Noël à Miller’s Point, Tyler Taormina

Refaire la fête

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le 15 janvier 2025

Si Tyler Taormina, l’enfant de Long Island, aime faire la fête, c’est d’abord parce qu’il aime s’en souvenir. Il aime, pour ainsi dire, refaire la fête. La parcourir à nouveau, fragment par fragment, détail par détail. Son troisième film, Noël à Miller’s Point —et c’est la réussite de sa première partie — est une expérience de ce genre, promenade dans le réveillon d’une « extended family » d’origine italienne où surgissent à chaque plan de nouveaux enfants rigolards, de nouveaux invités et de nouveaux souvenirs. Le film de noël, americana amusée, se fait alors dispositif de reconstitution sans tendresse facile, où tout — la bizarrerie, le grotesque, le chagrin — se mêle dans le creuset d’une forme sûre de ses effets.

Dès le générique d’ouverture — les pavillons enguirlandés d’une suburb nous apparaissent à l’envers dans la nuit, au fil d’un travelling continu — les spectateurs sont prévenus : ce noël sera renversant, et renversant parce que saisi par des points de vue nouveaux. Dans une voiture lancée à pleine vitesse vers la maison familiale, et pendant que les parents se préparent à faire bonne figure, un petit garçon renverse sa tête et regarde filer les traits de lumière. Le raccord sur son visage retourné authentifie les images à l’envers, et lance le dispositif expérimental de la première partie du film : une fête de noël perçue à travers une multitude de subjectivités — notamment enfantines — et reconstituée dans son joyeux désordre.

C’est alors que Tyler Taormina fait feu de tous les effets, en cinéaste ingénu et naïf, prêt à tout pour se fondre dans les souvenirs et les sensations d’un enfant lâché dans la fête. « I’m a baby » crie un oncle légèrement éméché pour amuser la galerie, et c’est bien ce que fait le film, efficacement régressif : redevenir enfant par la caméra, l’enfant qui voit tout en nouveauté, en formes et en couleurs. Au détour d’un mouvement panoramique, une petite fille se saisit par exemple d’une paire de lunettes 3D en papier qu’elle ajuste sur son nez. L’image apparaît aussitôt déformée, modifiée par le virage coloré, et ouvre le vertige de la subjectivité : la caméra-enfant, en tant que caméra subjective, refait la fête par bribes, par éclats de lumières et de conversation, aidée par un montage elliptique (passant fugacement d’une pièce à l’autre, d’un dialogue à l’autre) et un cadrage serré (on doit se hisser sur la pointe des pieds pour jouer aux dés à la table des grands, comme le petit dernier de la famille). Le passage, tant attendu par la famille, du char de noël dans la rue, camion de pompier paré en traineau lumineux, est à ce titre frappant. Ne restent à l’écran — et dans la mémoire du spectateur — que des cris, des flashs de lumières et des fragments de silhouettes dansant au ralenti, images hallucinatoires qui rappellent les essais vidéo de Paul Clipson, comme des fragments perçus par les enfants en contre-champ, poussant des hurlements de peur et de plaisir mêlés. C’est là ce qui fonctionne dans Noël à Miller’s Point, dans cette façon qu’a Tyler Taormina de revenir à l’enfance de l’art (les ralentis, les zooms, les vifs inserts…) pour faire revivre la fête de famille avant qu’elle ne tombe dans le jeu de masque (« I have my “extended family face” » déclare le père dans la voiture, en forçant son sourire). C’est toujours naïvement que Tyler Taormina filme le grotesque (des tantes embrassent bruyamment leur neveu, face caméra) et la crainte (un enfant doit rattraper l’iguane de compagnie qui a filé dans une cave sans lumière), tout en donnant l’impression de maîtriser ses effets. Alors cette fête sans ordre, cette temporalité sans bornes — les morceaux de Ricky Nelson nous plongent dans les années 50, la voiture des parents dans les années 70, quand le regard discret du cinéaste apparaît résolument moderne et inclusif — tout cela se fond efficacement dans une impression de totalité.

Car dans cette profusion kaléidoscopique, Taormina parvient à tenir une unité synthétique et narrative sans laquelle son film ne serait qu’un habile dispositif. Cette unité, c’est d’abord celle du lieu, celle de la maison de la grand-mère où tous·tes se réunissent, circulent et passent par les mêmes pièces avant de se retrouver autour de la dinde rôtie (c’est alors que l’americana prend vie, quand chacun semble être À l’abri du besoin, comme chez Norman Rockwell) [11] [11] Un petit carnet des recettes du film — coquetterie de la distribution — est même proposé aux spectateurs avant d’entrer dans la salle. . L’unité par les motifs aussi, qui se répondent savamment tout au long de la première partie pour donner à la fête son harmonie visuelle et narrative. Motifs comiques (les curieux roulés au salami, que tout le monde doit se résoudre à goûter, sont souvent à l’image) et motifs narratifs (la question de la vente de la maison de famille, alors que la grand-mère se fait de plus en plus âgée) fondent par exemple cet accord second, et lient les fragments dans une totalité qui a à voir avec le vrai souvenir d’une fête. Au-delà, le film apparaît lui-même conscient de sa forme, et Taormina prend soin et plaisir à semer des indices sur la poétique de son long métrage. Un des personnages écrit un roman en secret et veut faire relire un chapitre à son neveu. L’adolescent accepte, mais dépose et oublie les épreuves dans le couloir pour faire ses lacets. Voilà le scénario délaissé pour un temps, oublié pour faire place aux images et aux sensations. Aux toilettes, les personnages qui se succèdent observent un petit tableau aux multiples détails. Par touches d’inserts, Taormina, amusé, en fait la description analytique, nous invitant à faire de même à Miller’s Point : l’enfant de Long Island est un aussi un artiste adulte qui sait ordonner sa matière et guider le regard.

Pourtant, dans sa dernière partie, celle de l’escapade des adolescentes de la famille pour rejoindre leurs amies, voler des donuts et flirter la bière à la main, le film donne l’impression de vouloir grandir trop vite, de quitter son enfance exaltée pour s’occuper de choses sérieuses. Tyler Taormina délaisse sa caméra-enfant et, loin du foyer (les adolescents fuguent en voiture, et renversent en marche arrière la boîte aux lettres en forme de maisonnette, comme pour marquer la coupure radicale), le film se fait subitement teen movie en forme de conte (on s’embrasse sur des parkings, mais on regarde aussi danser une patineuse sur un étang gelé, éclairée par un croissant de lune irréel, en nuit américaine). Dans ce deuxième panneau du diptyque — Ham on Rye (2019) était déjà bâti de la sorte — Taormina sape son americana et renverse l’harmonie de la première partie pour laisser se déployer de nouveaux motifs et de nouvelles bribes d’intrigues (les premiers pas de la relation amoureuse entre deux amies, le réveillon dans le cimetière…). Sans doute ce second chapitre se voulait-il trouble-fête, prenant radicalement le parti de décentrer le regard en passant par la marge. Mais Taormina manque son changement de ton, et à vouloir nous perdre finit par s’égarer.            

La frénésie de la première partie, ses couleurs, ses lumières se dissipent pour laisser place à un rythme plus plat, à un onirisme plus convenu et à une bizarrerie plus sage. Les deux policiers par exemple, interprétés par Gregg Turkington et Michael Cera  — le coureur de fond dans Juno —, nous apparaissaient mystérieux au début du film, débusquant les excès de vitesse comme pour jouer, sans jamais intervenir. Mais leur comportement étrange et leur gêne qui d’abord interrogent et intriguent nous sont finalement expliqués, grossièrement élucidés même, par l’évocation clichée de leur amour refoulé dans le dernier quart d’heure du film. Le second chapitre semble gâter le premier, et si Taormina tente d’associer ses deux parties par un nouveau jeu d’indices (un train passe à l’arrière-plan dans la forêt, comme passait le petit train électrique des enfants sur la table basse du salon, dans un effet d’écho et d’échelle qui rappelle les tics de Wes Anderson, amateur de maquettes), l’unité du diptyque est déjà rompue quand la sœur aînée revient dans la nuit, mère Noël d’un nouveau genre avec sur l’épaule sa hotte pleine de donuts. Les fantaisies enfantines des débuts se changent en extravagances faciles (les deux policiers qui grimacent, la vendeuse de bagels qui pousse les hauts cris, un garçon qui fait du beat box…) et déçoivent après le morceau de bravoure de la fête reconstituée : alors que la première partie pourtant topique semblait tout ramener à neuf, tout montrer en nouveauté, la fin du film s’essouffle dans une poésie d’atmosphère. Tout apparaît moins naïf et plus rusé, plus fabriqué et expliqué. On regrette déjà Noël à Miller’s Point et, finalement, on s’ennuie. Comme à la fin d’une trop longue réunion de famille. On voudrait s’échapper nous aussi. Rentrer à la maison pour mieux se souvenir de la fête, et se souvenir du film.

Noël à Miller's Point, un film de Tyler Taormina, avec Matilda Fleming, Francesca Scorsese, Elsie Fisher, Sawyer Spielberg, Maria Dizzia, Michael Cera, Gregg Turkington...

Scénario : Tyler Taormina, Eric Berger / Image : Carson Lund / Montage : Kevin Anton

Durée : 1h46.

Sortie française le 11 décembre 2024.