Nous, les Leroy, Florent Bernard

Du snobisme

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le 1 mai 2024
Nous, les Leroy, Florend Bernard, 2024

Il me semble que la cinéphilie a joué, au moins symboliquement, dans les années 2010, un rôle d’anti-webophilie populaire. C’est-à-dire que sur des sites comme SensCritique, un certain snobisme cinéphile a utilisé ses armes aristocratiques pour s’opposer à la nullité et l’éclatement des YouTubers. Certains mécanismes cinéphiles auront même servi, par déplacement mimétique, à défendre des créateurs de contenu contre d’autres : il s’agissait d’aimer le « contenu » sans prétention d’EnjoyPhoenix face aux ambitions pseudo-artistiques des court-métrages de Cyprien, de préférer aux grands maîtres de la plateforme les créateurs un peu fringe, étranges, très « niche », chez lesquels certains ont pu voir au fond l’équivalent de séries B dégénérées et sublimes. Plus largement, le retour à la cinéphilie classique a aussi été une manière d’échapper à la fois à la culture geek et au bon chic bon genre ; relire des Cahiers du Cinéma datés de plusieurs décennies, c’était découvrir une culture qui conservait des objets aimés, encourageait les comportements obsessionnels, maintenant le contact avec une certaine idée du « grand public » tout en se forgeant une culture à la fois plus légitime et moins grossière et masculine (la cinéphilie moyenne, médiocre, ses posters de Pulp Fiction et de Retour vers le futur). Il s’agissait comme toujours de s’intéresser aux séries B voire Z, certes, mais pour les comparer à Dostoïevski et Delacroix – ce que les Cahiers maintiendront parfois en se tournant vers les objets les plus impurs de la télévision (de la publicité à la téléréalité).

Florent Bernard, plus connu sous le pseudonyme de FloBer, plutôt scénariste et réalisateur, n’est pas la figure la plus incarnée de cette culture geek française ; ses ambitions, aussi, sont plus évidemment « artistiques » et sérieuses, les vidéos du Studio Bagel et de Golden Moustache étant au fond ce qui se faisait de plus poussé (de plus écrit, de mieux produit – de plus cher en fait) sur le YouTube francophone à cette époque. Il est d’ailleurs de ceux qui ont fait le passage de vidéaste sur internet à « auteur Canal », sceau d’une comédie française de haut standing, où la vulgarité et l’idiotie sont toujours vernies par une multiplication de références et une certaine sophistication formelle (exemplairement, les films d’Alain Chabat ou Bref – avec qui FloBer partage d’ailleurs un certain nombre de références geeks). Or, la comédie Canal+ est un autre antagoniste de la cinéphilie classique : son succès « populaire » très fabriqué et son humour plutôt adressé aux CSP+ (ceux qui peuvent investir dans la box) s’opposent à l’idéal paradoxal de l’impureté et de la modestie spectaculaire, ce que la cinéphilie a plus souvent célébré.

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Nous, les Leroy, premier long-métrage de fiction de Florent Bernard, plus qu’un « film de YouTuber » et un peu moins qu’un « vrai film français », semble malheureusement donner raison au snobisme cinéphile. Comédie de démariage sans remariage (c’est moderne, mais c’est malheureusement peu affirmé, tant la réconciliation de la famille est appuyée), guère plus belle à regarder que les comédies françaises les plus blockbusteresques, le film semble, du point de vue de la mise en scène, en dessous des sketchs de Golden Moustache ou même de Suricate (collectif parallèle à l’intérieur de la structure Golden Moustache, plus punk, plus drôle surtout), comme si le passage de l’écran du téléphone ou de l’ordinateur à celui du cinéma impliquait nécessairement un aplatissement de la frénésie et de l’éclatement visuel de YouTube. Certes, un film d’1h40 se doit d’être plus sobre qu’un sketch de quelques minutes (voire quelques secondes, dans le cas de Suricate), mais le passage qui a eu lieu ici est celui du papier glacé un peu trop brillant à une lumière grise et souvent très homogène, donnant l’impression que tout est en plastique, surtout les comédiens – on a l’impression d’un faux film, un film en toc.

Impression difficile à expliquer, qui vient au fond de l’impression de non-investissement de toutes les possibilités ouvertes (en particulier celle de l’ancrage provincial [11] [11] Sur la comédie française et le territoire du pays du même nom, on peut lire ce beau texte de Jean-Sébastien Massart. , original mais au fond résumé à quelques mentions du Futuroscope et de belles lumières rasant l’horizon au bord d’une départementale), de la direction d’acteur très approximative (Gainsbourg et Garcia déplient deux partitions idiosyncratiques qui ne se répondent jamais), de maladresses formelles frappantes (des effets de montage étranges, des grands mouvements de caméra totalement superflus). C’est surtout l’humour que le film semble désinvestir, tant les gags, peu inspirés, ne semblent jamais recevoir l’exposition juste pour aboutir à leur conclusion comique juste (un lave-vaisselle qui fuit sur lequel on passe trop peu de temps suivi d’un marteau qui tombe trop vite, un anti-karaoké trop étiré car tellement prévisible). Il est d’autant plus étonnant qu’un auteur-réalisateur qui a réalisé tant de sketchs courts, très rythmés, échoue du point de vue rythmique – mais au fond les sketchs qu’il réalisait étaient déjà trop courts ou (plus souvent) trop longs.

Nous, les Leroy, Florend Bernard, 2024

La recette semblait avoir été mieux trouvée sur Canal+, dans La Flamme ou Bloqués, mais venait peut-être d’un travail collectif avec des auteurs de télévision plus confirmés, d’un rapport plus travaillé à l’improvisation. Mais ce que ces séries plus professionnelles avaient pour elles, c’était aussi leur amoralité, là où Nous, les Leroy est, comme les pires vidéos de FloBer en leur temps, encombrées d’un esprit moralisateur. Que la comédie donne une bonne leçon, c’est chose courante, et je ne fais pas partie de ceux que cela gêne nécessairement, mais il y a, comme en tout, une question de manière ; et la manière est ici à la fois lourde et vague, floue et appuyée, confuse, obligée. On a souvent qualifié les films d’Apatow (référence explicite de FloBer) de conservateurs à cause de leurs conclusions familiales un peu raides, mais ils passaient aussi par une avalanche de personnages immoraux, cruels, bêtes, par un parcours semé de nombreuses embûches (souvent bien plus inventives et perverses que celles racontées par FloBer). Ici tout le monde veut bien faire, surtout le réalisateur, trop bon, trop doux, qui nous rappelle que « La famille c’est important » sans avoir jamais mis en doute cette affirmation (qu’il faudrait, pourtant, remettre en question – la comédie étant le lieu idéal pour cela).

Ce moralisme trop écrit semble d’ailleurs être le retour du refoulé YouTubesque, ce que vient confirmer la présence, dans les seconds rôles, d’à peu près tous les acteurs de cette galaxie (en vrac, Jérôme Niel, Adrien Ménielle, Simon Astier, Baptiste Lecaplain, Vincent Tirel…). C’est le résultat d’une vision tristement classique du cinéma, où l’écriture est maîtresse et où la mise en scène est résumée en la dynamisation d’une situation écrite, et non son incarnation, sa création (d’où, sans doute, la récurrence de mouvements de caméra arbitraires et tape-à-l’œil). C’est, aussi, la différence avec Apatow, pur metteur en scène d’acteurs et d’actrices, de situations filmiques : au fond FloBer tente le mélange impossible d’une fabrication cinématographique très française avec un humour se voulant américain. Un mélange impossible, tant la comédie à la Apatow prend ses sources dans une méthode d’écriture puis de travail très spécifique : ses films sont longs, en partie improvisés, pris dans une forme hybride entre le stand-up et le cinéma traditionnel. Nous, les Leroy a d’ailleurs le défaut de tant de films français « du milieu » et « d’aujourd’hui », comédies ou non : pour être bon, ils devraient durer une ou deux (ou trois) heures de plus. Or ils ne le peuvent pas.

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Il est seulement possible que FloBer n’ait pas, au fond, de talent pour la comédie (au cinéma en tout cas, car il a par exemple trouvé dans le podcast un ton et une hauteur qui lui conviennent bien mieux), et même si son œuvre YouTubesque était parmi ce qui se faisait de mieux sur le site, c’était toujours très peu, ce que le cinéma vient – une fois de plus c’est peut-être une question d’élargissement de l’écran – rendre parfaitement visible. Qu’une comédie soit un peu mal foutue, ce n’est pas si grave, pourrait-on dire, tant qu’on rit. Mais, d’abord, on ne rit pas beaucoup ; et ensuite, une comédie mal faite, c’est encore plus triste. Car la comédie, on peut presque dire que c’est le genre suprême, le genre qui mérite le plus l’excellence artistique, l’originalité de ton, le lyrisme : c’est le genre où les cinéastes se révèlent, et bien souvent la « valeur ajoutée » d’auteurs réputés sérieux qui, quand ils mettent une touche d’humour dans leurs films, y ouvrent une autre dimension. L’adage castigat ridendo mores (« corrige les mœurs par le rire »), devise de la comédie classique, décrit aussi bien Molière que Chaplin. Or, prendre l’humour très au sérieux, cela aussi, la cinéphilie l’a toujours fait.

Il y a quelques semaines, dans le ciné-club de Pierre Eugène et Marie-Anne Guerin, au cinéma L’Archipel, repassait Un homme, un vrai des frères Larrieu, une belle comédie de démariage où l’on ne sait pas bien si remariage il y a. Après la séance la salle, qui avait beaucoup ri, était très émue – comme les comédienn·e·s principaux, qui ont difficilement parlé du film, les yeux brillants (sans doute le souvenir de Sophie Fillières flottait-il aussi dans la salle). Ce n’était pas seulement parce que cette comédie étrange contient, aussi, sa part de mélodrame, mais parce que le pouvoir de la comédie est d’amener à cet état de sensibilité, d’éveiller les sens et la pensée à des réalisations, disons, existentielles (on peut penser à Wittgenstein, qui aurait affirmé que l’on pouvait écrire une œuvre philosophique constituée exclusivement de blagues). Tout comme l’humour est ce qu’il y a de plus important dans la vie, la comédie est ce qu’il y a de plus précieux au cinéma. Nous avons raison d’être exigeants ; nous avons raison d’être snobs.

Un homme, un vrai, Arnaud et Jean-Marie Larrieu, 2003
Nous, les Leroy, un film de Florent Bernard, avec Charlotte Gainsbourg, José Garcia, Lily Aubry, Hadrien Heaulmé...

Scénario : Florent Bernard / Image : Julien Hirsch / Montage : Quentin Eiden / Musique : Alexis Rault et Théo Bernard

Sortie française le 10 avril 2024.

Durée : 1h43.