Nouvelle Vague, Richard Linklater

Le deuxième souffle

par ,
le 15 octobre 2025

Nouvelle vague de Richard Linklater a tout de la mauvaise idée, tout du moins du projet impossible. Entreprendre de relater dans un dispositif de fiction traditionnel le tournage du premier long-métrage d’un cinéaste qui entendait alors désapprendre le cinéma, c’est affronter inévitablement un abîme, celui qui sépare l’avant-garde radicale, le film fondateur, de l’objet académique. Comment justifier un raccord face à celui qui s’évertuait à les rendre faux ? Comment retranscrire en récit linéaire le tournage d’un film écrit le matin pour l’après-midi en pillant la littérature de ses meilleures citations ? En quelque sorte, Nouvelle vague est un film interdit.

Si l’échec est couru d’avance, c’est qu’il combine nécessairement trois écueils. Le premier, assez commun, peut consister à se mesurer, en tant que cinéaste, à la figure de Jean-Luc Godard, c’est-à-dire à avoir le dernier mot face à celui qui ne cessait de jouer avec – d’autant que Nouvelle Vague intervient trois ans après la mort de l’habitué du Lac Léman. Cet écueil a auparavant déjà été franchi par Le Redoutable de Michel Hazanavicius qui, en plus de plastronner en affirmant son désintérêt pour le cinéaste, restait marqué par une volonté de salir, non seulement Jean-Luc Godard mais toute sorte d’engagement ou d’autocritique – sans doute parce que le cinéaste lui-même y est tout à fait étranger. Débordements avait d’ailleurs, à cette occasion, publié un texte de David Faroult qui détaillait brillamment comment le film présentait, au travers une parodie de Jean-Luc Godard en Mai 68, une lecture révisionniste du mouvement social.

Ainsi mettre en scène de tels jalons de l’histoire du cinéma entraîne-t-il nécessairement une comparaison – encore plus lorsqu’il s’agit d’À bout de souffle et d’un cinéaste aussi exigeant que Godard. Dans ce cas précis, la difficulté relève aussi du portrait à faire du cinéaste suisse, lui qui a longtemps pratiqué l’autoportrait dans ses courts-métrages jusqu’au lit de mort en passant par des happenings télévisés. Outre les fanfaronnades de Michel Hazanavicius, bien des cinéastes auraient pu chercher à faire comme le maître, c’est-à-dire pasticher une mise en scène et des idées formelles dont la beauté réside précisément dans le fait qu’elles ont été réalisées pour la première fois : une fétichisation qui entraîne un risque encore plus grave, celui de la classicisation. C’est peut-être là la préoccupation majeure de Richard Linklater dans Nouvelle vague : raconter fidèlement le tournage d’À bout de souffle sans l’envelopper dans la naphtaline. Jeu d’équilibriste qu’il évite en marquant dès son titre sa distance avec son objet : le film ne s’intitule ni À bout souffle, ni Godard,mais Nouvelle vague. Par ce titre, Linklater entend se décorréler de la figure monumentale – donc anesthésiante – de l’ancien critique pour l’inscrire dans une dynamique collective, celle du mouvement dont il est issu ainsi que des collaborateurs qui l’ont entouré lors du tournage.

Si chaque film fait le documentaire de son tournage, en particulier pour À bout de souffle, Nouvelle vague le fait doublement. D’une part, le film entend retracer avec fidélité la genèse de l’un des seuls succès financiers de la carrière de Jean-Luc Godard, moment de métamorphose où le Suisse va réaliser son premier « premier film ». Alors Richard Linklater laisse-t-il figurer tous les documents sur lesquels il a appuyé sa recherche : un photographe de plateau, une scripte qui consigne tant bien que mal les plans et une foule de témoins qui assistent aux débats. En somme, la description d’un tournage qui fait événement et qui est conçu comme tel par Georges de Beauregard, le producteur, et Richard Balducci, l’attaché de presse. D’autre part, le tournage de Nouvelle vague, en décors naturels et sur les lieux-mêmes de celui d’À bout de souffle, a trouvé un écho dans les pages des Cahiers du cinéma qui ont publié un reportage d’Antoine de Baecque, intitulé « L’endroit du décor ». L’onction des Cahiers, par le biais d’un historien, appose le sceau de la véracité à un film qui rend à la revue toute sa part historique comme une reconnaissance mutuelle. 

L’hyper-documentation qui a précédé l’écriture de Nouvelle vague vise à restituer l’écosystème qui entoure Jean-Luc Godard et à qui le jeune cinéaste va attribuer des rôles : Jacques Rivette, qui jouait dans le film un homme percuté par une voiture, constitue pour cela un parfait exemple. Critique et cinéaste très influent sur Godard au début des années 1960, il apparaît là comme figurant. C’est que les autres sont la condition pour que Godard existe : si François Truffaut et Claude Chabrol figurent avec une telle importance au générique d’À bout de souffle, c’est parce que Georges de Beauregard veut propulser ce nouveau cinéaste en l’identifiant à la « Nouvelle vague », ce nouveau courant qui forme aussi un outil promotionnel.  Et pour cause, le producteur ne se convainc de produire Jean-Luc Godard qu’après le succès cannois des Quatre cents coups

D’ailleurs, chez Linklater, toute apparition mérite d’être notée. Chaque personnage est introduit par un gros plan, fixe, et son nom est inscrit en grand. Maîtres et pairs, producteur et maquilleuse, collègues et amis, sont alors placés sur un pied d’égalité en termes de présence. Si beaucoup saluent la présence de Pierre Rissient – le jeune critique est en effet propulsé assistant-réalisateur pour À bout de souffle –, le film relate la complexité des relations du réalisateur avec les autres corps de métiers. Évidemment, la rencontre avec l’opérateur d’actualités militaires Raoul Coutard, capable de manier les caméras légères et de s’adapter aux improvisations de son réalisateur, est essentielle : le film jubile à reconstituer les trouvailles bricolées du duo réalisateur-opérateur. 

Outre le célèbre chef-opérateur, le geste moderniste de l’ancien critique affronte d’autres métiers, pour la plupart féminins. Si les femmes qui environnent les Cahiers de l’époque, à l’instar de Suzanne Schiffman et de Marilù Parolini, prennent leur part dans la distribution de Nouvelle vague, la démarche godardienne se heurte à sa scripte, Suzon Faye, à sa monteuse, Cécile Decugis, et à une maquilleuse qui accompagne Jean Seberg, Phuong Maittret. Dans Nouvelle vague, ces femmes sont le relais d’un cinéma traditionnel – parce que leurs professions et leurs formations s’opposent en tout point aux requêtes du metteur en scène – et se soumettent incrédules aux inventions du Suisse, ce qui les relègue pour certaines à l’inactivité. En effet, couper au sein des plans, collectionner les faux raccords ou refuser le maquillage pour s’approcher d’un certain réel, c’est au moins faire violence à une certaine éthique professionnelle, au pire rendre inutiles certains acteurs. 

Cela dit, la rupture de Jean-Luc Godard avec l’industrie se formule aussi à l’égard des attendus qu’elle exerce sur le corps des femmes. Là réside l’enjeu de la scène de la chambre avec Liliane David, une jeune actrice dont François Truffaut a tenu à ce qu’elle ait un morceau de choix dans le film (sans doute parce qu’elle était alors sa maîtresse). Réunis dans le couloir, plusieurs proches s’attroupent comme des badauds pour assister à une scène de dénudage. Or, Godard déçoit les attentes en suggérant à la comédienne de se dévêtir et de se vêtir d’un seul mouvement. Cette belle façon de rendre hommage à l’aversion du fils de protestant pour la pornographie et l’érotisme, qu’il associe à la société de consommation, contraste avec la façon dont la Nouvelle vague (par l’intermédiaire de Brigitte Bardot et Roger Vadim) a émergé comme une mise en scène fétichisante des corps féminins. 

Sans aller jusqu’à une critique féministe de la notion d’auteur, telle que conçue par les Cahiers du cinéma dans les années 1950, la position des femmes dans Nouvelle vague pose indéniablement la question du rapprochement entre leur profession et les adversaires esthétiques de Jean-Luc Godard. Le cas le plus exemplaire peut être trouvé dans le personnage de Jean Seberg, choisie parce que son rôle dans Bonjour, tristesse d’Otto Preminger fait la une des Cahiers et qu’il faut au film une star. Réfractaire aux innovations d’À bout de souffle, l’actrice incarne avec elle l’industrie hollywoodienne, l’adversaire principal de Jean-Luc Godard, c’est-à-dire un culte du scénario et de l’introspection. Seberg, protégée par un mari hyper-présent en la personne de François Moreuil, fait part à plusieurs reprises de sa volonté de quitter l’aventure avant de finalement se prêter au jeu. Elle suit une dynamique tout à fait différente de Jean-Paul Belmondo, déjà naturel et connaisseur du cinéma de Jean-Luc Godard puisqu’il avait déjà participé au court-métrage Charlotte et son jules

Là réside peut-être le défaut de la drôle de chronique que fait Richard Linklater du tournage d’À bout de souffle. En quelque sorte, le film est déterminé par une inévitable téléologie : derrière la naïveté de la première fois, les personnages se construisent par rapport au succès à venir du film. C’est comme s’ils se positionnaient entre ceux et celles qui savent ou ne savent pas qu’ils sont en train de marquer l’histoire : une sorte de morgue qui prédispose de fait le rapport que l’on entretient aux techniciens, collaborateurs, et autres personnages périphériques. En ce sens, le film – s’il a raison de ne pas se vouloir iconoclaste – romantise la personnalité du metteur en scène, le seul à savoir ce qu’il fait. Et pour cause, les visites qu’il rend à ses maîtres (Robert Bresson qui tourne Pickpocket dans le métro parisien, Roberto Rossellini conduit dans les rues de Paris  ou Jean-Pierre Melville aux studios Jenner) servent comme comparaison, afin de percevoir la façon dont il innove, notamment vis-à-vis des pionniers, ses pères symboliques. De même, le film se situe à un moment où la Nouvelle vague semblait trouver une cohérence, où Godard et Truffaut ne s’étaient pas adressés ces lettres si dures

La meilleure idée de Richard Linklater reste son casting, constitué de jeunes comédiens pour qui Nouvelle vague est l’une des premières apparitions au cinéma. Si ce type de reconstitution entraîne un inévitable jeu de sosies, le film présente surtout une galerie de portraits qui recompose le rapport conflictuel aux comédiens que Jean-Luc Godard a formulé tout au long de sa vie. Nombreux sont ceux qui ont décrit le mépris du metteur en scène pour ses acteurs – surtout les plus célèbres –, aussi parce qu’ils forment, selon lui, des adversaires politiques. Pour Jean-Luc Godard, la star est un moyen pour monter un film, un nom qu’il s’agit de malmener parce qu’il porte avec lui un système économique. La déstarification de Nouvelle vague prend à rebours le rapport que le Suisse entretient aux vedettes tout en restituant son amitié pour les acteurs. Linklater, quant à lui, réunit une troupe et, par cette passerelle entre théâtre et cinéma – plusieurs d’entre eux n’ont jusqu’alors eu de carrière que sur les planches –, entend mettre en place un collectif. 

De fait, en dehors du plaisir à voir Guillaume Marbeck imiter Jean-Luc Godard, la combinaison entre les différents comédiens – et leurs personnages – porte avec elle un certain burlesque. La drôlerie de Benjamin Cléry, incarnant Pierre Rissient, ou les cascades de Guillaume Marbeck, détachent le film de ces figures hiératiques forgées par l’histoire du cinéma. En un sens, Nouvelle vague s’approche de la comoedia dell’arte, car son humour devient le moyen de décorréler les personnages secondaires de la figure omniprésente du protagoniste. Comme les lazzi qui font la gloire d’Arlequin, les gags de Nouvelle vague permettent d’en individualiser les protagonistes, de les introduire et de leur restituer un rôle. 

On peut lire ici où là que Nouvelle vague chante un hymne à la création. Sans doute, en retranscrivant l’écriture par fulgurances d’À bout de souffle, le film donne-t-il envie de s’essayer soi-même à en faire. Pour autant, la réussite du film tient à la manière dont il fait oublier cette grosse machine, celle d’un film d’époque très documenté tourné par un Américain à Paris, une forme d’illusion de simplicité, tout comme le tournage reconstitué, en apparence léger et spontané, n’a rien d’anodin, parce qu’il arrive aux termes d’une longue réflexion menée par un metteur en scène déjà théoricien. Nouvelle vague est un film dont la simplicité et l’humilité s’apparentent à des trouvailles et reste, en quelque sorte, l’œuvre d’un cinéphile. C’est peut-être là la stratégie que Richard Linklater a trouvée pour enjamber les embûches qu’un tel sujet dressait devant lui : une légère duperie qui omet la machine pour se concentrer sur l’humain.

Nouvelle Vague, un film de Richard Linklater, avec Guillaume Marbeck, Zoey Deutch, Aubry Dullin, Bruno Dreyfürst, Benjamin Cléry...

Scénario : Holly Gent, Vince Palmo, Michèle Halberstadt, Lætitia Masson / Image : David Chambille / Montage : Catherine Schwartz

Durée : 1h46.

Sortie française le 8 octobre 2025.