En un sens, aller au cinéma est un rituel per se, peu importe le film projeté : c’est pour cela que nous disons du Cinéma qu’il est un « rituel social ». Néanmoins, le terme « rituel » se charge d’une nuance particulière lorsqu’il s’agit du film de Nicolas Rey, Autrement, la Molussie. Une fois, par exemple, que l’on vous a dit que les neufs bobines étaient assemblées au hasard par le projectionniste, et ce avant chaque séance, vous ne pouvez vous empêcher de considérer la personne dans la cabine comme une sorte de Maître de Cérémonie.
Mais où le sacré se situe-t-il précisément durant ce Rituel de Hasard ?
Je n’aurais pas tout à fait pu répondre à cette question avant qu’une phrase de Jean Clair, dans son étude sur Marcel Duchamp, ne frappe mon attention. Cela va sans dire, cette citation fut trouvée par hasard :« Le sacer manifeste l’impossibilité de séparer le sacré, le saint, le sacro-saint tel qu’on l’entend couramment, de l’impur, du maudit, de l’abominable. Est sacer ce qui, chez un être ou un objet, relève simultanément du sacré et de la souillure, du tabou et de l’intouchable, de la consécration et de la mise au ban, du secret à garder et de l’ordure à repousser. En lui se mélangent la vénération et l’horreur, le dégoût et la sanctification, le holy et le unclean »[11] [11] J. Clair, Sur Marcel Duchamp et la fin de l’Art, Gallimard, Paris, 2000, p. 55-56. .
Ce n’est donc pas un hasard si Autrement, la Molussie dérive du rapport de Günther Anders sur la condition (in)humaine : en Molussie, le travail de l’Homme est à la fois un droit sacré et un cauchemar répétitif, mécanique; le « sublime technologique » rend la vie plus facile tout en menant l’espèce humaine au bord de l’auto-destruction…
Un principe d’impureté habite le film de Rey, et ce n’est pas uniquement parce qu’il fut en partie filmé sur de la pellicule périmée. Mais, laissons désormais parler l’auteur. Le but, bien sûr, n’est pas de rendre les choses plus claires. Il s’agit, plutôt, de voir où les frontières de la Molussie se mêlent et se brouillent à celles de notre monde.
Débordements : Vous apparaissez, dans les catalogues de festival ou sur Imdb, en tant que « réalisateur » (« director ») d’Autrement, la Molussie. Cela semble un peu ironique, puisqu’à un certain point de vue, vous faites tout pour perdre votre contrôle sur le film – par exemple, en adaptant un roman que vous n’aviez / ne pouviez lire, en filmant sans plan de travail, en rendant la caméra folle furieuse sur son pied, ou en projetant les bobines au hasard…Considérez-vous qu’organiser le pro-filmique pour le faire entrer dans un cadre ou une idée pré-déterminés est une manière “totalitaire” de faire des films ?
Nicolas Rey : En fait, je n’apparais pas comme réalisateur au générique, ou comme « director », il y est marqué « un film de N.R ». Je n’utilise pas le mot « director » justement. Je fais des films de manière relativement solitaire, puisque je réalise les prises de vues, les prises de sons, je monte, je développe les éléments et même je tire les copies, et en en même temps, ce film est fait de rencontres, de relations assez fortes. Il y a évidemment la rencontre avec Günther Anders à travers son roman, La Catacombe de Molussie, la collaboration avec Peter Hoffmann, précisément pour accéder à ce texte et le partager, le tournage avec Nathalie, les machines à filmer fabriquées avec Christophe… Il est certain que la question du contrôle, de la maîtrise, qu’on a sur le film m’intéresse et l’idée de privilégier la part du spectateur m’est précieuse. Pour une grande part, c’est le spectateur qui construit le film et je m’appuie là-dessus, je joue avec cette idée. Je pense néanmoins qu’il y a bien d’autres manières de faire des films, qui peuvent être très prédéterminés sans être totalitaires pour autant. Indubitablement, quand on fait un film, on prend une part de pouvoir, et on présente ce qu’on a fait au public. Je crois que l’important est de faire des films qui puissent donner à d’autres l’envie d’en faire aussi. Je crois que c’est ça qui m’a été précieux. Il me semble que c’est Pasolini qui disait que l’élitisme n’était pas du côté de ses films, mais du cinéma hollywoodien, un cinéma qu’on ne pourra jamais se réapproprier. C’est cela qui est élitiste et totalitaire.
D : Vous décrivez votre activité par l’expression “bricoler des films”, et insistez toujours sur le fait que c’est quelque chose que vous faites avec vos amis. Quel est votre modèle : l’artiste, l’artisan, l’amateur ou le chiffonnier ?
NR : J’aime bien le terme qu’il y a au générique de l’Homme à la caméra, de Dziga Vertov : « Roukavaditiel experimenta : Dziga Vertov ». Roukavaditiel, peut se traduire par « chef », mais rouka c’est la main, et vodit, c’est conduire, donc roukavaditiel experimenta, c’est « celui qui conduit l’expérience avec ses mains ». Ça me va.
D : Selon Walter Benjamin, le fascisme esthétise la politique en transformant les masses en spectacle de masse, le cinéma étant l’une des technologies qui aide les fascistes dans ce projet. Essayez-vous de répondre à cela en politisant l’art ?
NR : C’est une question difficile [longue pause]. Je n’ai pas besoin de « politiser l’art » parce que je crois que l’art, en tant qu’activité sociale, est forcément politique. D’une certaine manière, le marché de l’art est extraordinairement politique. Il est certain que je me place à un endroit très minoritaire. Minoritaire, parce qu’aujourd’hui, en diffusant des films sur le médium « historique » du cinéma, on est extrêmement minoritaire ; et cela limite de fait la circulation du film par rapport à ce que la technologie rend aujourd’hui possible. Après tout, je pourrais mettre mes films sur Internet puisqu’il n’y a aucun enjeu économique, que je ne gagne pas ma vie avec mes films de toute manière, que je n’ai pas de producteur derrière moi. Et je sais bien que si je le faisais, cela ouvrirait la possibilité à des millions de personnes de les découvrir. Pourquoi ne pas le faire alors ? J’essaye autre chose : j’essaye un chemin où la diffusion reste minoritaire, mais plus sensible. Günther Anders a écrit parmi les tous premiers essais critiques de la télévision, dès les années 1950, qui s’intitule Le monde comme fantôme et comme matrice, et la mort lui a tout juste épargné de connaître le Web. Son texte commence par la légende suivante : « Comme cela ne plaisait pas beaucoup au roi que son fils abandonne les sentiers battus et s’en aille par les chemins de traverse se faire par lui-même un jugement sur le monde, il lui offrit une voiture et un cheval. « Maintenant, tu n’as plus besoin d’aller à pied », telles furent ses paroles. « Maintenant, je t’interdis d’aller à pied », tel était leur sens. « Maintenant, tu ne peux plus aller à pied », tel fut leur effet. »
D : Vous tirez vous-même les copies de vos films. Pourriez-vous préciser dans quelles conditions, et évoquer votre rapport à la pellicule ?
NR : Je participe depuis le début à l’aventure de « L’Abominable », un laboratoire cinématographique tenu par des cinéastes qui existe depuis 1997. Nous y développons nos films, super-8, 16 et 35 mm, tirons nos copies, etc. C’est un atelier ouvert, une association à laquelle il est possible d’adhérer pour apprendre à faire soi-même ce type de travaux. L’enjeu aujourd’hui pour cette structure n’est plus le même qu’il y a quinze ans. A l’époque, développer soi-même représentait une alternative à l’industrie : faire à moindre coût, s’éloigner des normes techniques, etc. Autant de choses qui restent valables, mais aujourd’hui, avec l’effondrement de l’industrie, nous deviendrons bientôt la seule possibilité concrète d’utiliser ce support. Nous devons donc défendre la possibilité d’utiliser ce médium, à cause de sa singularité aussi bien au niveau de la perception que de la pratique : faire des films comme nous le faisons n’a pas grand-chose à voir avec être assis derrière un ordinateur.
D : En donnant plus de contrôle à celui qui montre/regarde qu’à celui qui fabrique le film, Autrement, la Molussie renoue avec certaines pratiques du cinéma pré-industriel des premiers temps. De manière générale, pourquoi rejetez-vous le modus operandi et les règles de la réalisation industrielle ? Certaines de ces règles ne pourraient-elles pas être utiles, même pour des pratiques d’avant-garde ou expérimentales ?
NR : Je ne sais pas si c’est plus de contrôle à celui qui regarde par rapport à ce lui qui le fait. Cela me semble exagéré. Mais c’est une manière de partager ce contrôle, d’impliquer le spectateur plus fortement que dans le divertissement. Mais malgré tout, je reste au centre de sa fabrication. Après, il est difficile de s’affranchir de toutes les règles de la réalisation industrielle, des conventions. Il existe très peu de films qui y sont parvenus ou même qui ont essayé. On pourrait dire que ce que j’ai fait, c’est un film de fiction avec des effets spéciaux. Donc finalement, il y a une part de convention que j’utilise et que je ne rejette pas du tout. Mais c’est un film de fiction à ma façon, et non pas selon les normes dominantes.
D : Autrement, la Molussie partage certains traits avec le happening tel qu’il peut se produire dans une galerie d’art, notamment l’unicité de chaque performance. Pourriez-vous le projeter dans un musée comme s’il s’agissait d’une installation ?
NR : Pour montrer un film comme une véritable installation, il faudrait qu’il puisse tourner en boucle, et tourner en boucle et changer d’ordre en même temps serait un peu compliqué ! Après, on pourrait le projeter dans un musée, un espace muséal, cela ne me dérangerait pas, je ne tiens pas forcément à ce que ce soit projeté dans un endroit où il y a une cabine de projection. Je crois que la question est plutôt de savoir où l’on se place économiquement. Quand on fait un film, je crois qu’on choisit en grande partie sa place. Est-ce qu’on se place dans le cinéma commercial, sur le marché de l’art, dans la marge du cinéma expérimental ? C’est une question de choix. Et c’est surtout cela qui compte. Même si quelqu’un peut programmer un tel film dans un musée ou une galerie, ce n’est pas pour autant qu’il fera partie du marché de l’art car la question du marché de l’art est d’abord économique : dans quelle économie le film s’inscrit-t-il ? Peut-on l’acquérir comme on acquiert un tableau ou une sculpture ? D’où la question de l’unicité de l’oeuvre, éventuellement du multiple, mais en tous cas une stratégie de rareté destinée à faire grimper la valeur économique de l’œuvre. C’est ce qui fait sa spécificité du marché de l’art. Historiquement, le cinéma expérimental a fait le choix de ne pas entrer dans cette stratégie de rareté, et je suis plutôt de ce côté là.
D : Les images d’Autrement, la Molussie sont prises littéralement lors de déambulations, d’errances. L’idée de la dérive (urbaine) était capitale pour le lettrisme et, plus tard, le situationnisme. Y a-t-il un lien entre votre poétique / critique et celles des lettristes et des situationnistes ?
NR : Christa Blümlinger a écrit, à propos de mes films, que j’essayais de réconcilier les deux avant-gardes : l’avant-garde artistique et l’avant-garde politique. Je ne sais pas si j’arrive à faire une telle chose, mais il me semble que le projet des situationnistes était véritablement celui-là. Après, comme je travaille sur support film, personnellement, j’ai surtout l’impression d’être d’arrière-garde ! Alors, même si je peux voir des analogies avec le processus de « dérive » situationniste (si on veut bien admettre qu’elle puisse être rurale et motorisée), je pense que, plus simplement, on peut aussi rattacher cette pratique à une certaine tradition photographique.
D : Vous avez dit, durant un question-réponse avec le public, que pour vous, filmer une maison revenait à se demander : « Pourquoi ce bâtiment est-il là ? À quoi sert-il ? ». Cela m’a fait penser à l’approche que des cinéastes tels que James Benning (Landscape suicide) ou Masao Adachi (AKA Serial Killer) avaient vis-à-vis du paysage. Avez-vous une théorie du paysage, à l’instar des auteurs que je viens de citer ? Faire un plan signifie interroger la réalité. Est-ce que la réalité répond ?
NR : Inévitablement, quand je suis devant un palais ou une cathédrale, je me pose toujours la question de savoir comment toute cette richesse s’est accumulée, et d’où elle venait. Et, finalement, quand je suis devant une usine, ou même un arbre plus beau que les autres, c’est un peu le même type de question. Ce sont de vieux réflexes. La faute à Karl Marx. Après, une véritable théorie du paysage ? Je ne sais pas. Je pense qu’il y a un chapitre du roman, cité dans le film, qui répond à cette question. C’est “Le positif est invisible” qui se termine par la phrase : « Le matérialisme est une théorie de l’invisible. » J’ai été frappé par ce texte, parce que que j’y ai trouvé la formulation claire à une question qui, pour moi, était centrale.
D : Pourquoi montrer si peu de personnes dans votre film ? L’atmosphère me semble presque “post-apocalyptique”…
NR : Je ne pense pas être aussi désespéré que Günther Anders, l’auteur de La catacombe de Molussie. D’une part, il avait le sentiment que l’humanité avait créé la possibilité de s’annihiler à travers l’armement atomique, et d’autre part la certitude que la loi de la technologie était « ce qui peut être fait doit être fait », c’est-à-dire qu’à partir du moment où une possibilité technique existe, elle doit être mise en œuvre. La combinaison des deux faisait qu’Anders considérait que nous étions entrés dans la période du sursis, c’est-à-dire la dernière période de l’humanité avant qu’elle ne s’éteigne. Il écrit cela dans L’Obsolescence de l’homme.
S’il y a peu de personnes dans le film, cela vient plutôt du fait que j’avais envie de filmer un pays, la Molussie. Je me suis peu à peu éloigné des villes parce qu’il me semblait qu’à l’échelle d’un pays, un arbre pouvait valoir autant qu’une personne, dans l’image. Et d’ailleurs, à un moment, j’ai eu l’impression que les arbres, à travers tous les états dans lequels ils sont montrés, arrivaient à figurer les habitants de ce pays. Mais j’ai tout de même pris soin qu’il y ait une séquence où l’on voit des êtres humains de près. Des êtres humains face à des ordinateurs…