. Il est naïf (et c’est bien à 20 ans, n’ayons pas peur de notre naïveté ! par pitié !) penser qu’il suffit de proclamer une vérité pour qu’elle puisse exister. Et Charles de casser ses illusions « Ben voyons, seulement tu oublies de dire que la guerre c’est l’horizon mondial de la démocratie… Tout ce qui te fait encore espérer Djamel, nous fera bientôt tous ricaner… Pour débarrasser le monde de toute cette merde, il faudrait une terrible violence. » Charles provoque la naïveté de son copain. À cet âge on fait bien l’expérience des vêtements, des marques, on s’identifie à tel groupe de rock, à tel acteur, tel film etc… C’est une manière de se confronter à l’autre. Je ne vois pas pourquoi s’emparer de la pensée, d’un auteur, d’un poète, qui a la connaissance et l’expérience des choses, serait réduit à tenir un discours. Il doit y avoir 4 phrases, 5 phrases sur 2 heures de film, qui sont des citations que les jeunes s’adressent les uns aux autres. C’est devenu exceptionnel de dire une pensée, de construire des arguments, on n’a plus le temps. On préfère se jeter des accusations à la figure. On réagit dans l’immédiat, on répond à des produits pulsionnels, qui répondent à nos propres pulsions, et tout ça fait l’économie de la pensée. Il s’agit de séduire, d’aller à la facilité, alors que la pensée prend du temps
NK (qui est allé chercher le livre où se trouve le texte de Straub) : « La guerre est l’horizon mondial de la démocratie »… Cette phrase de Charles est partie d’un article que j’avais lu dans Libération au printemps 2005 je crois, du temps où ils donnaient encore la parole à Straub : « C’est une terrible violence qu’il faudrait pour libérer le genre humain, sauver notre planète du pire des viols, le capitalisme global et le cynisme qui l’accompagne. La marée noire du ministère de la culture et de la propagande du docteur Goebbels nous a submergés avec l’impérialisme des USA et le Maccarthysme triomphant de la terre entière ». Si Charles disait ça la critique dirait « quel connard », « dandy bourgeois », « bobo fait de la résistance »… Si c’est Straub qui le dit, ça passe (encore ; quoique), mais dit par un tout jeune homme parce qu’il est cinéphile, désespéré, et qu’il vient de le lire dans le journal… n’éveille aucune tendresse particulière parmi ceux qui trouve le capitalisme très cool. Franchement, encore ramener l’histoire dans le cinéma alors que le capitalisme a vaillamment affranchi le genre humain des horreurs de l’histoire?…
EP : Charles est sérieux, son inquiétude est réelle, aujourd’hui on assiste à un certain débordement de l’opposition entre nature et société. La nature suffoque, le vivant est menacé. Pourquoi Charles serait-il déconnecté de cette réalité ? De plus il est visiblement étudiant en sciences, quand il parle de l’état de la planète, des lacs, des rivières, etc… il se rapporte à un cours. Il provoque, c’est sûr, avec des mots définitifs, il s’empare de la parole des adultes, de ceux qui ne s’accommodent pas de cette situation. Les jeunes sont nés dans la catastrophe, ce qui les rend souvent plus lucides. Face à leurs angoisses certains font le choix du cynisme. Froids comme les armes virtuelles de la finance, les chiffres, l’argent invisible, les discours décomplexés d’un capitalisme morbide. Il faut accepter que la pensée rivalise avec toute cette entreprise de démolition. C’est aussi ce qui rend belle cette jeunesse.
NK : Dans ta question, tu parlais d’espaces de résistance… Paria et La Blessure sont des films tournés dans des lieux « de résistance », des lieux où ça résiste pour survivre, où, si tu ne résistes pas, tu risques de disparaître. D’abord de la visibilité ensuite de la vie elle-même… Quand tu fais un cadre dans ces lieux-là, le bus de ramassage dans Paria, les squats de La Blessure, tu filmes la résistance. C’est très simple, tout est là. Dans les corps, la lumière, les murs. Le spectateur qui est face à ça s’y connecte et comprend parfaitement où il est. Ce n’est pas son monde, celui dans lequel il vit, qui est filmé. Il expérimente au cinéma quelque chose qu’il serait incapable de vivre dans la vie. Dans La Question Humaine, nous avons tourné dans des lieux « contemporains ». Des lieux du monde riche, hantés par une autre époque, par l’économie et la gestion des corps. La résistance y est encore partout à cause de l’Histoire, de cette chose massive qui surplombe le film et qui le pénètre à chaque instant, qu’on a appelé le « rayonnement fossile d’Auschwitz ». C’est plus violent, parce que Simon nous ressemble plus. Il a les mêmes amis que nous, écoute la même musique, mais il fait un sale boulot et en prend conscience. Tout comme beaucoup de gens, qui depuis toujours, en prennent conscience ou pas. Se révoltent contre ou font avec. Avec Low Life est arrivée autre chose. Les lieux que nous filmons ne sont pas des lieux particulièrement soumis à une oppression, à part le squat des Africains, mais on n’y reste pas très longtemps. C’est un monde « normal », avec des étudiants, la petite bourgeoisie, des jeunes gens qui s’engagent dans leurs désirs, leurs idées, leurs utopies… Ils sont jeunes, issus pour la plupart de l’immigration – Carmen et Miguel sont d’origines espagnol, Djamel vient de l’immigration arabe, Julie de l’immigration juive… Charles a « immigré » du Diable probablement de Bresson. Ils s’habillent avec style, ne se répandent pas sur leurs histoires familiales, ni sur leurs galères. C’est la même jeunesse que celle qui résistait dans les mêmes ruelles dans les années 40 à Lyon. Mais 70 ans plus tard. Leurs petits enfants. Ce qui nous intéressait, c’était d’organiser ces espaces de résistance dans les plans eux-mêmes, par les plans. Que les cadres définissent des lieux qui résistent, dans lesquels l’espace de la parole produit des effets sur les visages, dans les corps, sur l’espace, sur le spectateur. C’est forcément plus subtil.
NK : La mise en scène, c’est le film en train de penser. Tout ce qui est organisation des plans (fixité, déplacements, lumière, rythme, espaces provoqués par la parole…) c’est la pensée du film. Le film en train de se faire. Ce qui compte, ce ne sont pas les discours des « personnages », qui diraient des vérités, mais le fait même qu’ils puissent organiser entre eux ces espaces où la parole est traversée par d’autres paroles que les leurs : des paroles d’autres générations, des paroles prononcées par des auteurs, de la poésie… C’est une manière de confronter le spectateur à une expérience qui le renvoie à sa propre faculté de construire ce genre de choses dans sa vie. Quelqu’un qui n’est pas concerné par cela, pour qui la seule manière de vivre l’époque est d’être dans la croyance du visible et qui est en phase avec ce que le film déconstruit, ne peut qu’être troublé. L’art, depuis toujours, est ce lieu public et intime où les espaces de résistance sont conçus et transgressés. Le cinéma peut proposer au spectateur une expérience concrète, sensible et directe de cela. C’est une expérience, une hypothèse de la communauté à chaque fois, et la communauté de Low Life est autant du côté des personnages que l’on voit sur l’écran que des spectateurs dans la salle. Autour de quoi se constitue une communauté aujourd’hui ? Autour de quelles « valeurs » ? Low Life propose de partager des espaces de résistance, de pensée et de beauté encore hérités de l’histoire. La beauté des personnages fait aussi partie de leur force de résistance. La beauté de la jeunesse est aujourd’hui une beauté de zombies. La beauté de tous ceux qui se relèvent de leurs tombes, des tombeaux où ils avaient été enterrés vivants
EP : Une petite parenthèse… « Déclamation », ça veut dire (elle regarde dans un carnet de notes qu’elle est allée chercher) : « exercice de la parole : c’est ce qui manque aux jeunes gens du capitalisme, proclamer, réclamer, protester, lancer une sommation, sentence ; façon de sentir, de penser, d’éprouver un sentiment ». Le langage est ce par quoi on s’adresse, on adresse, c’est un appel. Adresser une parole à l’autre, une parole qui me touche, qui me porte. Je lui adresse ça. Qu’est-ce qu’il se passe ? Qu’est-ce qui bouge ? C’est dans ce mouvement là, plutôt. On n’a aucune leçon à donner au spectateur. Cela ne nous intéresse pas.
D : Je voudrais vous poser une question sur la séquence où l’on voit, lors d’une fête, Frédéric Neyrat. Il y a une discussion, d’ordre philosophique, puis la musique prend le pas sur celle-ci. L’intention était plutôt de recouvrir le discours, de le contrarier, le contredire, ou de le poursuivre, le prolonger ?
EP : Oui, Frédéric Neyrat discute avec une jeune femme plutôt belle. Il lui dévoile sa pensée sur la société, les choses, le visible, sur ce qui est mis en lumière, l’ombre, etc… Elle répond, elle cherche, elle affirme. Je trouve qu’il y a quelque chose de sensuel dans cet échange, les corps sont très présents, il y a un contact entre eux, des regards, des gestes, ils sont loin d’être de purs esprits. Effectivement, la musique arrive, le son monte progressivement jusqu’à ne plus les entendre. Alors évidemment, on peut dire qu’on leur coupe la parole. Et de façon caricaturale : « hop, on arrête la prise de tête, passons à la danse, aux corps ». Au montage on avait plutôt le sentiment non pas d’une coupure, mais au contraire d’un prolongement. L’échange de paroles se prolongeait dans la fête, dans la danse. Je dirais que c’est un relais. La pensée met le corps en mouvement dans le plaisir. Voilà : la pensée c’est un plaisir.
NK : Et il y a un truc très pragmatique qui est « comment passer d’une scène à l’autre ? ». Et ça marchait bien comme ça (rires).
D : C’est la sempiternelle question du montage : est-ce que ça relie ? Est-ce que ça sépare ?…
NK : Ça prolonge. Ce lieu, dans le scénario, on l’avait appelé « le café temporaire ». C’était l’idée d’un lieu qui n’existerait que pendant quelques semaines, pour danser, faire de la musique, draguer, discuter philo, etc.
EP : Au début du film, il se passe l’inverse ; un corps en mouvement, la voix d’une chanteur flamenco, une guitare, et deux jeunes gens à l’extérieur, qui disent « J’espère que vous avez tous compris ce qu’il vous reste à faire : Penser, écrire, etc ». C’est l’inverse : on part du mouvement. On peut partir du corps, de la danse, de la fête, et aller vers la pensée, et on peut aller de la pensée (de l’écrit, de la philosophie) vers le corps.
D : Je voulais que l’on parle de la place de la musique et de la danse dans votre cinéma. Dans Low Life, on a la séquence du danseur de flamenco, que vous avez évoquée. Je pense aussi au début de Paria, ou à la danse d’une femme avec une hache dans Zombies… Il y a des chansons également : Paria, La Question Humaine… D’ailleurs, dans ce film, la danse a peut être aussi un statut différent, avec la rave. La musique, les effets stroboscopiques donnent davantage l’impression d’un côté défouloir, animal…
EP : Exorcisme. Il y a un côté « exorcisme » dans la danse : un côté défouloir, une sorte d’hystérie corporelle, qui autorise la nuit un déchainement de pulsions, maîtrisées le jour dans la vie d’entreprise. Les cadres dans La Question Humaine se lâchent à mort ; on transpire, on défait la cravate, on ouvre la chemise. Une transgression de l’ordre et de l’organisation hiérarchique de l’entreprise. Il y a une phrase qu’on aime bien : « Il fut un temps où la fête nous rendait éternel ». Nicolas et moi, dans notre vie, nous avons beaucoup fait la fête et organisé des fêtes. On croit profondément que la fête est aussi une manière d’être et de penser ensemble. Un lieu de rassemblement où se côtoient le sacré et le profane. C’est tout le corps qui pense. La fête est un territoire qui se crée dans cette mise en commun des corps, du mouvement, un lieu de transgression où les sentiments, la sensibilité, la sensualité, transpirent ensemble… C’est une forme de résistance, une manière d’être dans l’excès, dans l’excès pour rien, le plaisir du partage. C’est gratuit.
D : Vous ne faites pas de différence entre la fête de La Question Humaine, et la fête dans Low Life ? Dans La Question Humaine, il y a aussi ce moment où Simon discute avec Paolini, et où ce dernier fait une distinction entre deux musiques : la classique et l’electro…
NK : Pas vraiment, non. J’aime beaucoup la trilogie de la cavalerie de John Ford : les séquences de chants irlandais nostalgiques ont inspiré le chant kabyle dans La Blessure. Et les séquences de square dance, la fête dans Low Life. Ce sont des danses et des chants de la communauté. Ford est très fort pour ça. Sortir un plancher en plein désert pour danser. La techno dans La Question Humaine, c’est la même mythologie. Les cadres de ce film auraient été des pionniers dans Wagon Master (Le convoi des braves – 1950) . Ce sont des anciens punks ou de futurs traders… Le Kabyle de La blessure était un indien dans Les Cheyennes (1964).
D : Si on pense à la communauté unie par la danse ou le chant, il y a cette belle séquence de Paria où le chant de Momo est repris par les autres, traverse la vitre…
NK : Comme dans La Question Humaine, quand le chant flamenco lancé par ce jeune ouvrier espagnol reçoit en réponse le chant fado du vieil ouvrier portugais à la retraite. Il y a des moments plus solitaires comme cette danse assez tragique au début de Paria, qui travaille sur la chute. Tout le principe de Paria était de montrer comment un corps se relève, ou pas : ce jeune homme chute dans le métro et, très rapidement après, on voit le temps qu’il faut pour relever Blaise qui est effondré dans un couloir. Le temps qu’il faut pour revenir à la vie, que le sang puisse circuler à nouveau dans ses veines, c’est très long. Ce sont des jeux sur un état des corps. Entre la danse de Paria et celle de Low Life, il y a eu 3 films. Peut-être que pour Paria on n’avait suffisamment de forces dans notre cinéma pour imaginer une danse chamanique comme la danse flamenco de Low Life qui met tout le monde en mouvement. Car cette danse au début du film est vraiment un appel à la relève collective, à ce que les gens se lèvent. Les zombies, Charles, les spectateurs… Il y a encore une vitre entre la danse, le chant et les jeunes gens qui regardent ; comme entre Momo et les ramasseurs. Mais l’énergie vitale passe, la vibration de la révolte aussi, comme une danse vaudou qui électrise l’air. La danse dans Paria, c’est plutôt un effondrement, un hommage aux corps effondrés des gens qui vivent dans la rue et qui sont sans arrêt entre l’effondrement et la relève.
EP : Il y a sûrement des différences entre les danses. S’il y a cette nécessité de se retrouver, de mettre en commun, c’est pour exprimer quelque chose de l’ordre d’un débordement, du corps mis dans tous ces états et je ne porte pas de jugement là-dessus. Dans Low Life, il est question d’une communauté de jeunes gens qui se connaissent et partagent collectivement des valeurs. Fondamentalement, ce qui m’intéresse, c’est l’aspect primitif qu’on retrouve dans les rassemblements de danses et de musiques. Dans les années 90 des gens se donnaient spontanément rendez-vous pour des free-partys : un lieu s’inventait, on se le communiquait dans l’instant, et on pouvait se retrouver à 300-400 personnes pour danser. Je trouve ça très beau, cette manière d’inventer des espaces de liberté, c’est une façon de résister, d’échapper au contrôle. On devient incontrôlables. C’est bien pour ça que ces rassemblements ont été interdits. On voit qu’il est possible, très rapidement, de se réunir, d’avoir envie de se retrouver. Les raisons des uns et des autres importent peu, ce qui compte c’est le désir d’être ensemble qui s’exprime.
D : Le sommeil a une place importante dans Low Life. Il me semble qu’il peut être perçu autant négativement que positivement. Est-ce que le sommeil, comme moyen ou lieu de résistance, d’accès à une certaine puissance, n’est pas un lieu paradoxal ?
EP : Le sommeil dont on parle, c’est celui du spectateur qui ouvre les yeux dans le noir de la salle et entre dans un état où ses perceptions sont mises en éveil. Le cinéma réveille le regard, l’anime, le mobilise, et le met en vigilance. Le sommeil ne veut pas dire dormir. Si je m’endors dans une salle de cinéma, je n’aurai pas vu le film. Le sommeil, au contraire, exacerbe les choses et les mets en connexion avec mes propres expériences. Donc, il y a le dormir dont parle Charles avec son « malheur à qui dort » : attention, prévient-il, autour de nous vont se passer des choses dont on aura été totalement exclus. Et il y a le sommeil dont parle Hussain, celui des amants : « après l’amour nous nous glissions avec plaisir dans la peau du dormeur… ».
NK : Le sommeil après l’amour, ce n’est pas le même que celui de la personne qui rentre de son travail, ou qui dort dans son bureau…
EP : Voilà, ce n’est pas le même. Le sommeil de Julio est un endroit de résistance. Il souffre de narcolepsie. C’est une maladie qu’on rencontre chez beaucoup d’enfants ou d’adolescents de sans-papiers, à cause de la peur. La peur que les flics débarquent, les violences répétées, les arrestations provoquent un tel stress ; les enfants se sentent menacés et finissent par se retirer de la vie. Julio est arrêté dans le métro et emmené à l’hôpital, pour subir un examen osseux qui déterminera son âge. Nu, devant trois infirmières, il est inspecté, mesuré, comme un animal. A la suite de cet examen, il va s’endormir vingt fois, trente fois par jour. Julio se réfugie dans le sommeil et le rêve. Un lieu dans lequel il retrouve sa dignité. Il ne fuit pas dans le sommeil, il trouve une manière de supporter l’insupportable de la vie. Quand Carmen et Hussain, parlant du sommeil, nous regardent dans les yeux : le son s’arrête, dans le profond silence on entend la voix d’Hussain… Une manière de dire, dans notre sommeil, nous avons les yeux ouverts. C’est de ces yeux ouverts du sommeil dont on parle. Donc effectivement, le sommeil serait pour moi lié à la position du spectateur dans une salle de cinéma.
NK : Ce sommeil vient de très loin. Les Africains, les Indiens, les Cheyennes, les Apaches, avaient tout un art du sommeil… C’est l’art du guerrier, de la sentinelle : quelqu’un qui, pour voir ce qui arrive, passe par cet état, ce regard plus lucide, plus haut, plus large. Un regard qui se recharge dans des zones de l’humain et de la communauté qui sont plus « antiques ». C’est un grand mystère de toute manière. Priver quelqu’un du sommeil, c’est une torture, on peut en mourir. Les cellules en ont besoin, tu en as besoin pour penser, pour tenir physiquement, pour résister au poids du jour. L’homme n’est pas constitué pour se passer du sommeil. Nous dormons tous « dans l’égalité du sommeil ». C’est une idée qui vient de Jean-Luc Nancy, l’ « en-commun » du sommeil. Cet endroit, qui serait le véritable communisme. Une civilisation libérée du poids étouffant des inégalités. Une civilisation qui « dort bien », qui puise des forces dans son sommeil, n’a rien à voir avec une civilisation bouffée par toutes sortes de somnifères…
EP : Nos sociétés sont malades du sommeil. C’est un fléau. Je ne sais pas s’il y a 200 ans, les gens avaient autant de mal à dormir. Mais, ce qu’on peut voir, quand même, c’est que statistiquement, les gens souffrent d’un mal où dormir ferait peur.
NK : … tiens, tu utilises l’expression « dormir ». On pourrait aussi dire : avoir « accès au sommeil », avoir accès à cet endroit-là de l’être humain. Ne pas perdre ce chemin. Peut-être est-ce un endroit sacré, colonisé par les médicaments, le contrôle, l’angoisse, etc. Il y a le travail de Charlotte Beradt, une amie psychanalyste de Hannah Arendt. Dans les années 30, elle avait fait l’inventaire des rêves de ses patients dans lesquels on voyait l’arrivée au pouvoir de Hitler. Le nazisme avait réussit à s’infiltrer jusque-là. Un responsable du IIIème Reich avait dit : « En Allemagne, seul celui qui dort a encore une vie privée » (rires)… Le sommeil, les rêves, sont donc aussi des lieux de guerre et la narcolepsie de Julio relève de cela. C’est un lieu de transmission et de contamination. Carmen et Hussain sont touchés aussi… Et en même temps, le sommeil est un lieu on l’on se recharge. De l’extérieur, ça a l’air terrible. Mais à l’intérieur, ils rechargent leurs batteries, autant physiques que spirituelles. C’est l’exact opposé de l’idéologie de la performance et de la compétitivité des grandes entreprises.
EP : Je pense aussi que tout être humain a connu dans sa vie ces moments sublimes, passés dans un lit, deux, trois semaines avec l’homme ou la fille dont il était amoureux. Le temps est suspendu, l’espace perd ses contours, on ne discerne plus la frontière entre toucher la peau et toucher le sommeil, le rêve, l’intérieur et le dehors. Ce sont des moments d’« hyper-liberté » essentiels à la vie. Ce moment, Hussain et Carmen sont en train de le vivre. C’est un endroit où ils peuvent « échapper au contrôle », mais aussi un endroit euphorique de sensations amoureuses.
D : Le regard-caméra est une figure récurrente dans Low Life. Pourquoi ce choix ? Cela s’est-il décidé en amont ou sur le moment, le jour du tournage ?
NK : Celui de Carmen et Hussain était vraiment décidé. J’ai repris une photo que j’avais faite à la fin d’une répétition un an avant le tournage. Je m’étais dit que ça serait un plan important du film. Je savais que je ferai ce plan à un moment donné, avec la voix de Hussain…
EP : … c’est une manière pour ces deux personnages de parler d’une même voix, mais par les yeux. Ce sont les yeux qui parlent, pas une voix off. Ils parlent depuis cet endroit du sommeil dont on a parlé, où l’on ouvre les yeux.
NK : On se posait des questions à ce sujet : « En français ? En perse ? Est-ce qu’ils parlent tous les deux ? ». Concernant les autres regards-caméras : ce sont des choses qui arrivent souvent quand on tourne avec des non-professionnels, mais généralement on les coupe. Là, on avait envie de les garder, ils donnaient quelque chose de très frontal. Pour moi, la présence documentaire de l’acteur est très importante, son regard est réel. Je n’arrive pas à filmer la fiction si je ne commence pas par filmer le concret de la présence de l’acteur. C’est par cette présence que je peux accepter la fiction. Sans ça, je ne sens rien, c’est trop abstrait.
EP : Lorsque les enfants sortent de leur cachette par exemple, on leur avait demandé de ne pas regarder la caméra – on aurait pu choisir une prise où ils ne la regardent pas –, mais naturellement, ils ont levé les yeux vers ceux qui venaient les « libérer ». On a choisi cette prise, elle donne à la scène une vérité à la présence de ces enfants, comme s’ils étaient surpris dans leur cachette. On est au 21ème siècle, dans une ville apparemment sans problème, mais il y a des enfants obligés de se cacher dans un sous-sol. Une situation qui n’est pas sans évoquer d’autres situations. La guerre par exemple. Ce regard-caméra donne quelque chose de réel à la scène, un regard qui s’adresse à nous.
D : Le plan du tournage, de la fiction, renvoie alors à un plan ou à une lecture documentarisante – une situation réelle de personnes dans un squat ou ailleurs. Cela par le regard-caméra, qui peut être perçu comme une figure du documentaire, et qui d’ailleurs ici n’était pas voulu…
EP : Sans que ce soit de la manipulation. Les enfants étaient enfermés depuis assez longtemps, pour les besoins du tournage. Dans la réalité, ils auraient pu se réfugier dans le même endroit, pendant une descente de flics par exemple. Manipuler, ça aurait été de jouer avec les émotions, de demander aux enfants de pleurer, de jouer la peur, etc. Il y a simplement ce regard pris dans l’instant. L’évidence d’un geste, d’un regard, la justesse d’une parole, nous le cherchons à chaque plan. Et pas simplement l’évidence de ce qui est donné à voir, mais l’évidence qui peut être révélée, pour peu qu’on la regarde.
NK : Quand je mettais en place le gros plan de Julio dans la cour du squat, je sentais que le plan serait très long. C’est le genre de plan qui t’habite pendant des mois et dont le film accouche au moment où tu le tournes. Ce n’est pas de la mise en scène. C’est bien plus fort que ça. On fait un ou deux plans comme ça par film. Et ils irriguent le film entier, et même tes autres films. Il y a ce que le plan libère dans l’instant, ce qu’il transforme dans tout ce qui le précède, et ce qu’il génère dans la suite. Ce plan est le centre de gravité du film. Il faisait froid cette nuit là. On tournait plusieurs séquences dont la séquence vaudou, la conjuration des tests osseux de Julio. Il y avait une sacrée atmosphère dans la cour. Ca faisait des mois qu’Elisabeth et moi faisions pression sur la production pour pouvoir filmer des sans-papiers dans cette séquence. C’est interdit aujourd’hui de le faire, tu ne peux pas faire travailler des sans-papiers sans risquer de grosses sanctions en tant qu’employeurs. Même dans un film. Mais là, il n’était pas question de tricher. C’est pour cela qu’on ne voit pas leurs visages. C’est très important l’ordre dans lequel on tourne les plans dans une journée de travail. J’avais gardé ces plans-là pour la fin de la nuit, juste avant le lever du jour. La cérémonie vaudou et le gros plan de Julio. Je sentais une connexion incroyable entre les deux, ils se chargeaient l’un l’autre. L’électricité était dans l’air. On a seulement dit à Julio de lever son regard de la terre vers le ciel, lentement. De rester un temps, les yeux levés vers le ciel noir. Le vent s’est levé pendant le plan, il s’est mis à souffler, à tourner entre les arbres, et j’ai demandé à ce moment-là à Julio de regarder dans la caméra. Pendant que le vent continuait à tourner. Ce regard de Julio, était porté par tout ce qui l’avait précédé et ce vent étrange qui venait de faire effraction dans le film. Ce que je veux dire par tout ce qui l’avait précédé, c’est l’écriture d’Elisabeth qui avait puisé tellement fort dans l’actualité, qu’elle ne pouvait que faire irruption dans ce regard. Julio, était le prénom d’un jeune africain de 16 ans qui venait de se noyer dans la Marne en tentant d’échapper à la police. Plus tard dans le film, un jeune africain se noie dans la Saône poursuivi, lui aussi, par la police. Les sans-papiers réunis sur la berge jettent une couronne de feu dans le fleuve. C’était à la fois une cérémonie pour le vrai Julio et pour le personnage du jeune Africain qui venait de se noyer. Tout cela est déjà dans le regard de Julio, comme dans celui du bison qu’il avait dessiné sur le mur de sa chambre.
EP : Quant au regard-caméra de Charles, quand il sort de l’eau et reprend son souffle, il revient à la vie, il est victorieux. D’ailleurs la musique, à ce moment là, le porte. Les jeunes gens traversés par l’idée du suicide, font preuve d’un courage héroïque pour retrouver le désir, laisser le souffle revenir. C’est presque une armée qui se lève. Ce regard-caméra, c’est aussi la beauté du monde qu’il voit. C’est un sentiment très contradictoire ; d’un côté la terreur du monde l’entraine vers la mort, mais quelque chose de plus fort résiste et cherche à sortir de ce trou noir. Je ne sais pas comment le spectateur le vit… Par contre, il faut savoir qu’on ne l’a pas demandé à l’acteur. Il a de réels problèmes d’asthme, régulièrement il perd le souffle, et sa respiration se raréfie. Il faisait moins quatre degrés quand on a tourné. Là aussi il y a sûrement cette relation particulière entre un moment réel et la fiction. Le regard qu’il renvoie le ramène à la vie.
D : Il gagne quelque chose. Il affronte la mort mais il gagne quelque chose dans cet affrontement et en ressort plus fort. Le regard-caméra en un sens c’est toujours ça ; celui d’Hussain et Carmen traduit aussi une forme de conscience ou perception supérieure…
EP : Un regard-caméra est un don fait au spectateur. Ce n’est pas de l’arrogance. Ce n’est pas pour culpabiliser. Je ne supporte pas le regard-caméra accusateur, celui qui prend le public en otage ou qui cherche à l’apitoyer. Cet enfant ne dit pas «voyez comme je suis un pauvre enfant victime». Blandine, dans La Blessure, regarde la caméra après avoir raconté la brutalité qu’elle a subie pendant son retour à l’avion. Elle se relève en prenant la parole, elle regarde ceux qui l’ont écouté, et demande : « Je vais le dire à qui ? Inutile de porter plainte. Je vais porter plainte contre qui ? ». Elle n’accuse pas, elle ne pardonne pas. Elle ouvre simplement le regard du spectateur sur une réalité.
[Seconde partie de l’entretien]