Nour Ouayda

Cinéma du Réel, 2023 (Entretien 2/3)

par ,
le 12 avril 2023

Le film de Nour Ouayda, The Secret Garden (الحديقة السريّة), était cette année en compétition au festival Cinéma du Réel. Du réel, il en est à la fois tout à fait question, à travers la matérialité des plantes et des plans qui parcourent ce film, et très peu, dans cette histoire en forme de conte fantastique, peuplé de créatures végétales inquiétantes et d’une botaniste disparue, laissant derrière elle un mystérieux journal.

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Débordements : Ton film se passe à Beyrouth, une ville que tu filmes beaucoup mais aussi que tu habites, en tant que cinéaste et programmatrice. Cette fois, tu as décidé d’en faire une exploration sur le mode du conte. Comment cette idée a-t-elle germé – sans mauvais jeu de mot ?

Nour Ouayda : Il y a quelque chose de très libérateur dans le fait que ce film soit ancré dans ce lieu et en même temps très peu. Je crois que c’est vraiment ce que permettent le conte et la fiction : d’être dans la spécificité d’un endroit, de le montrer, et en même temps de créer ou de fabriquer des histoires qui permettent de le fictionnaliser et de l’emmener ailleurs, dans un endroit où d’autres types de narrations peuvent surgir – le surnaturel, la magie…

À l’origine, le film n’avait pas particulièrement ce ton. Il y avait un peu celui de l’histoire mais pas celui du conte, ou de la légende ou du fantastique. Le film découle vraiment d’un sentiment que j’ai ressenti face au côtoiement du familier et de l’étrange, dans une période où j’ai commencé à regarder de manière obsessionnelle les plantes dans la ville. The Secret Garden forme une trilogie avec deux autres films, Vers le Soleil et one sea, 10 seas – une trilogie de matières, pourrait-on dire, d’éléments : la pierre, la mer et puis les plantes. À chaque fois, c’est une même dynamique : regarder une chose, une seule chose, et de la fixer longuement. Et c’est cette fixation qui permet à des choses étranges de surgir. Plus on regarde quelque chose, plus elle commence à devenir bizarre, c’est le cas avec les plantes dès lors qu’on se concentre sur leurs détails. Tout ça se prêtait à ces jeux d’histoires étranges et mystérieuses. Et c’est au montage que, petit à petit, Carine Doumit (qui a co-écrit et monté le film) et moi, avons construit la narration autour des protagonistes, dans cette veine-là. Tout ça se prêtait à ces jeux d’histoires étranges, mystérieuses et petit à petit la narration s’est construite autour des protagonistes, dans cette veine-là. C’est aussi un ton qui m’amuse beaucoup, ludique et qui permet à l’imagination de s’ouvrir.

Et puis, concernant cette histoire de l’étrange et du familier, il faut dire que ces dernières années, à Beyrouth, les choses ont tellement changé que le rapport à la ville finit par en être affecté. Les choses se transforment, changent d’apparence ; les traces de ce qu’elles étaient subsistent, ce qui entretient une forme de familiarité, mais en fait elles ne sont plus du tout les mêmes. La vie dans ce lieu me propulse dans ce genre d’histoire fantastique.

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D. : Dans ton travail, la technique du tourné-monté est très présente, notamment dans tes vidéos – je pense à celles que tu avais montré au Festival des Cinémas Différents et expérimentaux de Paris, en 2022, I was grateful the wind tore out my camera’s microphone (2020) et Not All Things That Shine Are Beautiful (2022). Cette fois, tu radicalises ce procédé en tournant-montant des séquences directement sur pellicule. Pourquoi avoir réservé cette place à l’improvisation, à l’impondérable, au cœur d’une narration comme celle du conte ?

N. O. : J’ai découvert le cinéma expérimental quand j’étudiais à Montréal et j’étais vraiment très attirée par les films tournés-montés. Je pense par exemple au Lunar Almanac (2013) de Malena Szlam dans lequel la cinéaste travaille sur les surimpressions et le clignotement. Je crois que ce genre de pratique permet une ligne de communication qui s’ouvre entre le lieu, le corps, la caméra et la pellicule, comme une vibration. Puisque The Secret Garden s’est fait à partir du lieu et de ses transformations, il était essentiel pour moi d’essayer de capter son énergie et ses subtilités. Et comme j’ai vécu dans cette ville, beaucoup de cette sensibilité passe à travers mon corps, qui d’une manière ou d’une autre, porte en lui ces transformations, ces traces.

Un ami berlinois qui tournait à Beyrouth avait laissé sa Bolex chez moi peu de temps avant le début de la pandémie. Je m’étais procurée de la pellicule dans l’idée d’entamer le travail sur ce film, j’y ai vu l’occasion de commencer à filmer. La Bolex m’intéressait particulièrement car elle permet de faire de l’image par image. J’ai beaucoup expérimenté. Je me suis aussi acheté une caméra Super 8 qui permettait pas mal de choses en termes d’intermittence avec une fonction timelapse réglable. C’était assez amusant d’essayer des choses lorsque j’étais en mouvement et de prendre des images dans ce mouvement-là. Par exemple, le plan avec cette branche d’arbre enchevêtrée dans une plante grimpante qui ressemble à un monstre, je l’ai filmée comme ça, par à-coups, pendant que j’oscillais sous elle d’un côté à l’autre.

Ma façon de filmer passait beaucoup par mon corps : à cause du soleil, je devais mettre un filtre ND assez fort, si bien que je ne voyais pas grand-chose à travers l’œillet (comme la Bolex est une caméra réflex). Je devais alors répéter le mouvement plusieurs fois pour que mon corps s’y habitue et que je puisse faire la prise à l’aveugle. Il fallait que je sois vraiment en phase avec mon corps. Plusieurs de ces séquences sont inclues comme telles dans le film, tournées-montées, en particulier les séquences très frénétiques, avec beaucoup de mouvement.

Nous avions, Carine et moi, comme un panier d’images de natures assez différentes, certaines, spontanées, montées telles quelles, qui portaient cette impression de frénésie à laquelle nous tenions beaucoup, et des plans plus composés, comme ceux de la « domestication des plantes », dans lesquels une plus grande place est accordée au béton, aux immeubles. Toutes ces images contiennent l’énergie d’un moment. Le tournage s’est étalé sur deux ans et j’arrive à repérer dans ces plans des périodes où j’étais plus calme, et d’autres où j’étais plus impatiente ou anxieuse, où on sent une grande fébrilité. Ce sont des correspondances personnelles, qui ne sont pas explicites dans le film mais portées par les images selon moi. Au montage, tout ça a joué dans la façon dont on a commencé à catégoriser les images pour commencer à les bricoler, à réfléchir comment on allait les mettre en place et c’est comme ça que les chapitres ont commencé à se former.

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D. : Au cœur de cette dérive dans la ville, de cette flânerie fantastique, il y a un chapitre très différents des autres : un herbier. Dans celui-ci, tes personnages font une typologie des plantes fantastiques qu’elles découvrent et le résultat de leurs relevés vient s’inscrire directement à l’écran. J’ai beaucoup pensé à one sea, 10 seas que nous avions vu au FID en 2019, film dans lequel tu collectes des images de la mer en mini-DV pour étudier le scintillement des vagues. J’ai l’impression que cette autre figure de style, la collection, est à l’opposée de la dérive tournée-montée mais constitue tout de même l’autre forme principielle de ton travail. Quelle importance a ce geste de glaneuse, de collectionneuse pour toi ?

N. O. : La collection vient de cette idée d’obsession dont je parlais : à force de ne regarder que des plantes, je me rendais compte à quel point cette chose – qui peut n’être qu’une seule chose, « le monde des plantes », « le règne végétal » – devient multiple. C’est de cette prise de conscience de la multiplicité des êtres, des formes et des couleurs que naît mon désir de catégoriser. Je commence à faire la différence entre les plantes qui sont plus pointues et celles qui sont plus rondes, celles qui ressemblent plus à des créatures extraterrestres, celles qui ont l’air malicieuses… Et petit à petit, on s’approche du merveilleux, du surnaturel.

Avec la mer, c’est exactement la même chose. Dans one sea, 10 seas, le but est de voir la mer non comme entité unique mais comme une multiplicité. Le travail à partir du son et des couleurs permet de révéler ou d’accéder à cette multiplicité. Le film s’intéresse beaucoup aux tons de bleu qui vont du noir, la nuit, à l’orange, au crépuscule, en passant par le gris durant la tempête. Dans The Secret Garden, c’est plutôt les tons de vert qui sont au centre. Dans Vers le Soleil, ce geste existe aussi, plutôt autour des tons de la pierre et des différents types de beige.

D. : On retrouve aussi dans The Secret Garden l’écriture sur les images, comme dans one sea, 10 seas.

N. O. : Oui, tout à fait. J’ai tourné entre 2019 et 2021, entre temps, il s’est passé beaucoup de choses et j’ai eu l’occasion à plusieurs reprises d’expérimenter et de produire des formes courtes – des textes, des petits films ou des installations – qui exploraient un pan de cette histoire, une partie du jardin ou du champ de la botanique. Ça m’a aussi permis d’étendre toutes ces histoires plutôt que de les condenser dans un seul lieu. Je fais partie d’un collectif qui s’appelle Le Comité du Camélia avec Carine Doumit qui a co-écrit et monté le film avec moi et Mira Adoumier, qui est cinéaste. Ensemble, nous avons fait une exposition collective au Beirut Art Center en 2021 intitulée At The Edge of the Forest, a Garden qui est aussi le titre qui apparaît sur le journal mystérieux trouvé dans le film. Chacune d’entre a pris en charge une partie de l’exposition et moi, j’avais créé une installation, un jardin. C’était une sorte d’herbier composé de six plantes, les mêmes qui se trouvent dans le film, accompagnées de textes descriptifs qui ont été la base des textes qu’on retrouve sur l’écran. Pour cette installation, j’avais utilisé de vraies plantes qui s’étiolaient au fil des trois mois que durait l’exposition, si bien que ce geste de collectionner et de catégoriser était devenu quelque chose de très physique.

À travers l’herbier, l’idée était de transformer des plantes familières en plantes inconnues. Fussent-elles des bougainvilliers, des palmiers ou des pins – il s’agissait de les décrire comme si on les voyait pour la première fois, comme si elles étaient des découvertes totales. Je me suis prêtée à ce jeu et je me suis mise à noter tous ces détails, ce qui fait la spécificité d’un palmier, où est-ce qu’il pousse dans la ville… Je crois que ça nourrit l’univers botanique du film et le tour menaçant que commence à prendre l’histoire, avec ce bougainvillier qui se met à saigner sur les doigts du personnage, ces plantes nocives qui feignent la fragilité pour mieux envahir leur environnement. C’est lorsque les deux amies commencent à regarder ces plantes de près – le même geste que je fais en filmant – que des choses dangereuses commencent à surgir.

L’idée était aussi de détourner le processus de classification qui est finalement un geste de contrôle qui vise à soumettre les choses qui nous échappent à notre compréhension. La classification botanique relève entre autres du monde de l’exploration coloniale, où la flore dans les colonies est presque prise otage par des outils de taxinomie qui ont pour but de produire des images très contrôlés de l’autre et de son environnement. Lorsque les deux amies essaient de comprendre, à travers leur propre herbier, elles s’aperçoivent que tout leur échappe et que des phénomènes encore plus mystérieux se produisent.

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D. : D’ailleurs, leur catégorisation à elles est une fausse taxinomie scientifique, davantage spéculative que véritablement utilitaire.

N. O. : Oui, c’est ça. D’ailleurs, je dirais effectivement plutôt catégorisation et collection que classification. La classification implique une organisation en « classes » et donc une organisation hiérarchique alors que la catégorisation regroupe des éléments selon des similarités qui peuvent être formelles ou émotionnelles par exemple. Dans Vers le Soleil, je fais la même chose avec des objets du Musée National de Beyrouth. Je les organise selon des catégories qui n’ont aucune utilité dans la compréhension de leur contexte historique ou politique.

D. : Et dans one sea, 10 seas, c’est aussi une catégorisation qui ne sert à rien.

N. O. : Oui, qui est uniquement là pour faire surgir de la fiction.

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D. : En parlant de ces deux personnages d’exploratrices, elles se prénomment Camélia et Nahla. Tu fais toi-même partie d’un collectif nommé Comité du Camélia, qui fait signe vers une figure de l’histoire du cinéma expérimental libanais. Est-ce que tu pourrais nous parler de ces deux prénoms de femmes qui semblent être des opérateurs de fiction dans The Secret Garden en même temps que des indices ?

N. O. : J’ai aussi collaboré avec Carine Doumit à l’écriture et au montage dans one sea, 10 seas. Les deux protagonistes sont nommées C. et N., pour Carine et Nour. Ces initiales étaient pour nous déjà le premier degré d’abstraction dans un film qui se présente comme un journal, comme des notes personnelles. Dans The Secret Garden, C. et N. sont devenues Camélia et Nahla ; nous les avons fictionnalisées.

Le prénom de Camélia était un peu une évidence parce que nous avons appelé notre collectif le Comité du Camélia (مجموعة في الكاميليا en arabe, qui se traduirait plutôt par le comité en Camélia ou dans le Camélia) en référence à la série expérimentale du cinéaste Mohamed Soueid qui s’appelle Je suis en Camélia (انا في الكاميليا, 1994). C’est un objet très bizarre, le geste est très libre, très inspirant et je m’inscris complètement dans la lignée de son travail – même si nos films ne se ressemblent pas du tout. Et ce qui est incroyable, c’est qu’à l’époque, son travail était diffusé à la télévision publique.

Donc ce nom est à la fois un hommage au geste cinématographique de Mohamed Soueid et à cette espace-là, à cette brèche étrange dans l’histoire du cinéma du pays. Camélia est un personnage récurrent dans les films de Soueid, son obsession et son grand amour dont on ne sait jamais si elle existe vraiment ou si elle est un personnage de fiction incarné tour à tour par différentes femmes qu’il filme. C’est une sorte de femme-fleur auréolée de mystère.

Nahla est une référence à Nahla (نهلة ,1979) de Farouk Beloufa, un film algérien qui porte sur le début de la guerre civile au Liban, qui est à mon avis un des plus beaux qui ait été fait sur cette période-là.

Ces deux personnages nous ont un peu suivies, Carine, Mira et moi, à travers différents projets. La contribution de Carine à l’exposition était une série de textes, six portraits de Camélia (Camélia enfant, Camélia dans les archives…) qui exploraient différentes facettes de ce personnage. Celle de Mira était une installation à trois écrans intitulée Dreams of a Wandering Octopus (2021) dans laquelle se trouve une femme inconnue: elle n’est pas nommée mais nous on sait scrètement que c’est Camélia. Camélia est aussi présente dans d’autres vidéos que j’ai faites et des textes que j’ai écrits.

D. : Pour one sea, 10 seas tu as opté pour la mini-DV pour filmer le scintillement des vagues tandis que pour ce film-ci, The Secret Garden, tu as choisi de filmer en pellicule. Est-ce parce qu’il existait un rapport entre la surface de ce que tu voulais filmer et la texture de l’image qu’offrait le format choisi ?

N. O. : Pour one sea, 10 seas, même si je ne m’en suis pas rendue compte tout de suite, la façon dont les pixels commençaient à ronger l’image, en particulier lorsque je zoomais sur l’eau, la façon dont apparaissaient des aberrations chromatiques et dont cela créait des surgissements formels, était très importante. C’est clair qu’il y avait une synergie particulière entre le mouvement des vagues et celui des pixels.

Peut-être que The Secret Garden aurait pu être filmé en mini-DV, je ne sais pas, je ne peux plus l’imaginer autrement mais ce qui est sûr, c’est que le rendu de la couleur verte, sur la pellicule produit un effet très particulier. Lorsque j’ai fait la colorimétrie avec Chrystel Elias, elle a pu faire un travail incroyable sur toutes ces petites nuances de verts.

J’ai l’impression que la texture de la pellicule fonctionne bien avec cette atmosphère de conte, en sortant, d’une certaine manière, les images du temps humain, du maintenant – même si aujourd’hui, la mini-DV aussi semble venir d’un autre temps. En tout cas, l’argentique diffère vraiment de la définition des images à laquelle nous a habitué·es le numérique. Il crée une distance par rapport à ces images, qui semblent nous parvenir d’un temps autre où le surnaturel et l’étrange peut apparaître.

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D. : Lorsque j’ai vu les dernières images de ton film, tournées de nuit, alors que les plantes ne sont éclairées que par le rais lumineux d’une lampe, j’ai pensé à Vampire d’Apichatpong Weerasethakul dans lequel il met en scène une fausse chasse nocturne dans la jungle à la recherche d’une créature fantastique pour le compte de Louis Vuitton (commanditaire du film). Sous le halo de lumière du spot, les plantes et l’environnement prennent un aspect menaçant, que renforce le travail sonore.

N. O. : Je n’ai pas vu Vampire mais il y a quelques jours, j’ai vu le film de Sharon Lockhart qui était en compétition, Eventide. C’est un film en plan fixe dans lequel un groupe de femme explore, à la tombée du jour, une plage de galets et les buissons qui s’y trouvent jusqu’à la nuit noire, à la lumière de leur téléphone portable. Peu à peu, les étoiles s’éclairent dans le ciel, les formes disparaissent et on ne voit plus que les plantes qu’éclairent çà et là les faisceaux lumineux qu’elles tiennent dans leur main. Pendant tout le film, j’étais captivée par la façon dont surgissaient ces touches de verts et comment la lumière révélait des profondeurs de champ, je ne voyais que ça. C’est une image qui m’obsède, c’était la première image du film : une plante dans la nuit, illuminée par un flash. D’ailleurs, le premier fil narratif du film était celui de l’histoire de deux femmes, dans la ville, qui cherchaient leur chat dans les buissons avec une lampe-torche. Et puis le chat est devenu une créature magique, et les plantes des extraterrestres…

En tout cas, il y a quelque chose de magique dans cette image-là pour moi, de mystérieux, dans la manière qu’a la lumière de faire apparaître et disparaître la plante dans le noir. Je n’ai pas de mot pour décrire le sentiment que j’ai devant cette image si ce n’est que c’est magnétique pour moi.

D. : Tu as vu d’autres films qui t’ont particulièrement marquée cette année ?

N. O. : J’ai aussi vu un film merveilleux à CPH:DOX [Copenhagen International Documentary Film Festival] la semaine passée : An Asian Ghost Story de Bo Wang, qui a remporté le prix de la compétition NEW:VISION. Il raconte l’histoire de Hong Kong et de la Chine de l’Est à travers l’industrie et le commerce des perruques, sur un mode, lui aussi, assez fantastique, à travers une histoire de fantômes. C’est un genre qui en ce moment m’attire beaucoup et je crois qu’il y a une tendance vers ce côtoiement du réel et du fantastique au cinéma, comme par exemple dans les films de Myriam Charles. Il y a quelque chose dans ce registre qui fait vraiment sens pour moi aujourd’hui.

Sinon, avant-hier j’ai vu une séance de deux courts-métrages de Franssou Prenant, dont un qu’elle a tourné à Beyrouth qui s’appelle Sous le ciel lumineux de son pays natal (2001). C’était dans le cadre de la rétrospective que lui consacre le Cinéma du Réel cette année. Je ne connaissais pas l’existence de ce film. Elle l’a tourné en 1995, juste dans l’après-guerre. C’est un film marquant, curieux, attendu à certains moment et puis surprenant à d’autres. Elle filme la ville et on entend trois femmes qui parlent de leur expérience d’exil après avoir quitté Beyrouth durant la guerre. L’une des trois femmes est d’origine juive et raconte avoir appris l’hébreu dans une école au Liban. Ce sont des choses dont on ne parle pas du tout aujourd’hui, c’est tabou. Le discours de ces trois femmes a aussi du recul par rapport à leur militantisme durant les années 1970. C’est une parole complexe et vulnérable. Mon image de Beyrouth en guerre était surtout forgée par le cinéma de ceux qui ont filmé la ville pendant l’événement – Jocelyne Saab, Borhane Alaouie, Maroun Bagdadi. Je n’ai pas beaucoup été exposée aux images de la ville du début des années 1990, ce temps in limbo avant la reconstruction. Je crois que ce film m’a fait remarquer que je me distancie petit à petit du rapport fusionnel à Beyrouth qui est toujours décrite comme une ville qu’on aime et qu’on déteste à la fois. J’ai une envie de m’éloigner de l’exceptionnalisme qu’on peut associer à ce lieu. C’est une ville comme beaucoup d’autres, qui est elle aussi violente comme beaucoup d’autres villes le sont. J’ai cru pendant plusieurs années que mon rapport à la fabrication d’images est exclusivement relié à mon rapport à Beyrouth, cette ville dans laquelle j’ai grandi et que j’habite. C’est vrai que ce lien à été essentiel au développement de ma pratique, mais à ce stade je me sens prisonnière de cette délimitation géographique que je me suis moi-même imposée. Il y a quelque chose de libérateur pour moi dans le fait que la ville que filme Franssou Prenant n’est pas la sienne.

En fait, en regardant le film, j’ai reconnu des plans que j’ai filmés moi-même, vingt ans plus tard. Les plans où elle film ses pieds en gros plan en train de marcher par exemple, on retrouve le même cadrage et le même mouvement sur mes pieds dans ma vidéo Not All Things that Shine Are Beautiful (2022). Elle filme elle aussi la mer scintillante et surexposée avec la silhouette des pêcheurs qui s’y superposent depuis un café à Beyrouth. Il y a dans one sea, 10 seas (2019) ce même plan filmé depuis ce même lieu. Il me semble qu’on était assises à deux tables l’une de l’autre ! Pour moi c’était hallucinant de voir ça. J’ai senti qu’il y avait là un dialogue possible à travers des regards cinématographiques qui se croisent et se superposent à une vigntaine d’années d’écart. Je me suis sentie concernée par ce film en tant que cinéaste, et non en tant qu’habitante de cette ville. J’ai pu donc accéder au film autrement. Généralement quand je vois Beyrouth à l’écran, c’est le fait que je regarde ma ville natale qui régit ma relation au film. Et ce sentiment écrase tout autre rapport que je pourrais avoir avec ces images. C’était très inattendu et touchant pour moi que ça se passe différemment cette fois-ci.

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L'entretien a eu lieu à la Fusée, Paris, le 2 avril 2023. Ce texte est tiré d'une retranscription retravaillée des échanges.

Images : The Secret Garden, Nour Ouayda, 2023. Image : Nour Ouayda / Son : Kinda Hassan / Montage : Carine Doumit / Étalonnage : Chrystel Elias / Montage son : Kinda Hassan / Production : The Camelia Committee

Autres images : At the Edge of the Forest, a Garden (The Camelia Committee, 2021) ; Not all things that shine are beautiful & I was grateful the wind tore out my phone's microphone (Nour Ouayda, 2022 & 2020) ; one sea 10 seas (Nour Ouayda, 2019) ; Sous le ciel lumineux de son pays natal (Franssou Prenant, 2001)