1. Avant d’être un film, Nymph()maniac fut d’abord le genre de plaisanterie bravache dont Lars Von Trier aime à émailler ses conférences de presse cannoises. Ainsi lança-t-il, devant Charlotte Gainsbourg et Kirsten Dunst, sans doute fort étonnées de l’apprendre, que son prochain projet, après Melancholia, serait un porno avec les deux actrices. De Dunst, il n’est plus question, et de porno pas encore. Ce qui s’offre aux spectateurs, avant une version longue « non-censurée », est un diptyque expurgé – pour des raisons où se mêlent dans une rhétorique pleine de rouerie souci commercial et revendication de la liberté artistique[11] [11] Ainsi peut-on lire dans le dossier de presse, sous la plume de la productrice Louise Vesth : “Dès le moment où Nymph()maniac a été annoncé comme étant le prochain projet de Lars Von Trier, il a été clair que le film serait distribué dans différentes versions assurant le financement, et une distribution de Nymph()maniac la plus large possible, afin de garantir finalement la plus grande liberté artistique possible à Lars Von Trier.” . Grignoté sur les bords et coupé en deux, le fruit n’en présente pourtant que mieux son noyau – ou le ver qui l’habite, pour emprunter une image qui conviendra sans doute mieux à l’imaginaire de Von Trier. Inutile par conséquent de regretter de n’avoir là qu’une version diminuée, un sous-produit. De fait, ce n’est guère qu’un autre effet de rhétorique de prétendre que la vérité du film nous est cachée, et qu’elle éclatera avec l’ajout d’inserts explicites de pénétrations que l’on imagine sans peine diverses, longues, et variées.
2. La logique du film semble d’ailleurs tout autre. Il ne s’agit pas d’organiser un crescendo dans l’exposition du corps des acteurs et l’intensité des actes mis en scène dont le terme serait une pleine visibilité d’un bien improbable « ça » – ou de ce vide qu’ouvrent entre elles les parenthèses qui, placées au milieu du titre, fonctionne comme métonymie sur l’affiche. Il n’y a au final rien à voir, pas de révélation. Si l’on reprend la distinction de Michel Foucault entre la scientia sexualis et l’ars erotica[22] [22] Michel Foucault, Histoire de la sexualité I, La volonté de savoir, p. 77-78, Gallimard, Paris, 1976. , Nymph()maniac serait ainsi davantage du côté de cette dernière. Geste anachronique, et dans une certaine mesure louable, tant la scientia sexualis, par le jeu de la confession puis de la psychanalyse, a triomphé dans l’histoire occidentale. Si on a tout le loisir de le craindre durant les quatre heures de la projection, il faut bien noter que le récit que Joe fait, le temps d’une nuit, à l’homme qui l’a recueillie dans la rue alors qu’elle avait été violentée, ne vise pas à déterrer un vilain petit secret. De ce point de vue, le film est l’anti-Festen, et se situe aux antipodes du scénario de la révélation traumatique.
3. La structure narrative, lourde au premier abord par les allers-retours incessants qu’elle organise entre le présent du récit et le passé de l’histoire vécue, est l’invention la plus forte d’un film par ailleurs bien incapable de découper une séquence, de cadrer, et de faire de l’image autre chose que le support d’une platitude « réaliste » ou d’une pose esthétisante, les deux écueils plastiques dans lesquels Von Trier a pataugé sa carrière durant. Structure à la fois simple, d’une limpidité parfaite (deux personnes dans une chambre, une nuit), en même temps que portée par des arcs-boutants ésotériques que l’on pourra juger parfois grotesques, mais qui intriguent. Elle rappelle, à bien des égards, le genre du dialogue (moral) tel qu’il pouvait s’écrire en France au milieu du XVIII ème siècle, notamment sous la plume de Crébillon fils. Plutôt qu’à la confession de Joe, il n’est pas interdit de penser que l’on assiste à l’initiation de Seligman, le film étant une représentation didactique à travers laquelle se communique et se déploie un savoir. Joe la nymphomane transmet sa connaissance à Seligman le vierge – cette virginité étant d’ailleurs, non sans ironie, le seul « secret » du film. Initiation néanmoins pervertie par le nihilisme forcené de Von Trier – on aura l’occasion d’y revenir.
4. Une nuit, huit récits. L’éventail qualitatif est large, allant du consternant (la mort du père de Joe) au très réussi (le segment avec Uma Thurman, LVT mettant là en scène le sentiment que ces films travaillent le mieux : l’embarras). Et, de même qu’il ne recule devant aucune facilité (les zooms sur les objets de la chambre monacale de Seligman qui permettent d’embrayer sur une histoire), Von Trier s’avère capable de s’amuser des contraintes qu’il s’est lui-même fixées, court-circuitant parfois de plaisante manière le ronron digressions érudites / expériences sexuelles. Huit récits, donc : cinq dans la première partie, trois dans l’autre. Ces chiffres, rentrés dans la tête du spectateur par le moyen balourd d’une incrustation, renvoient à deux choses : aux coups de reins que Jérôme, le premier et seul grand amour de Joe, lui a infligés lorsqu’elle lui a demandé de prendre sa virginité (trois devant, cinq derrière) ; à la suite de Fibonacci, comme nous l’explique doctement Seligman, c’est-à-dire à la recherche d’une expression mathématique de la perfection. Perfection presque acquise à travers les efforts conjugués de trois amants lors du chapitre 5, qui précède donc la coupure du film, et qui s’achève par ce cri de désespoir de Joe : « Je ne sens plus rien ». L’abîme semble donc s’ouvrir quelque part entre le passage du trois au cinq, entre le vagin et l’anus (chose que l’on n’est pas obligé de prendre très au sérieux). S’il y a probablement matière à exégèse dans chaque partie, ce chapitre mérite une attention particulière, au moins par sa position de centre décentré, annonçant la conclusion générale et énonçant le fond du « vontrierisme ».
5. Intitulé « La petite école d’orgue », il se construit, on l’aura compris, sur le chiffre trois. Trois amants, parmi le nombre conséquent des fréquentations de Joe, finissent, chacun ayant sa fonction, par s’agencer pour créer en elle ce qui s’approche d’une harmonique sexuelle parfaite. Chose que le bon professeur Seligman compare à un prélude de choral de Bach (oui oui, celui dont Cioran écrivait : « S’il y en a un qui [lui] doit tout, c’est bien Dieu »). Se divisant en trois, l’écran accueille chacun des amants : le ritualiste dévoué à gauche, le prédateur soucieux de son seul plaisir à droite, et au milieu Jérôme, l’homme aimé. Comme à travers tout le film, cette construction aux principes ésotériques se double d’une littéralité visuelle : dans la case dévolue au prédateur alternent ainsi des images d’un coït a tergo, d’une gazelle tenue entre ses crocs par un grand félin, d’une main pianotant du Bach et d’une vue anthropométrique. L’édifice, véritable tour de Babel du sexe, ne manque évidemment pas de s’effondrer bien vite. On ne serait pas dans un film de Lars Von Trier si la pauvre Joe se contentait d’avoir la récompense d’une félicité parfaite et d’un orgasme infini. Qui veut faire l’ange est réduit par LVT à faire la bête.
6. C’est précisément là-dessus que s’ouvre le second volet, avec une de ces images mystico-pompières qu’affectionne Von Trier : Joe, alors âgée d’une dizaine d’années, connaît dans la nature un orgasme spontané. Tandis qu’elle s’élève lui apparaît la grande putain de Babylone et Messaline, en une relecture profane de la révélation christique (tout cela est bien expliqué par Doc Seligman, pas d’inquiétude). La première partie, long chemin vers l’impossible extase, laisse place à un douloureux voyage vers l’impossible paix de la non-sexualité. Trois stations, masochisme, refoulement et sadisme, qui rencontreront in fine la concupiscence deusexmachiniquement éveillée de Seligman. Redoublant la chute, la partition du film ne rend que plus pénible cette volonté de ne voir dans l’humanité que disgrâce, solitude et exil. Von Trier réussit même à rendre abjecte sa soudaine « pudeur », lorsqu’il met, en guise de conclusion, le spectateur face à un écran noir et ne lui donne plus que le son de la scène où Seligman, mauvais élève qui n’a pas compris le sens de l’anti-initiation, est abattu d’un coup de pistolet. La tardive piste du féminisme pataud (« si vous aviez été un homme, personne n’aurait rien trouvé à redire ») est un leurre assez épais, le genre de « mouche » destinée aux poissons peu regardants. La vérité ne se situe pas sur un plan social, pour Von Trier, mais métaphysique, et elle tient en peu de choses : rien ne se transmet, ne se donne, que la destruction et le chaos – cela paraissant toujours moins le reflet du monde que le produit de son esprit étriqué et binaire.
7. Sous les atours traditionnels du récit d’initiation se faisait peu à peu jour une anti-initiation, ou une inititiation au non-sexe (distinct de l’a-sexualité ignorante de Seligman en ce qu’elle est le fruit d’une pratique et d’une connaissance). Là encore, les chiffres ont une fonction symbolique essentielle : 3 coups par devant, 5 par derrière, c’était ce que subissait Joe lors de son premier rapport. Lorsque nous arrivons enfin au récit qui se conclut par son tabassage, la boucle se bouclant, le même rituel se répète. Joe, étalée dans la rue après avoir été battue par Jérôme, le voit baiser sur une poubelle la fille qu’elle avait adoptée en vue de sa corruption. Il ne faut sans doute pas prendre pour un hasard (dans l’empire des signes du film, rien ne saurait être un hasard) le fait que sexe et récit fonctionnent dans un rapport de symétrie inversée (3 + 5 / 5 chapitres + 3). En racontant son histoire, Joe cherche sa propre rédemption, c’est-à-dire à retourner comme un gant, par la parole, le geste par lequel elle a découvert non la sexualité, mais le désir « d’être remplie par tous les trous », ainsi qu’elle le répète. En refusant in extremis cette rédemption à son personnage, le film lui dénie tout pouvoir en même temps qu’il affirme sa propre impuissance. Son récit n’a servi à rien, pas plus pour elle que pour Seligman : retour à l’écran noir, stérilité absolue de ce cinéma.
8. L’ampleur narrative, le souci de suivre un personnage sur plusieurs décennies, cachent à peine ce qui surgit parfois avec violence lorsque les personnages ne font que passer. Du pédophile refoulé aux “nègres” (Joe engage un traducteur en “africain” pour entrer en contact avec eux…), Von Trier ne pense jamais qu’en termes essentialistes. Le pédophile est né ainsi ; le terme “nègre” est à défendre car ne plus l’utiliser ferait disparaître une “réalité”, ce qui nuirait à la démocratie (ne parlons pas de la manière dont ils sont représentés) : dans les deux cas, il n’y a que des essences figées, sans histoire autre que celle qui les perpétue telles quelles. C’est qu’au fond, malgré sa constante volonté d’érudition et de constructions symboliques complexes, Von Trier baigne irrémédiablement dans la tautologie. Une chose est une chose, pour toujours. Seligman aura beau déployer toutes les métaphores qu’il veut, elles seront toujours ramenées à leur illustration la plus élémentaire. Lars Von Trier est bien, hélas, ce conteur habile dont les additions ramènent toujours les compteurs du cinéma à un degré proche de zéro.